JM à JR (Fresnes 46/12/01)

 

Dimanche 1er décembre 1946

Ma chérie,

Si l’on t’écrit déjà dimanche, c’est qu’on pense à toi le dimanche, mais l’on aurait pu t’écrire tous les jours de cette semaine, car l’on pense à toi tous les jours et plusieurs fois par jour, et toutes les heures, et avec toute « l’affection » (si je minimise à ce point, c’est pour ne pas éveiller ton orgueil et pour te laisser encore une certaine marge d’inquiétude car l’amour trop satisfait ne cherche plus à se dépenser, à se surpasser,)… toute « l’affection »… disons un peu mieux toute la profonde… la très profonde… la très sincère… (tu remarqueras que je prends un temps entre chaque adjectif, et je cherche très scrupuleusement les termes qui pourraient exprimer ma pensée). L’exprimer, mais non la dévoiler toute Entière ; il faut un peu de pudeur en ces matières… (serais-je encore timide…). Et puis ce sont des choses délicates… qu’on ne peut dire que dans une intimité propice… et qui ne peuvent être confiées au papier officiel… d’autant plus que la censure pourrait en rire… (il est vrai qu’elle en voit d’autres !). Quand j’étais comptable, j’avais remarqué un personnage aux yeux pâles à qui l’on écrivait deux fois par jour de la même écrite une féminine… J’ai été pris de curiosité. C’était horrible, « répugnant ! ». Comment des gens peuvent-ils étaler leurs vices aussi impudemment ! Pour nous, nous ne cachons que nos plus hautes pensées, pour qu’on ne les piétine pas… comme les plates-bandes… les roses du cœur…

Ainsi donc ce sera toute « l’affection ». Mais tu sais que, tels les nuages brillants cachent le soleil, ce terme vague est choisi à dessein peut contenir beaucoup de choses… Toutes les choses.

D’abord que je gronde ! Pas de lettres ! Pas assez de lettres ! Pas assez longues ! Pas de détails ! Pas de sentiments ! Pas d’informations ! Pas de confidences ! Vais-je exiger que tu m’écrives tous les jours ?

Deuxième point ! Ne t’inquiète pas pour l’argent et Floriot. J’ai écrit ce que j’avais à dire, et je pense qu’on fera ce que je dis. Tu as l’air de t’inquiéter que j’aie encore remis mes intérêts entre les mains de mon ex-femme. Je l’ai fait parce que mon commanditaire aurait mal compris que je laisse sa société entre les mains de tiers, et il m’était difficile de procéder à des explications trop difficiles. C’est un personnage timoré, terriblement difficile à manœuvrer, et qui demande de très grandes précautions. Voilà pourquoi il me semblait jusqu’à présent important de lui opposer quelqu’un dont la figure lui soit familière. J’ai l’intention, après expérience, de modifier ma conception et je pense que je réussirai d’ici peu à réunir un conseil de famille pour mettre au point beaucoup de choses. Mais je voudrais d’ores et déjà que tu saches que si, apparemment —et pour mon fils— les relations doivent continuer entre la personne qui te tourmente (et tu ne devrais point) et moi, tout est rompu absolument entre nous. J’ai maintenant entre les mains les documents permettant mon divorce, et j’ai signifié à ma femme décision de rompre complètement toute relation. Toutefois jusqu’à la fin de mon incarcération je suis encore obligé à certaines contenances. Aussitôt libre… tout sera consommé.

