Lundi 22 avril 1946
Si fine et si chérie Jeannette,
Si menue, et si innocente, si effarouchée et si coquette, si fine mouche et si franche, avec des tas d’arrière-pensées et des timidités, et des audaces !!… d’une témérité… à en rougir ! Et puis des silences, et une de ces petites volontés obstinées qui arrivent à transformer le monde entier (en l’espèce le caractère bouledogue d’un lourdaud que je connais bien pour l’avoir pratiqué depuis l’enfance).
Méchante fille ! Tu ne m’as guère écrit cette semaine. À moins que les lettres ne s’entassent au contrôle et que j’en reçoive une brassée. Est-ce que l’absence d’une semaine suffit pour te faire oublier ton prisonnier ? Je vis ici dans l’attente merveilleuse des continuelles nouvelles qui viennent par tous les pores de l’intuition, tous les fluides de l’atmosphère, toutes les antennes de l’imagination. Et plus souvent que tu crois, je vais déposer sur le front pur de l’ange radieux les bénédictions quotidiennes qui chassent les mouches et les mauvais rêves. Quand à sa mère, je regarde d’abord d’un sourcil froncé si elle a mis sa robe d’or et ses sandales de vair pour recevoir l’élu, et quand, toute parée, elle condescend à sortir d’un sommeil féroce, je lui montre le miroir sacré où elle doit obtenir l’acquiescement de la grâce transcendante pour y percevoir la gamme de toutes ses vertus. Après quoi, sacrifice indispensable pour que les dieux soient apaisés, je l’emmène en promenade sentimentale sur les bords des grands lacs où les ours blancs jouent avec les moutons, où les aigles n’attaquent pas le passereau, où les montagnes immobiles ne sont pas si sévères quand la lune joue sur les friselis de l’eau glacée par la banquise. En Canada du Nord voilà quels paysages mystérieux les initiés contemplent quand les vieux rois et les fées sortent de l’eau pour dévider des histoires héroïques devant le feu de bois que tous les soirs allume, par la grâce du Saint-Esprit, un feu follet léger, lui-même ranimé par le regard d’une petite étoile, spécialisée à cet effet.
Voilà de quoi te faire préparer ta robe de lin aux parements d’argent, et tu voudras bien penser à ma ceinture royale et mon manteau de pourpre. Je suis très attiré par les légendes nordiques qui contiennent tant d’apparat, de simplicité, de substance. Elles me semblent infiniment préférables aux histoires marseillaises, ou aux galéjades florentines, ou aux complications trucidesques des Borgia, à toutes les latinités, et les sémitiquités antiques.
Donc, une robe de lin, une couronne d’or, des sandales fines, une ceinture lamée sertie de brillants et de pierre de couleur (toutes magiques), des tresses blondes, un grand lac glacé, de hauts sommets, des fauves, et le bord d’une berge, avec des armes de silex, et des pieux fichés dans le roc abritant la tente de peaux de bêtes, voilà ton domaine où nous parcourrons les tribus, rassurant les bergers, dirigeant les guerriers, chassant l’auroch et pêchant le saumon fin. Ceci pour l’habitation de campagne, car en hiver nous aurons un castel de pierre dure, aux salles basses, avec des servantes et des valets, aux tables et aux bancs de bois épais, bordé d’un fossé profond où les grenouilles croassent et fermé d’un pont-levis. Tu apprendras à monter à cheval en amazone, ou plutôt en cavalier, sur de grands chevaux roux sauvages qui filent comme le vent et sont attirés par l’air de la mer ; et le soir, avec les étoiles sentencieuses nous murmurerons des mots que les plus célèbres sorciers et mages auront choisi pour leur pénétrante virulence, et nous chanterons, accompagnés du luth, les vieilles chansons guerrières de la tribu. Avis ! Qu’on se prépare à ces magnificences.
