Lundi 8 avril 1946
Petite Jeannette,
Si menue, si jolie, avec de si grands yeux violets… tout étonnés, et tout confiants, et puis des moues… inquiètes ? Non. Pas de danger. Que voulais-tu savoir ? Si je… ? Si vraiment… oui… ? Tu me le demandes chaque fois. Naturellement, je suis content de te voir. Mieux : satisfait. Mieux : très content. Mieux, même mieux : indicible. Trop compliqué. Trop simple à dire. J’aime tes yeux. Voilà. Tes moues. Voilà. Mettre ma main sur ton cou. Voilà. Te dire… des riens. Parler de n’importe quoi. Voilà. Écouter des riens. Recevoir des crayons rouges. Et bleus. Te demander la résistance de rechange. Et te complimenter du gâteau de riz. Toutes choses inutiles. À côté de l’autre chose. Des autres… Enfin, je n’en dirai rien. Tu ne sauras jamais (air connu, vieille romance). Indiscret. Cela ne te regarde pas, ces choses là. Secrets d’homme. Défense d’entrer, même avec des pantoufles, à patte menue. C’est le sanctuaire, d’où il sort seulement quelques flammes discrètes, un peu lécheuses, les jours de soleil.
Tu étais bien jolie. Tu es toujours bien jolie. Et pas vieille du tout. Seize, dix-huit ans. Toute menue. L’air bien sage. Tu te cachais derrière la porte en fer pour être plus à l’aise, plus intime, plus chez nous. Nous avons eu dix minutes de feu doux. Il est vrai que mille ans comme un jour… enfin, devant nous l’éternité… l’éternité d’un jour ou d’un instant.
Mon samedi fut excellent. Je crois que nous passerons l’été tranquille. Pressentiment ? Vue objective des choses ? Tache de te renseigner auprès des cartomanciennes que tu connais.
Le colis vient d’arriver avec trois tulipes, les deux rouges et la rose. Je ne m’extasierai pas sur les fleurs mais sur la barbe de Jupiter, créateur des jardins, sur les doigts de fée d’Aurore qui jette sa rosée sur les pétales, sur les nymphes et les sylphides qui les poudrerisent de leurs baisers, et sur cette petite flamme, feu follet discret, mais néanmoins universelle créature qui prit soin de m’envoyer ces trésors de grâce et de finesse, de légèreté et d’élégance, de douceur et d’éternité. Elles brillent sur ma table d’une force lumineuse et nous communiquons par le téléphone secret des aspirations ferventes qui s’en vont d’un pistil à l’autre, car je soupçonne que sur ta propre table sont aussi leurs sœurs. « Allo », « Comment vas-tu ? », « Fort bien », « Mon cœur est tout plein du soleil d’aujourd’hui. Et toi ? », « Comme il se doit ! Avec tant de bonheur dans les yeux que l’air en est parfumé ! ». Ô éternité de la fraîcheur des herbes et des poèmes en rose et rouge. Il en est une qui se penche, trop lourde d’affection. Je la redresse de temps en temps avec une sévérité bourgeoise : « Tiens toi donc convenablement… devant le monde… Manque de pudeur. L’amour fait faire aux fleurs toutes les folies ».
Alors, vraiment le Frédéric de tout le boulevard Diderot est le plus intelligent de tout le Paris d’aujourd’hui ? Il répète, il comprend, il rumine, il mâchonne, il accepte, il reprend, il trépigne… Voilà que sa volonté s’exerce déjà sur les gens et les choses. Et sa mère est là pour lui apprendre les usages du monde, si petit, et la vie, toute la vie, tout le bonheur de vivre, si alerte, quand il brise les prétoires, et qu’il brûle les données des juges. Nous aurons un jour la joie de voir s’écrouler les animosités, les barrières, les édits de justice et d’injustice, tout ce qui empêche l’homme d’être libre, libre, non de s’étaler la face au ciel comme un ivrogne cuve son plaisir de s’abîmer dans le néant de l’azur, mais libre de se libérer, de monter en quittant ses entraves, ses bottines fangeuses, la poussière de ses principes vers des idéals vierges, avec la complicité des séraphins. Point à la ligne.
