JM à JR (Fresnes 46/04/29)

 

Lundi 29 avril 1946

Jeannette chérie,

Je me suis levé de très bonne heure ce matin pour classer des papiers et commencer avec une patience d’artiste la lettre à toi destinée. Pour être plus lente et plus musarde, et plus reposée, elle n’en sera pas moins spontanée et vive. Vous étiez tous les deux fort beaux dans la cage, jeudi dernier, vous la mère, et son fils. Il est splendide. Il a l’air d’un lion. Il te bat avec une autorité admirable. Et tu te laisses bousculer sans réagir, sans oser affronter le Dieu !! Quelle douceur en face de tant de véhémence. On dirait une vestale, indifférente aux orages divins, une vierge italienne sous les menaces d’un jeune géant, et qui dompte le fils d’Atlas, d’Antée [1], de Typhon [2] ou de Briarée [3]. Nous voici en pleine mythologie gréco-latine. Après la Scandinavie de la semaine dernière. Décidément il nous faut vivre sur un quelconque olympe. Pourquoi non ? Nous ne sommes point démocrates, Dieu merci ; et nous n’avons plus le goût de nous abîmer dans le coudoiement des foules.

J’espère te voir samedi, et goûter les minutes d’intimité douce derrière la porte du placard. Peux-tu chercher chez un papetier des petites rondelles papier ou toile pour coller sur les trous des feuilles de mes cahiers qui sont déchirées par les fermetures standard. Généralement ces petites rondelles se vendent par cent à la fois. Peux-tu aussi me procurer une autre couverture standard cartonnée, comme les précédentes. J’ai entrepris un nouveau travail qui exige un classement plus important. Voilà bien des injonctions impératives, dont je m’excuse. Tu auras la bonté de ne pas m’en vouloir. J’ai besoin aussi de quelques clous pour crochets X, mais des clous seulement. De petites pointes peuvent faire l’affaire. Tu me demanderas s’il faut de l’encre, car la cantine passera peut-être ces jours-ci.

J’attends beaucoup de l’aviateur. J’espère que de ce côté tout va bien marcher. En attendant, tout va pour le mieux. Ai vu Mme D. qui m’a confirmé dans mon opinion que nous avons encore du temps devant nous. Je pense que la commission partie ne rentrera pas avant au moins deux mois. Donc, nous passerons de toutes façons après les élections —peut-être même plus tard— si nous passons, car d’ici là…

Beaucoup lu cette semaine (Andromaque, Britannicus, Les Plaideurs —j’ai trouvé ici un Racine—, Baudelaire, Ronsard, Villon, Verlaine… l’Abrégé de l’origine de tous les cultes de Dupuis —qui m’a paru bien idiot, alors que je le prenais il y a deux ans pour un document intéressant, bien qu’on y trouve un excellent résumé de l’aventure des Argonautes— deux ou trois romans, une mauvaise anthologie de jeunes poètes, un bouquin fumeux d’Audiberti, un traité sur les moteurs à explosion, un autre traité sur les méthodes économiques modernes, sans compter des textes bibliques, ou autres, infiniment plus sérieux que toutes les fadaises littéraires… Tout cet épluchage rapide d’anciens textes ne m’a pas empêché, au contraire, de regarder tes fleurs plusieurs heures par jour, de faire quelques parties d’échec, d’écrire quelques poèmes, de concevoir le plan d’un nouvel ouvrage mi-philosophico-mystique, mi-politico-littéraire, et de participer à toutes les agapes de la vie du prisonnier. On nous donne en ce moment de remarquables trognons de choux et carottes à bestiaux. Mais l’homme s’est habitué à manger de tout. Ne rechignons point sur ces bienfaits que nous accordent nos dirigeants philanthropes et remercions les de nous apprendre la patience, la souplesse, la sérénité, toutes les plus hautes vertus qui ne peuvent naître que dans l’adversité. Pas un mot de plainte. Pas un geste de dépit. Au contraire. L’éternel sourire nous anime beaucoup plus vite près des solutions souhaitables, que des fureurs enfantines. Plus nous serons calmes et froids, plus nous aurons d’emprise sur la violence qui rode, sur les faux Dieux qui prétendent nous régenter.

On a l’impression depuis quelques temps qu’au dehors il ne se passe plus rien. Sauf une grande angoisse qui commence à naître dans ce monde où les esprits déliés reniflent une nouvelle catastrophe. Il y a longtemps que nous l’avons vu venir, celle-là ; et nous avons l’avantage sur beaucoup d’avoir été des précurseurs. (Veux-tu bien me procurer du buvard. C’est la page tournée qui m’y fait penser) [4]. Et ce, parlons d’autre chose.

Parlons de nous. Le sujet t’intéresse-t-il ? Que pourrions nous dire ? Faire des projets d’avenir ? Il faut d’abord prévoir cet avenir. Or, il est impossible de trouver une indication. Les astrologues sont sur les dents et tournent en rond. Il n’en n’est pas un seul qui arrive à prédire un fait capital. Tout ce monde (celui des devins) parle de la périodicité apocalyptique. On prévoit d’immenses destructions. Joli, mais parait-il inévitable. Je trouve cela fort consolant. Il y a trop longtemps que cette malheureuse humanité se complait dans ses vices. Il n’est que juste de la voir disparaître dans son propre tourment. Seuls, les élus survivront, c’est-à-dire traverseront l’épreuve avec un sens de leur intangibilité suffisamment fort pour éviter les souffrances et les affres des petites morts. C’est pourquoi, Jeannette, il faut s’armer beaucoup contre les menaces qui pèsent sur les hommes, et savoir résister et combattre. À côté de ce qui se prépare, j’ai l’impression que nos derniers 18 mois ne sont qu’un léger entraînement. Ce monstre que nous avons à vaincre demain apparaîtra comme effrayant, et c’est là où l’âme bien née ne doit pas reculer et savoir manier avec dextérité son épée de feu.

