JM à JR (Fresnes 46/12/08)

 

Dimanche 8 décembre 1946

Ma chérie, Jeannette chérie, frédéricienne maman et Jeannette mienne,

Je tiens absolument à commencer ma lettre ce dimanche pour avoir ce soir la conscience calmée du mortel heureux qui a rempli tout son devoir d’aimer, et non seulement son devoir, mais son plaisir, son bonheur, sa satisfaction tendre. Mais oui, j’ai reçu des pneumatiques et ta lettre de vendredi. Les deux premiers m’ont fait voir que tout se passe comme il le faut, quoi que je ne puisse guère deviner les détails à travers tant de mystères. La dernière m’a touché on ne peut mieux. Parce que tu m’as l’air d’accepter sans trop de réticences des projets d’avenir. L’Alceste vieux garçon se décide sur le tard à devenir sociable. Mais bougre de malicieuse, petite futée, quel pouvoir as-tu qui puisses ouvrir des portes aussi verrouillées ? Je te regarde sur le mur avec une surprise méfiante et émerveillée. Est ce Dieu possible qu’une aussi blondinette personne ait la main aussi sûre et patiente ? On se sent vaincu par une enfantine pureté. Mais je ne veux pas du tout qu’on attente à mon indépendance ! Il est bien entendu que j’aurais le droit d’écrire tout le temps qu’il me plaira, que je mettrai mes tableaux au mur à la place où je voudrais, que je serai seul à ranger mes livres, qu’on ne touchera pas mon stylo, qu’on me permettra de jouer au bridge ou aux échecs avec de vieux amis, que l’on me laissera faire des vers et lire des œuvres pies, que l’on écoutera en tous points en ce qui concerne l’art chinois, le théâtre d’Anouilh, la musique de Stravinsky, et la construction des pyramides, que l’on ne me contredira point dans mon anti-marxisme, qu’on me laissera préparer le gigot et faire des crêpes, et que l’on se soumettra mes fantaisies en matière de thés jusqu’à en posséder douze variantes à préparer dans des porcelaines spéciales. Je prévois même toute une série d’études sur les papillons d’Amérique du Sud comme sur le style des haciendas mi-mauresques, mi-mexicaines sur lesquelles j’ai déjà des préjugés précieux. Il faut aussi savoir que, possesseur d’une anthologie naissante de poètes français anciens et modernes, rédigée selon mon goût, je ne saurais abandonner un travail d’une telle envergure insoupçonnée, et que tout cela demande le respect. Mais à part cela, et quelques autres choses, telles que le goût d’avoir soit quelques poissons d’Orient, soit quelques oiseaux des îles, à part l’impérieuse nécessité de plaquer quelques accords sur un piano, du plus modeste format, à part toute la bimbeloterie de chansons, l’attirail archaïque de gravures et de bois sculptés que le cœur ramasse sur les tapis populaires les dimanches de flânerie, à part les quatre ou cinq merveilles annuelles que l’on découvre après une chasse effrénée chez les libraires ou sur les quais, et qu’on montre d’un doigt précieux aux amateurs de rare ou d’inconnu, à part tout ce fatras qui n’est point inutile puisqu’il est tout le luxe d’une vie en quête d’un plus grand luxe encore, le cœur est libre, et vierge, et impétueusement gonflé de ses dons quotidiens. Ainsi donc, visiter des villes mortes ou attiédies dans le souvenir, ou bien de rouler sur des parois de cabine ou s transatlantiques, ou de bercer des enfants endormis, pour que la vie nous apparaisse pleine comme une terre maternelle qu’on cultive et qui récompense le laboureur par ses fruits gonflés de tendresse. Ce n’est point être égoïste que partager son bonheur avec tous. On voudrait étendre sa joie à l’humanité. Elle refuse souvent vos élans pour n’objecter que des coups, car elle est avide d’un plaisir de mort. Nous choisirons donc qui peut comprendre le goût de durer, de mûrir, et de s’épandre, et de s’affiner, pour lui confier le soin de regarder nos biens secrets avec permission d’en goûter la saveur. Tu seras ma caverne d’Ali Baba. J’entasserai toutes les richesses volées au ciel lui-même et je m’enfermerai à la bougie pour compter les merveilles de ton cœur chéri.

J’ai passé la journée à travailler à des choses poétiques, de la plus haute envolée. Et je passerai sans doute la nuit à dormir sans trop de réveils brutaux, méditant sur les heurts de l’existence, et sur la profonde condescendance de Dieu qui dirige l’homme parmi les récifs du péché ou de l’ignorance. Nous sommes ici en pleine confiance totale en notre destin le meilleur. Nous travaillons à nous parfaire, et nous épurer, non point dans le sens que voudraient nos épurateurs officiels qui souhaiteraient notre destruction physique pour assouvir la haine qui les enrage, mais à rechercher la plus haute attitude métaphysique, la plus parfaite éthique qui nous honore et nous permette de vaincre en nous toutes les rudesses encore trop vivaces, souvenirs d’une existence cahotée manquant parfois d’une sérénité élémentaire. Nous travaillons donc à faire de nous un être neuf, qui ne vomira plus à l’adresse de ses semblables des injures grossières, de même qu’il sera incapable de s’abaisser à des flatteries sordides. Il faut un courage de plus en plus grand pour oser vivre dans une société en décomposition si totale qu’on est obligé de rechercher l’abri des prisons pour n’en n’être point infecté. Ce que nous avions prévu arrive : la faillite, les troubles sociaux, bientôt… Nous voudrions être mauvais prophète.