J’ai peu travaillé cette semaine dernière. La pensée a été occupée à de menues choses. Installation de la nouvelle cellule. Les planchettes sont très pratiques. Les crochets X font merveille. Mes fleurs paissent dans les pots. J’ai un petit jardin sur ma table. Et j’espère bien que demain je vais avoir à nouveau de quoi me réjouir les yeux avec quelques pâquerettes ou trois ou quatre soucis. Au mur, tes photos brillent comme le soleil. Mais je dois te prévenir que le soleil se renouvelle constamment et qu’il me ferait plaisir d’avoir quelques clichés de Frédéric et de sa mère —de face, de dos, de profil, en portrait, en pied, avec une robe ou l’autre, en chapeau, sans chapeau, chez elle, dehors, le jour, la nuit, sous la lampe, dans le métro, enfin un peu partout. Compris ? Me suis-je enfin expliqué ?
J’avais écrit à Flo la semaine dernière pour lui signaler un bruit qui courait ici, sur le départ éventuel de M.O. Il me l’a contredit et tout est très bien. As-tu vu tes amis ? Que pensent-il de la possibilité de passer ici l’été ? À moins que l’aviateur prévoie le contraire. Il semble qu’il faille attendre le 5 mai pour voir clair. Mais les évènements vont se montrer décisifs et rapides. Pour nous, nous ne sommes pas pressés du tout. Dis bien autour de toi, et fais le dire, qu’il faut voter. Pas d’abstentions ! Les abstentionnistes sont des criminels. Naturellement, tu sais comment il faut voter. Pas la peine de t’indiquer la nuance. Mais emmènes-y toute la famille, en bloc, et Frédéric aussi. Dis-toi qu’à une voix près, on peut faire échouer une combinaison machiavélique. Tu seras peut-être, toi, ou ta sœur, ou ta mère, celle qui fera pencher la balance du bon côté. Téléphone à ma mère pour lui rappeler ses devoirs. Et qu’elle encourage ses amis à y aller. Car s’abstenir, c’est accorder ½ voix à nos adversaires. Pas de ça. Il faut que la France se prononce nettement. Je t’en parlerai jeudi.
Car jeudi, jour solennel. Tu viendras en grande compagnie me montrer l’astre du jour qui resplendit sur tout le XIIème arrondissement. Dis à Brassart que je l’autorise à lui tenir étroite compagnie, s’il vote convenablement. Je me doute où ce brave ami va porter sa voix. Les braves gens ont de ces naïvetés. Quand comprendra-t-il que le nouveau monstre oriental [1] est beaucoup plus dangereux que celui contre lequel il prétendait lutter hier [2]. Donne lui en tous cas bien le bonjour de ma part. J’espère que dans quelques temps nous lutterons côte à côte pour la même cause.
En attendant, je te téléphone par le calice de la fleur qui te plait, et comme toujours au téléphone, suis contraint à dévider des banalités. Crainte des indiscrétions ? Table d’écoutes ? Qu’entendait-il l’intermédiaire ? Rien d’autre que « Bonjour, bonjour… tout va bien… content… content. La vie est belle… mais oui… rien de nouveau… pourquoi faire ? j’ai tout… puisque… puisque ? Rien… c’est vrai… il vaut mieux ne rien dire… surtout ne rien dire… cacher cela… surtout cela… qu’on ne le sache pas ! On le sait déjà trop… mais il faut le savoir… nous, nous le savons… le taire ? Nous le disons ! Le penser, mais le taire… En parler, sans un mot… Donc tout est bien… Très bien… Alors nous n’avons plus rien à nous dire ? Rien de plus en effet, qu’y a-t-il de plus ? Évidemment rien… Évidemment tout ». Voilà bien une conversation à travers fleurs.
Sur ce, je m’en voudrais de troubler cette belle sérénité qui a fait s’ouvrir les pétales. Ils se referment d’eux-mêmes, pudiquement, sur un pistil tout troublé par des songes. Encore un feu violent qui anime ce coin là. En voilà bien des incendies dans le monde. Revenons à notre lac et nous forêts. Aimes-tu délacer la cuirasse du guerrier. Figure-toi que, châtelaine, tu attends le retour de ton ami, prisonnier des Barbares. N’iras-tu pas le soir, faire une invocation au Dieu du coin, sous la recommandation des Druides. Bonne prière.
À bientôt te voir. Puisses ce parchemin s’imprimer en lettres brillantes sur la chair vivante et douce de ta tendresse. Mes lèvres sur ton affection et mes mains dans tes cheveux.
J.