C’est un drôle d’avenir que d’échapper continuellement aux coups. Voilà qui ne correspond pas aux désirs tranquilles de Jeannette qui voudrait bien trouver le calme dans une existence sans heurts où l’amour voudrait remplir à flots tout le vide des heures creuses. Ambition démesurée ! Sur la mer en furie, il faut lutter avec une énergie farouche, et seul le beau temps revenu nous permettra de gagner le port pour construire un bateau encore plus solide, en prévision de nouvelles tempêtes.

Depuis trois jours je pense à un grand mur blanc, avec une voute espagnole, une grille en fer forgé, des meubles bruns, anciens, et une vue sur la campagne argentine —avec des nègres, des indiens péones, des chiens, et des salles basses dans une hacienda. Voilà encore une solution différente du Canada. J’ai pensé aussi à une Europe transformée, enfin vivable, où l’homme qui travaille ne risque plus la rafale de mitraillette du rayon d’en face, et ne soit plus la victime du gang juif. Drôles de rêves que ces désirs de paix. Drôles d’idées que vouloir être libre et vivre sainement. Voilà bien où l’on reconnaît les fous. Ils ne veulent point que le mal domine par en haut. Il leur faut l’ordre. Ô nuées ! Que ne vont-ils pas déchainer contre leur candeur.

Parlons de nous. Or il n’est pas possible d’isoler le couple hors du monde. Parler de nous, c’est parler de tout. Car en chaque homme est l’éternel tout. Le moi est impersonnel. C’est pourquoi il m’est délicieux de retrouver Jeannette dans une primevère ou dans la ficelle d’un paquet. J’espère que tu goûtes aussi la saveur de l’encre et que tu éprouves de l’émotion au froissement de ce papier. Il faut bien que je me contente de ton image, et que je m’y accroche en sachant qu’à travers elle je pourrai parvenir à ton contact le plus profond et le plus réel. Il y a des moments, des fragments d’instant (des rotations extra-temporelles) où tu es là, présente, où il vit dans le rayon vif de mon regard interne un sourire, une attitude, un souvenir, un aperçu, une ligne, une forme, et surtout une douceur, un sentiment, une impression souterraine, les sens d’une présence qui n’est pas un obstacle, mais un soutien, une base… un amour dans la nuit… en attendant le jour éclatant.

J’ai reçu

  1. une lettre
  2. le colis, avec ses fleurs.

Toutes les bénédictions du ciel tombent à la fois. Les roses et les myosotis et les giroflées et les pâquerettes, mêlées aux lilas blancs et celui violet de la semaine dernière avec quelques primevères qui restent. J’ai devant moi un parterre odoriférant, poétique, plein d’ombres, de nervures, de couleurs, de nuances, de tendresses, d’envols, de quiétudes, de pudeur, d’abandon.

Voici que le temps vient de mettre sur cette missive le sceau hebdomadaire. C’est à dire que dans le point final il y a ici tout un monde complet qui permet à la semaine de durer sur le colis d’amour. Veux-tu bien savoir que… Non… Tu ne sauras pas. Alors. Rien. Pas un mot de ?… Non… Mais. C’est ainsi. Pourquoi ? Parce que… Parce qu’il ne faut pas abuser des meilleures choses et qu’il n’y a pas lieu de divulguer, de diffuser, de proclamer à tous échos que… Chutt ! Silence. Fermez les yeux, madame. Voilà. C’est parfait. Nous sommes bien d’accord. Bye. À Samedi.

J.

[1] Antée : Dans la mythologie grecque et berbère, Antée était le fils de Gaïa (la Terre) qu’elle engendre seule ou avec Poséidon selon les traditions. Il avait la particularité d’être pratiquement invincible tant qu’il restait en contact avec le sol, car sa mère la Terre ranimait ses forces chaque fois qu’il la touchait. Il vivait en Libye (ou en était roi), et défiait à la lutte tous les voyageurs ; il utilisait ensuite leurs dépouilles comme recouvrement pour le toit du temple de son père. Il fut vaincu par Héraclès, alors que celui-ci était à la recherche des pommes d’or du jardin des Hespérides : le demi-dieu le souleva de terre puis l’étouffa (note de FGR).
[2] Typhon était un être monstrueux fils de Tartare et de Gaia (ou d’Héra). À la fois mi homme mi fauve, il était ailé et ses yeux lançaient des flammes. Typhon fut élevé à Delphes par le serpent Python. Il attaqua les Olympiens qui s’enfuirent tous sauf Athéna et Zeus. Un combat eut lieu : Typhon réussit à couper les muscles et les tendons de Zeus qu’il enferma dans une peau d’ours et le réduit ainsi à l’impuissance. Hermès et Pan les récupérèrent cependant, et Zeus emprisonna Typhon sous une montagne. On attribue à Typhon et à Echidna une descendance de plusieurs monstres comme le chien Orthros, L’Hydre de Lerne et Chimère.
[3] Briarée (personnage de la mythologie grecque). – Un des géants qui attaquèrent le ciel, avait, selon la mythologie, cent bras et cinquante têtes. Il fut terrassé par Poseidon, et emprisonné sous l’Etna (note de FGR).
[4] Sur le texte original manuscrit, cette phrase apparaît sur la première ligne du verso de la feuille de papier (note de FGR).

Jeannette chérie,