Dimanche soir
29 septembre 1946
Ma chérie,
J’interromps mes études grecques pour bavarder avec toi sur l’oreiller. Et pourtant, la tragédie antique est un sérieux délassement. Il apparaît que les héros de l’Iliade, les dieux mythologiques, les personnages de Sophocle, les rois de Thèbes ou de Sparte avaient en eux le muscle et la santé, et le « tonus » spirituel qui manque aux masses démagogisées d’aujourd’hui. Veuille donc revêtir le péplum ou la tunique qui convient à l’entretien de cette heure, t’accouder en pose nonchalante sur le lit de repos aux pieds de chevreau et aux dessins rectangulaires, jeter un coup d’œil négligent dans « l’atrium » où le jet d’eau écoule son chant parmi les lointains relents des tubas, des cymbales et des luths, et regarder sur le mur le dessin de terre cuite où le faune poursuit la sylve, où les bacchantes tressent des couronnes à leur dieu, où le guerrier musclé déclenche son bras puissant armé du javelot vainqueur. Voici huit jours que j’habite Mycènes avec Œnomaüs, Hippodamie, Pelops, Myrtlilos et autres fils de dieux ou princes de contrées fabuleuses. Voila qui nous change du Robinson romantique de la dernière fois. Ici, l’âcre air de la mer à travers l’ouverture carrée du patio, les trirèmes se balancent dans le petit port. Le Parthénon est gonflé de sa puissance magistrale. Les Cariatides tendent au ciel des seins gonflés de sève. Mets ta tête sur mon épaule et n’aie pas peur. Je ne regarde point les femmes, même de marbre ou de pierre dure.
Tu me dis vouloir venir ici. Je te réponds que je le veux aussi. Voila que nous sommes d’accord. Je vais prendre avec ma mère les dispositions qu’il faut. Toutefois, je voudrais préciser quelque chose entre nous, car il faut que tu saches comme on t’aime, ce qu’on veut pour toi, mais aussi ce qu’on peut –et ce qu’il faut – faire à pas lents pour arriver au point de rencontre. Pour des raisons qui touchent au procès, j’ai besoin de ne pas rompre de la façon aussi brutale et définitive que je voudrais les relations avec qui tu sais [1]. Pourquoi ? Parce que certaines démarches, qui ne peuvent pas être faites de ton côté, sont possibles ici. Je ménage donc –non la chèvre et le chou- mais toutes mes chances de sortir le plus vite possible. Une fois dehors, tout sera différent et facile à mettre au point. Tant que je n’ai pas retrouvé ma liberté de mouvements, je ne puis que me prêter à des jeux quelquefois égoïstes. Or, il se trouve que je suis en face d’une personne dont la jalousie et l’intérêt (Oh ! Tout financier) s’est réveillé depuis quelque temps. Ce qui ne sera rien à discuter plus tard est aujourd’hui délicat et impossible. Je te demande donc – à toi qui es infiniment patiente, intelligente et dévouée, de me suivre et de m’aider jusque dans ces difficultés sans en témoigner d’aigreur et sans en ressentir ni injure personnelle ni ennui. Il faut que tu sois assurée de moi, donc rassurée. Tu l’es aussi complètement qu’on peut être, puisque nos deux mains sont jointes d’une promesse que nous tiendrons tous les deux. Il faut également être aussi patiente que possible à tout résoudre. On n’aboutit à rien par la volonté nerveuse, par l’entêtement capricieux, mais par la plus large souplesse de vue. Nous allons donc faire tout notre possible pour régler les visites au mieux de nos désirs et surtout au mieux de notre intérêt commun. Si je n’écoutais que ma volonté, c’est toutes les semaines que tu viendrais ici.
Donc, si tu es mienne, tu m’écoutes et tu obéis à la sagesse. Pour l’affaire en général, tout va, en apparence, pour le mieux. J’ai vu Mlle D. qui m’assure que rien ne presse encore. Nous allons prendre certaines dispositions. Et je pense que tout ira comme il faut. Peux-tu voir tes amis et leur dire que je suis tout disposé à attendre encore longtemps avant de recevoir de leurs nouvelles. Ils le peuvent. Il n’y a qu’à vouloir. En décembre, par exemple, les opinions sont plus froides et se conservent mieux. Je persiste à croire que nous n’attendrons pas jusque là pour voir des choses curieuses dans le monde.