Je t’embrasse dans le cou. Point et virgule. Un quart d’heure d’arrêt. Non. Trois secondes, et nous repartons. Point à la ligne.
Petit tour dans la maison. Lu quelques vers. Serré quelques mains. Fait quelques sourires. Retour à la table. Les fleurs sont toujours là. L’amour aussi.
Mon cœur est gonflé de pluie, comme l’eau qui mouille le coton blanc à la base des trois tiges. Je t’embrasse encore une fois. Point d’exclamation. Et encore il est inutile de ponctuer, c’est si naturel. Tu es si menue entre mes mains contre moi.
Je suis très fâché que tu ne trouves pas mon crâne joli. La verdeur, la sincérité, la neuve audace de cette tonsure devrait te séduire. Je ne comprendrai rien aux femmes.
Je suis très, très, très content. C’est le printemps. C’est un je ne sais quoi qui fait que la douceur est revenue sur les ruines, et que je n’ai plus envie de prendre feu pour des riens, pour rien. Ah ! La grande sagesse ! Vivre sans prendre feu. Tu es très jolie. Ferme tes yeux. Tais-toi, pas de moue. Je ne veux plus t’entendre respirer, il faut beaucoup de silence pour qu’on entende passer cette minute-là.
Il y a un pétale rouge qui est à moitié peint en vert. J’ai vérifié pour voir s’il n’était pas factice. C’est une bizarrerie naturelle, une sorte de grain de beauté. Les tulipes sont capricieuses. Voudrais-tu aller en Hollande ? Moulins à vent, canaux, petits sabots et coiffes blanches.
Je me souviens que tu as été horriblement méchante quand tu m’as reproché de ne pas tenir un journal quotidien pour t’écrire. J’ai été désarçonné pendant cinq minutes par cette accusation épouvantable, me sentant coupable, diminué, honteux, couvert de pêchés d’une laide grossièreté, puis souffrant des affres du repentir, essayant de me justifier. Ce que c’est d’accuser les gens à tord. Il m’a fallu un violent effort pour me rétablir, m’affirmer in petto que je n’avais pas manqué à mes devoirs, me sonder et me convaincre moi-même que j’avais regardé ta photo tous les jours, regarder mes mains et me rassurer (« Elles ne sont pas celles d’une brute »), regarder ma semaine passée et m’apaiser (ce que c’est qu’une conscience amoureuse tranquille). J’aurais pu tomber d’une hauteur vertigineuse, me faire un mal affreux. Heureusement, mon ange gardien était là pour me protéger des tes suspicions, de tes accusations forcenées. Oh ! la méchante fille, si petite ! et si forte en malice. Quel poids capital que l’inquiétude. Nous piétinerons avec fureur et jalousie. Nous la ferons périr sur des tapis duvetés. Nous la roulerons dans l’âtre, à la veillé au coin du feu.
Je ne t’aime pas du tout, mais je t’embrasse derrière l’oreille, là où les femmes cachent leurs secrets. Les hommes aussi pour que les femmes ne les trouvent pas.
Ainsi donc, il va falloir clore ce roman du jour, ce chapitre échevelé où roulent des fantaisies qui s’entrechoquent. Avons-nous le droit de nous prêter à tant de gentillesses personnelles. Voici finies les attitudes trop sensibles. Permets que je me remette d’aplomb sur les pieds d’or de la sérénité et que je rajoute ma tunique toujours blanche et sanglée de la ceinture des ascètes. Il nous faut regravir à nouveau les sommets familiers, nous coucher sur le sommet du mont aride, écouter le vent froid des cimes qui pousse dans l’espace des mots gigantesques, et rire sans bouger, devant le flot des rayons qui descend sur cette terre brumeuse. En bas, apercevez-vous toute cette lumière qui brûle, et le nuage, et la poussière qui monte ? Je le souhaite. Que ton cœur soit béni et tes lèvres radieuses.
À bientôt, chérie.
J.