Mais qu’importe, puisque les cheveux blonds de Jeannette sont là. J’espère te voir jeudi. Téléphone à ma mère. J’ai besoin que tu me dises tout ce qui est important. Le meilleur n’est-il pas ce qu’on lit dans tes yeux. Et pourvu que tu ne dises rien d’autre que ce qu’ils disent, tout est parfait.

Pour l’affaire, tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire. Et surtout tu es mieux placée que moi. Ici je ne puis que travailler en paix et regarder les vagues du dehors, comme les camarades d’en bas, enchaînés aux pieds, et riant de toute leur conscience tranquille. Le verdict B. Fay est intéressant. Il semble logique qu’on condamne moins l’exécutant que le dirigeant. Mais qui peut savoir ? En tout cas, il est déjà bon d’avoir des précédents et que les plâtres soient essuyés en la matière. Toutefois, nous envisageons bien d’autres solutions. Attendons encore. Et chantons : Sur la mer calmée...

Les colis sont toujours parfaits. Veux-tu demander à ma mère de mettre une ou deux boîtes de méta d’avance. Nous en consommons beaucoup, et je suis toujours juste, car il fait froid et on fait du thé en quantité pour se réchauffer. De même, la saccharine me serait précieuse. Si quelquefois peut encore dénicher du Nescafé ! Pour Flo., tout est arrangé. Je compte lui envoyer son chèque au plus tôt. Je vais vérifier que les ordres donnés soient respectés. À la veille d’une dévaluation mon commanditaire ne peut que s’incliner devant ma demande. Et puis j’ai le droit et le pouvoir de le faire. Mais je pense que ce sera le dernier effort avant l’audience.

À demain, fillette aimée. J’embrasse le Frédéric d’abord, et toi ensuite, pour qu’il s’endorme, et que je conserve ton oreille plus longtemps.

Lundi.

Eh bien, mais ces élections ne sont pas si mauvaises. Évidemment, on pourrait avoir mieux. Mais dans l’état de déraison d’après-guerre, on ne pouvait espérer davantage. On parle d’un chef de gouvernement radical-socialiste. Le péril d’extrême gauche est repoussé. Pour combien de temps ? On sera peut-être plus doux avec nous. Déjà les condamnés en centrale partent dans des camps. Régime meilleur. S’achemine-t-on vers l’apaisement ? On voit peu à peu poindre un rayon d’espoir. Va-t-on au contraire vers la grande catastrophe guerrière ? Auquel cas, on aura besoin de toutes les forces « spiritualistes ». Nous en serons. Et des premiers.

Bien reçu colis. Tout parfait. Fleurs, éponges métalliques, bacon. Tu es la plus dévouée les compagnes. Dis-moi ce que t’as dit Flo. Et l’aviateur ? J’espère bien te voir jeudi. Téléphone à ma mère. Dis-lui que le moral est excellent. On ne peut meilleur. Je travaille à bloc. Et gonflé ! Sais-tu que deux livres de Robert Brasillach sont édités en Belgique et sont en vente en France. Un bouquin de vers, et un autre « classe 60 ». Peux-tu savoir le nom et l’adresse de l’éditeur ? Ces deux bouquins sont très récents. Écrits à Fresnes avant son exécution [1]. J’espère d’autre part que tu t’es maintenant renseignée sur la revue « Review of World Affairs » et que tu as trouvé. J’attends l’exemplaire de Lancelot et de Gabriela demandé. Renseigne-toi si Flo. a reçu le chèque que je dois signer. Dis à ma mère de me faire parvenir les deux dernières brochures d’échecs.

Sais-tu bien que j’ai pensé souvent au jour où je sortirai et viendrai te faire la surprise de t’attendre chez toi. Tu me trouveras jouant avec Frédéric, très apprivoisé, et tout content d’avoir retrouvé le papa de derrière les barreaux. Et tu ne t’y attendras pas du tout. Et tu seras toute surprise. Et tu ne sauras pas si c’est un rêve ou une réalité. Et tu t’étonneras de me voir libre. Et tu ne sauras pas si tu dois rire ou pleurer. Et tu pleureras. Et tu riras. Et tu en auras le souffle coupé pour des heures. Et tout se passera comme si l’on ne s’était jamais quittés. Et l’on ne pensera plus jamais à ces mauvaises années.

On me dit à l’instant dans une lettre que je reçois que le dossier est déjà dans les mains du commissaire Cénac. Est-ce exact ? Veux-tu voir tout cela. Où qu’il soit, il ne peut être mieux que moi, qui à chaque instant oublie les vicissitudes de ce monde fou pour n’accepter que la réalité des hauteurs où il faut vivre. Nos actes les plus durs sont quelquefois inspirés par des motifs importants. Et ce n’est point déshonneur pour nous s’ils ne sont pas compris. De même, il n’y a pas de honte à être jugé par des ennemis implacables qu’on a combattus pour leurs vices, et qui, n’ont contre nous que la hargne d’avoir été découverts. Nous mettons notre joie à bien faire et à penser au mieux. Et notre conscience est tranquille quand nous avons fait tout notre devoir quoi qu’il nous en coûtât. Donc, je suis bien tranquille. Si tranquille que je vais t’embrasser sur les yeux, sur le front, sur le pli de la lèvre, là où perle le sourire, là où l’on voit poindre des mots tendres. Ainsi tu seras heureuse et moi de même. J’attends beaucoup de notre visite. J’attends beaucoup plus encore de notre avenir. J’attends tout de notre patience. Et je sais que la tienne est inébranlable. Donc, pas de tracas et mes gros, gros…

J.

[1] Il s’agit de deux des œuvres oubliées à titre posthume de Robert Brasillach : Poèmes de Fresnes (Minuit et demi, 1945) et Lettre à un soldat de la classe 60. Les Frères ennemis (Le Pavillon noir, 1946) — (note de FGR)