Si cela peut te rassurer… Mais je ne crois pas que tu sois inquiète, car… il est de ma non moins ferme intention de te demander autre chose à l’oreille. Tu sais que je suis un sauvage, une brute, un misogyne, un homme absolument fermé à tout sentiment délicat, un bourru, et surtout un être terriblement méfiant, inquisiteur, volontaire, jaloux, tracasseur, bref, quelqu’un avec la qui la vie commune est un enfer. Bougon, s’emportant continuellement quand on le dérange dans son travail ou ses habitudes, le sale « vieux garçon », impossible à accoupler, l’être insociable par définition. Bref, un ours. Pourtant j’avoue que si une si petite main voulait bien se charger de supporter l’écrasante charge de ma présence velue, je me laisserais conduire par le bout du mufle, mais il faudrait que la main soit si fine que je recule devant l’envie de la croquer. Tu sais que je ne suis pas drôle du tout à vivre, que j’ai les plus terribles défauts, que tu seras obligée de supporter des fantaisies accablantes, que je ferai toujours de la politique, que tu passeras ta vie à trembler, que je trouverais mal tout ce que tu fais, que tu seras obligée de taper tout ce que j’écris —et j’écrirai — exprès— des choses horribles… et que… Je m’arrête un peu parce que j’allais écrire une vraie méchanceté que je ne pense pas plus que les fausses. Mais naturellement oui, je t’aime beaucoup, beaucoup, beaucoup. Tu n’imagines pas à quel point tu m’as apprivoisé. C’est un miracle. Quand je te regarde, ou pense à toi, je n’ai plus envie de battre toutes les femmes car, au fond, elles pourront peut-être un jour te ressembler. Et puis, je me fiche pas mal des autres. À force de te chercher, je t’ai trouvée, et j’espère que comme les fleurs, comme les arbustes, comme toute la nature, tu vas t’épanouir, te développer, donner, après ces merveilleux printemps, des étés extraordinairement lourds de fruits que je te demande, beaucoup d’enfants, ou beaucoup d’efforts. Ce seront toujours des joies nouvelles.

C’est peut-être bête de faire des projets dans la situation où je suis. Mais qui sait ? Nous sommes dans un monde où les révolutions les plus bizarres s’accomplissent en quelques jours, où les prisonniers d’aujourd’hui sont les heureux de demain, ou les chaînes sautent selon la fortune du jour. Pourra-t-on prolonger encore longtemps un état de choses dont la France souffre tant depuis deux ans ? La pire tyrannie au nom des idées les plus folles, parée de toutes les couleurs les plus resplendissantes. Il faut avoir toute la patience (et nous en avons), tout l’espoir, toute la certitude, toute la confiance que nous donne une merveilleuse beauté bâtie sur un moral impeccable, et savoir que nous toucherons plus tôt même que nous le croyons les fruits de notre attente.

Il est 21 heures. On vient de nous couper la lumière. J’ai allumé la bougie et je vais me coucher dans la peau de mouton qui est pleine de ta bonté douce, de ta gentillesse aimée,… et je vais aller dormir. Encore une bonne nuit, la tête sur un polochon spirituel, avec des tas d’anges dans la tête et des pensées heureuses. Beaucoup de ce calme qui surmonte toutes les tempêtes.

Lundi 8h.

J’ai eu mes anges. Le plus joli avait des cheveux blonds bouclés, un ruban dans les cheveux et les yeux marrons. Il se trouve aussi que ce matin je suis infiniment plus dispos, calme, et décidé qu’hier. Toutes ces petites choses (l’emprisonnement, la guerre, la révolution) qui paraissent ennuyeuses ne sont, au fond, que des illusions de nos sens abusés. On croit vivre un cauchemar, et un beau matin, l’on se réveille tout heureux avec le sentiment que l’orage est passé. Déjà certains signes annonciateurs se produisent. Et puis, c’est une très mauvaise habitude de consulter le baromètre pour ce savoir le temps qu’il va faire. Ce n’est pas là l’important, mais de s’élever jusqu’au point où l’existence humaine apparaîtra comme un spectre falot au regard d’une réalité transubstantielle. De deux choses l’une : ou l’on vit dans le temps, ou dans l’éternité qui ne connaît pas la mort. Et là, les douleurs, les craintes, les hérésies, les luttes disparaissent. Comme dans la stratosphère. Il est un point où le vent ne joue plus car l’air y est trop rare. Plus on touche la terre, plus l’agitation est perceptible. Pour être tranquille, il faut habiter le ciel. C’est facile. Beaucoup plus qu’on croit.