Tes cactus sont bougrement jolis. Dire que tu as passé au moins une heure cet après-midi à cueillir des fleurs qui seront demain sur ma table. Pourquoi t’aime-t-on ? Parce que tu as des mains fines, un grand cœur tout prêt à se jeter en avant quand on l’appelle. Je décroche mon téléphone. Allo ! Bonjour ! On travaille ce soir ? – Si vous voulez – Alors, à dans 20 minutes ! Dépêchez-vous, vous devriez déjà être là ! J’ouvre la porte : « Taisez-vous ! Pas un mot ! Ôtez votre chapeau ! Qu’est-ce que vous pensez de la métaphysique hindoue ? Pourquoi les femmes portent-elles des boucles d’oreilles ? ». Résultat : Frédéric a toujours raison. Il fut des soirées au coin du feu (qui n’était qu’un radiateur parabolique) où la discussion théologique silencieuse s’éternisait. Aujourd’hui je comprends pourquoi on t’aime. Parce que tu es toute petite, à fourrer dans la poche. Pas encombrante. Toujours prête à dire oui. Si pure qu’on s’attendrit. Rien n’est meilleur que devenir tendre. Comment ne pas distinguer la jeunesse qui vous apprend à être meilleur ? Attendris moi beaucoup.
Tes cactus sont terriblement beaux. Impénétrables. Couverts de poils entrecroisés comme des épées. Est-ce que c’est bon à manger ? Est-ce que ça pousse vite ? Est-ce que ça devient gros ? Il faut prendre une heure par jour pour étudier au moins les poètes : Beaudelaire, Racine, Villon, Desbordes-Valmore, Verlaine, Rimbaud et patati. Fais-moi le plaisir d’apprendre par cœur le bateau ivre, l’invitation au voyage et les roses de Saadi. À demain. Bonsoir. Et très bonne nuit. Nous avons eu du pasteur aujourd’hui. Un excellent sermon. J’ai pas trop mal travaillé depuis huit jours. Peu à peu le calme si total vient à l’esprit. Que peuvent nous faire les hommes sauf l’illusion de blessures trop réparées ? Rien ne peut séparer l’homme de l’infini. À quoi bon se soucier de rêves mesquins, de pauvres cauchemars temporels quand tout nous est donné pour être heureux à jamais, dès aujourd’hui, mes lèvres sur tes tempes et sur ton front ?
Lundi 14h.
Bien reçu colis. Parfait. Absolument parfait. Téléphone à ma mère pour lui dire que je l’embrasse, la remercie et l’aime filialement. Téléphone à Diderot [2] pour dire à une certaine blonde que je l’embrasse, la remercie et l’aime non filialement. Dans le prochain colis, veux-tu mettre du sel (il en faudrait régulièrement un peu). Aurais-tu du riz ? Pas trop de crèmes de gruyère. J’en ai provision. Dis à ma mère de cesser ses envois de raisins secs.
Le moral est bien meilleur ce matin qu’hier. Chaque heure passée nous rapproche des solutions lointaines ou urgentes. J’envisage que nous serons très bientôt hors de notre souci actuel. De plus grands problèmes attendent les Français. Ceux qui ont précipité le pays dans la débâcle s’apercevront un peu tard qu’on paie toujours au décuple ses fautes. Nous avons payé aussi.
Que disent les soucis ? Qu’il faut s’ouvrir à la vie ? Et la clématite ou l’anémone ? Que les heures sont blanches ? Et les roses sauvages ? Que les meilleurs cœurs sont ébouriffés ? Et les marguerites violettes ? Qu’un peu… beaucoup… passionnément ? Et le chèvrefeuille ? Qu’il faut être patient et discret ?
J’ai trois pétunias doubles qui se préparent, plus cinq autres qui naissent. Mes gueules de loup fleurissent encore. Envoie-moi quelques plumes et un petit tube de colle à papier.
Je regarde tes dernières lettres. Ainsi, entre lundi 23 et vendredi 27 tu ne m’as pas écrit !!! Et tu me dis que tu t’ennuies !!! Mais pourquoi donc, grand Dieu ? Il n’y a aucune raison. Tu sais bien qu’au fond, il ne te manque rien. Car ce que tu cherchais chez moi, ce n’étais pas le moment que nous passions l’un près de l’autre, mais ce que j’avais à te dire au fond. Or, je te le dis. Donc, sois heureuse, et attends ! Sache attendre. Cela aussi fait partie de l’amour.
On t’embrasse. On te chérit, on te cajole, on te respecte, et on te prie de dormir tranquille, de travailler heureusement, de lutter contre toutes les petites tempêtes de la vie avec un cœur fort, de ne pas te laisser emporter par tes rêves, de travailler, de lire beaucoup, de penser beaucoup, de soigner le Frédéric, et d’attendre d’autres anges du ciel quand les prisons s’ouvriront pour te rendre celui que tu veux. À bientôt te lire, te voir.
Je pense que tu pourrais venir jeudi en huit, c-à-d le jeudi 11 nov (vérifie, jour férié). Téléphone à ma mère pour cela.
Mes baisers les meilleurs. Et ne dis rien à personne de ce que je te confie pour toi. Les meilleures tendresses doivent être écoutées en secret. Gros, gros, gros…
J.
[1] Il s’agit évidemment de sa femme « officielle », Barbara, dont il est séparé depuis presque 10 ans (note de FGR)
[2] Bien entendu Diderot (le Boulevard ou le central téléphonique DID 31 79) et la blonde, ce sont… Jeannette (note de FGR)