Lundi 30 septembre 1946, soir
Ma chérie,
Rentrant de l’instruction, je te mets rapidement ce mot, plus rapidement que les autres jours, car il est déjà tard et le courrier passe vite. Ce matin, à 6h, on est venu me chercher. Habillage en hâte. Bout de saucisson, boîte de conserves, panier à salade. J’ai passé la journée à traduire de l’anglais dans une pièce froide – et ai témoigné pour une inculpée pendant deux heures de confrontation. En fin de compte, bonne journée, mais je me demande si je ne vais pas encore sortir cette semaine pour aller chez mon juge, cette fois, avec la même femme (rassure-toi, elle est vieille, laide, elle a au moins 60 ans et elle est tordue par une maladie de la moelle épinière).
Je remarque, charmante enfant, que tu es bigrement jalouse. Sais-tu que c’est très vilain. Très, très vilain. D’abord, c’est un manque de confiance dans la personne qui vous aime, et prétend vous le prouver. Ensuite, c’est une volonté de possession physique, et morale, et intellectuelle, et sociale, et temporelle de l’individu qu’on prétend aimer. L’amour, c’est la liberté absolue dans la confiance absolue et la loyauté également absolue. Par conséquent, ne fermez pas les yeux mamzelle, ouvrez-les tout grand, mais veuillez ne point vous encombrer l’esprit de sentiments jaloux. Et surtout pas d’inquiétude. Mauvaise conseillère. On résout toutes les situations avec de la fermeté, de la patience, un grand sens de tendresse, une clairvoyance constante.
Il y a beaucoup de couples pour qui la vie n’est pas encore arrivée à la maturité de la famille idéale. Tu n’es pas la seule à lutter ainsi, mais toute choses te seront rendues plus faciles si tu t’y prends par les moyens qu’il faut. Que demande un amant à sa maîtresse, un mari à sa femme ? La loyale affection d’abord, la sécurité de l’affection. Un coin où l’on soit sûr – quoiqu’il arrive – de trouver le bain de quiétude qu’il faut pour que les soucis de la vie disparaissent, ou sinon s’atténuent. Une compagne, c’est une aide constante à tous points de vue. Il faut qu’elle suive le rythme de la vie de l’homme, qui est le pionnier, avec une attention soutenue. Si elle est un poids, elle ajoute aux soucis du ménage. La vie est un combat. Autant vaut éviter le combat l’un contre l’autre dans son ménage, ce qui ôte des forces pour résoudre les autres problèmes.
Je sais que tu as une conception très élevée de ces choses et que tu ne cherches pas seulement ton plaisir ou la réalisation de quelques petits rêves enfantins. Tu es une femme déjà mûrie par l’expérience, ayant beaucoup de cœur, de bonne volonté, d’ardeur au travail et toutes sortes de qualités précieuses. Tu n’as pas lieu de craindre d’être sous-estimée, et j’ai, je crois, assez vécu pour savoir distinguer entre le faux et le vrai. Donc, n’aie pas peur. Ne te soucie pas de quelques épreuves qui te paraissent encore pénibles ou lentes. Si je dois arranger ma vie par ailleurs sans brutaliser personne (car c’est mon devoir) nous aboutirons très vite, avec précision, et fermeté.
D’autre part je voudrais déjà (tu vois comme je vais vite) te poser une question des plus importantes. Est-ce que le désir d’envisager pour Frédéric l’adoption de la religion catholique est chez toi une tradition de famille infuse ou bien une boutade écrite au courant de la plume ou une conviction théologique ? Tus sais (ou tu ne sais pas assez) quelles sont mes opinions à ce sujet. Je crois que tu ferais bien de méditer un peu là-dessus et aussi de commencer à t’enquérir pour toi-même de préciser tes propres convictions. Tu as sans doute été élevée, comme tout le monde, dans une religion primaire, dont il ne te reste que quelques bons conseils, et de petites habitudes non appuyées sur de profondes réflexions. Si tu cherches ailleurs, je pourrais te guider beaucoup et t’aider avec une sûreté éprouvée. Si tu ne cherches pas, dis le moi. Je saurais aussi résoudre le problème au mieux. En ces matières il faut surtout ne rien forcer. Tout doit venir de la libre inspiration du sujet.