14h. !

Une lettre. Une très bonne lettre, une lettre suçant ciel, une lettre comme il les faut août. Bravo ! Merci ! On t’embrassera encore mieux.

Pour la revue anglaise : Review of World Affairs, elle est éditée à Londres, 11 Eaton Place, SW1, à Paris, 3 Cité Falquières (15ème), et non Falguières. On peut se la procurer certainement à Londres. L’abonnement est de 1000 fr. par an. Mais j’ai déjà demandé cette dépense par ailleurs. Ne fait donc pas ces frais avant que ma mère te donne l’argent. Je n’ai pas d’indications sur le numéro en question. Il faut donc consulter la collection 45.

Pour La France au Travail, si cela n’est pas trop cher, fais photographier toute la page de « La France au Travail » dans un format 24×30 (mais attention ! Pas de gros frais. Ce peut être un document utile. Entre autres !…)

Pour les poèmes, attends avant de les passer à l’éditeur que je te repasse la dernière formule révisée et corrigée. Tu l’auras dans 8 ou 15 jours. Travail sur Hippodamie. J’ai besoin de le faire lire ici. Je te donnerai peut-être des indications pour un éditeur.

Je voudrais également que ma mère s’occupe de récupérer un exemplaire de Lancelot et de Gabriella que je n’ai jamais corrigés. Il me serait agréable de les relire.

Le colis est parfait. Mercis pour les oignons de jacinthes. Est-ce que ça pousse en hiver ? J’ai déjà planté les premiers. Faut-il les arroser beaucoup ? Faut-il les mettre à la fenêtre ou conserver au chaud ?

Veux-tu bien me faire remettre par ma mère une éponge métallique. La mienne a filé dans une opération malheureuse et je gratte les casseroles avec mes doigts de vérificateur patient. Si on pouvait trouver, non pas de la poncette, mais une pâte ou une terre à casseroles, dont on m’enverrait un paquet tous les 15 jours… De quoi faire reluire tout l’aluminium d’ici… N’existe-t-il pas une sorte d’éponge métallique plus douce (cela n’exclut pas l’autre qui ressemble à une sorte de ouate métallique. Je me sens pris d’une frénésie d’astiquage).

Me reste-t-il de la place pour te conter une histoire moyenâgeuse ? Héloïse et Abélard ? Lancelot et la Reine du Roi Arthur ? Dante et Béatrice ? Quichotte et Dulcinée ? Horace et Agnès ? Les grands amours à deux ? Les tendresses au clair de lune ? Tout le romantisme dont on dispose pour échapper à la vie noire, à l’abêtissement du machinisme, au broyage des cervelles dans les sociétés socialistes. « Fuir, où fuir ? » hurlait Mallarmé. Je ne suis plus baigné de vos langueurs. Ô larmes, disputer leurs sillages aux porteurs de coton, clamait Rimbaud après avoir pleuré. Toute lune est atroce et tout soleil amer. L’acre amour a gonflé de torpeurs enivrantes…

Voilà que nous nous prenons à chanter avec tous nos violons, les grandes orgues du doux espoir, de la réalité précise qui fracasse tous les murs d’enceinte. Il faudra bien qu’un jour s’écroulent toutes les barrières qui nous empêchent d’être nous-mêmes.

Tes brochures d’échecs sont merveilleuses. Merci. On t’embrasse comme on t’aime et si cela peut te faire plaisir, on ne dit pas ici tout ce qu’on pense de toi.

J.

PS. Des enveloppes SVP.

Je viens de voir Lieb. Le dossier part dans la semaine. Renseigne-toi pour savoir aussitôt le nom du commissaire du gouvernement.