JM à JR (Fresnes 46/03/14)

 

Jeudi 14 mars 1946

Et si je commençais ma lettre dès le jeudi ! J’avais envie de la commencer mardi soir après t’avoir vue, pour te dire que j’avais encore le goût de ton baiser et du rouge à lèvres sur mon plus long poil de moustache. Et puis, tu t’étais faite si petite et si effacée près de la cheminée qu’on t’avait presque oubliée. Dans le jeu de la discussion politique on ne pensait plus qu’il y avait là une jeune personne en qui toutes les paroles pouvaient peut-être vibrer étrangement et qui prenait part activement à toutes les minutes du combat. As-tu déjà été dans un grand match de boxe où les athlètes jouent leur réputation, presque leur vie, ou tout au moins leur carrière ? Il y a peut-être émotion pour celle qui encourage de loin son champion préféré. J’imagine que tu préférerais que le jeu actuel soit moins violent —et surtout qu’il y ait un arbitre—et des règles du jeu— Voilà ce qui nous manque. Mais n’est-ce pas déjà un grand point que d’avoir depuis un an gagné autant de manches ? Tu as senti que, dans le coin gauche, on m’approuvait. Moi aussi, il y a bougrement longtemps que je le sens. Heureusement. Je crois même que cette approbation est venue dès le premier jour, à la suite de mon absolue sincérité.

J’ai bien reçu tes deux lettres, écrites selon mon goût, en pattes de mouches, de fine mouche. Car derrière tes yeux innocents, et ta bouche muette, il se passe des subtilités impressionnantes. Tu me sembles être une personne qui sait admirablement supporter les coups de la vie, avec une impassibilité, une « mine de rien », un petit air futé. Il se peut, malgré la gravité des évènements qu’on sorte indemne de l’épreuve. Pourquoi pas ? J’ai de plus en plus confiance. Il faut être très solide dans ses convictions pour résister dans un monde qui se désagrège.

Maintenant, n’ayons pas trop d’illusions. Il se peut aussi que, tel Socrate, certains esprits droits soient obligés de boire la ciguë, parce qu’ils auront voulu expliquer à la foule qu’il convenait de rompre avec les anciens dieux. Mais ce n’est pas pour cela, qu’étant frappés dans leur chair, ils auront eu moins de succès sur le plan de la réalité éternelle ; au contraire, le rôle de l’homme est non pas d’acquérir beaucoup de confort dans la chair ou dans les possessions matérielles, mais au contraire de vaincre l’illusion qu’elles représentent et de retrouver sa véritable identité qui contient et exprime tout le bonheur possible et impérissable. Il n’y a là aucune séparation, aucune souffrance, aucune inimitié, aucun emprisonnement, aucun jugement erroné. Il n’y a pas de prison pour les âmes libres. La liberté est toujours puissante et à son apogée. Ce sont les hommes qui croient pouvoir dominer par la contrainte. Ce sont les vieux seuls qui peuvent s’offrir le luxe de la générosité et de l’immortalité. Et les seuls grands parmi nous sont ceux qui délivrent du poids de leurs soucis tant sur ce plan que sur celui qui nous est encore caché.

J’ai caressé trois fois ta joue, deux fois tes cheveux et t’ai embrassé comme autrefois. J’ai pris trois minutes ton bras dans ma poigne, et j’ai regardé tes yeux à la distance qu’il fallait pour qu’on en sente la chaleur. Cela me suffit pour ce soir d’évoquer ces souvenirs tout chauds. Chaque chose en son temps. Laisse-moi pour aujourd’hui refroidir le métal brûlant de ma pensée avec quelques vers dédiés à des abstractions glaciales qui reposent l’esprit du démon d’attendre. Dors tranquille, avec des rêves ni trop doux ni trop rudes, pleine de la sollicitude de la vie et de la nuit propice aux bénédictions ! Et je te donne toute la paix que tu me demandes, avec les mots que tu veux, les phrases qui te plaisent et les arrière-pensées que tu n’oses même pas me demander par timidité ? À demain peut-être, quoique nous ne nous quittions pas souvent. Sois très amicale avec moi, et n’oublie pas, tout le long de la semaine, que je suis là. Compris ?

Samedi soir.

Deux mots avant de me coucher. Suis très content de t’avoir vue cet après-midi. Tout s’est très bien passé. J’ai encore le souvenir de joue sous ma lèvre, et de tes yeux sur les miens. Maintenant, dors.

Lundi matin.