J’ai bien reçu les photos. Elles sont magnifiques. Sincèrement j’ai rarement vu un aussi bel enfant. Éclatant de jeunesse, de sourire, de beauté gracile. Il est d’un naturel extraordinairement sain. Un front éclairé, des cheveux d’un blond tendre. Et il galope admirablement sur un vélo qu’il a l’air d’aimer tendrement.
Tu crois que ça va finir toutes ces bêtises ? J’ai entrevu les Champs-Élysées aujourd’hui. Bourrés de flâneurs et d’autos. Mais que les gens ont l’air angoissé ! On ne parle que d’un coup de chien ! La faillite ! La guerre ! Quel monde ! Et ces scandales du vin ! Du sucre ! Est-ce que l’honnêteté niche dans une autre planète ? Vraiment qu’on en finisse avec toutes ces sottises. Un coin tranquille, un travail sérieux et adieu les fous ! Qu’ils s’amusent sans nous à leurs révolutions et leurs massacres.
Tes roses sont admirables. Je les découvre tout à coup sous mon nez pendant que le thé bout et qu’il roule dans ma tête les événements de la journée. Tâche d’obtenir de tes amis qu’ils reculent leur invitation très loin.
Merci pour l’Albaran. Il sera le bienvenu. Il sera le bienvenu. Nous allons étudier scientifiquement l’histoire. Mais, est-ce un traité de bridge ou d’échecs ? De toutes façons nous l’attendons avec une impatience solennelle. Pour le Lamartine, pas d’accord. C’est rasant au dernier degré. Quelques beaux vers que j’ai recueillis pour la plupart, mais illisible aujourd’hui. Lis Balzac si tu veux. Indispensable. Et sois sans crainte. Si ton fils a le démon des livres, quand il aura quinze ans, sa bibliothèque sera bourrée. Sinon, il ne lira pas plus Graziella que Les Dieux ont soif. Il fera du sport et du cinéma. À propos, il parait que la production va on ne peut plus mal en France. Bizarre ! La première industrie française aurait-elle chu en peu de temps au dernier rang ?
Donc dors bien. Passe tes nuits dans la quiétude et la certitude. Pense à faire les démarches que je t’ai demandées. Il faut commencer à se démener pour sortir de là. Mais que la France est amorphe, bon Dieu ! Il suffirait qu’un chef donne le signal pour que des millions de Français se précipitent au travail. Et il semble que rien ne bouge. On ne comprend pas cette inertie. Il est vrai que tous les véritables chefs ont été peu à peu éliminés. C’est vraiment la « femme sans tête » dont parlait dans son procès certain académicien.
Si tu dors bien, si tu es tranquille, si tes rêves sont purs, alors pourquoi ne t’embrasserai-je pas sur le front qui repose, délivré de tout souci méchant, plein de ton bonheur tangible ? Attendre est lassant. Déjà dès maintenant tu as toute la joie qu’il te faut (et ne va pas te tracasser parce que j’ai confondu un mois ou un autre. Nous ne sommes ici ni à un mois, ni à un an près). Si tu fermes les yeux si fort que tu me voies et si tu repousses les bruits de la rue jusqu’à ne plus écouter que ma voix, tu pourras sentir assez bien ma présence pour que tu puisses rêver longtemps avec le sourire d’apaisement que je connais. Et surtout, ne t’endors pas trop vite pour ne pas sombrer dans l’oubli. J’entends ton cœur qui bat très vite, à tout rompre. Et je crois l’entendre souvent. Dis-moi s’il bat aussi vite que le bruit m’en arrive jusqu’ici. Si c’est cela, je te permettrai de m’embrasser.
Bonjour. Bonsoir. À bientôt te lire, te voir. Arrive poudrée, pas nerveuse, pleine de sourires. Ne t’inquiète pas. Réponds à toutes mes questions. Et repose-toi, la tête sur mon épaule. Nous avons encore à vivre des jours calmes, et pleins de tendres rêveries.
Je t’embrasse beaucoup mieux que tu le penses.
Comme je t’aime.
J.