J’ai beaucoup pensé à toi hier… pendant… ne comptons ni les minutes, ni les heures. Ce doit te suffire, j’espère, de savoir qu’on y pense avec la délicatesse, la tendresse voulue. C’est un amour de qualité, madame, et en l’espèce, ce sont les meilleurs articles qui durent le plus longtemps. Ils ont même l’amabilité et la spécialité, tels le phénix, de renaître tous les jours de leurs cendres quotidiennes, car un amour qui brûle fait toujours un peu de cendres (il n’est rien de meilleur que le feu pour purifier l’esprit, le feu de l’amitié, le feu de la passion pure, le feu de la sensibilité douce, le petit et le grand feu ; et ce feu là est le seul avec lequel on puisse jouer sans brûler en soi l’éternel inamovible).

Comment va le petit ange ? Car c’est un ange. Nous nous refusons à voir ici le démon remuant qui casse les assiettes, déchire les robes et impose sa volonté opiniâtre à des femmes extasiées devant la vigueur véhémente de ses injonctions jupitériennes. Pour celui-là, comme pour tous les autres, mais plus que pour tous les autres, puisque nous en sommes chargés, il y a des portes ouvertes de tous côtés sur l’infini des développements possibles. Il passera par toutes les étapes de la vie stupide. D’abord, il voudra être pompier, sergent de ville ou gendarme —porter le bel uniforme— ensuite faire du cinéma en cow-boy, en habit, ou en marquis poudré à perruque, posséder le luxe et la gloire, conquérir le monde avec son talent, ou son or, ou ses armes. Puis il deviendra sage, se réfugiera dans une haute tour d’ivoire, ou une sévère prison (ornée parfois de chèvrefeuille ou de narcisses) et comprendra que toute la beauté de la vie peut tenir dans quelques vers. Jusqu’au jour où il brûlera ces vers comme étant trop orgueilleux, imbibés malgré tout du souffle délétère de l’homme de chair. À ce moment purifié par toutes les douleurs, comme par la plus extrême simplicité, il retrouvera l’infini, la douceur de vivre, le bonheur d’être intact. Que voilà un cycle rapidement parcouru ; quelle montée vertigineuse vers des sommets réels, où l’atmosphère de plus en plus raréfiée devient plus ardente et perméable aux rayons d’en-Haut. Les plus grands mystiques sont les plus réalistes.

J’espère te voir demain, où j’ai une confrontation innocente. Celles de samedi et du suivant seront plus dures, sans toutefois être dramatiques. J’arriverai facilement à me dégager d’erreurs grossières. Dans l’ensemble l’affaire prend la tournure prévue. Il faut pourtant entendre encore quelques personnes car le principal n’est pas éclairci. Il parait que les jurés sont définitivement changés à partir du 26. Ceux que nous avons eus depuis le 4 mars n’étaient encore que des jurés de transition. Que vaudront les prochains ? Mystère. La question n’est pas là. J’ai perdu toute illusion sur ce monde dévoré de puissance atomique, de bouleversements marxistes, infatué de ses propres désordres, glorieux de son impuissance. Et je me félicite de ne pas avoir pris part depuis un an ½ à la vie sociale et politique de ce pays, car les responsables de la catastrophe actuelle paieront cher leurs imprudences. C’est ce que je me permets de déclarer ouvertement à l’instruction. Il n’y a pas lieu de dissimuler sa pensée. Je crois qu’à force d’être bafoué, le peuple français se réveillera un jour et se retournera contre ses pires ennemis : les vendeurs d’idéal, les menteurs effrénés qui l’abêtissent et le grugent. À moins qu’une sévère leçon venant de l’étranger vienne encore écraser les amateurs de faiblesse.

Trêve de politique. As-tu vu ton aviateur ? Peut-il quelque chose ? Espérons toujours jusqu’au dernier moment. Du reste, nous ne sommes pas encore pressés par l’urgence. Mais il faut agir, se démener. Je crois que les évènements travaillent pour nous. Nous aussi, travaillons !

Pour les colis, dis à ma mère qu’elle n’oublie pas de me mettre des serviettes de toilette. Voilà 15 jours qu’elle n’y a pas pensé. Je voudrais des bâtonnets pour les ongles, et quelques cure-dents… en bois (tu diras que je suis versatile, mais l’expérience m’oblige à modifier ma technique…). Pas trop de Crèmosine, moins de Kub (six par semaine sont suffisants). N’oublie pas la poudre de lait… et le café !!! Pour le reste tout est parfait. À bientôt te lire longuement, t’embrasser itou et te retrouver en pleine liberté, dès que faire se pourra.

J.

PS. Des enveloppes SVP. Tu peux mettre un petit bouquet de fleurs dans le colis de linge. Ce n’est pas défendu.