Dimanche 22 décembre 1946
Ma chérie,
Le courrier a été avancé d’un jour cette semaine. Il faisait -19° à un thermomètre de Fresnes. Les tuyaux d’eau sont gelés à notre étage. Nous sommes donc obligés de nous rationner maigrement pour les quelques gamelles d’eau indispensables pour thé, café… Je viens de faire la vaisselle à l’eau glacée, gelée, et mes mains sont gourdes. Si l’on ajoute à ces menus faits personnels les événements nationaux, internationaux, interplanétaires, nous aurions de quoi nous lamenter, pleurer sur la misère des temps, nous désespérer de vivre dans un monde meilleur, prophétiser et blasphémer et vitupérer contre le démiurge qui plaça l’homme dans de telles conditions maléfiques. Et pourtant, nous rions, nous sommes gais, nous tenons bon contre toutes les tempêtes de froid et les autres, nous accomplissons chaque jour notre petit boulot qui nous est révélé sans rémission par le plus haut de notre conscience, nous poétisons, nous écrivaillons, nous nous comportons en honnêtes gens. Et nous espérons !!! Et nous sommes convaincus de l’efficience de notre travail !… De nos prières !!!… Voire de nos désirs, à condition qu’ils soient sublimés.
Nous allons même mettre nos petits souliers dans la cheminée mardi soir, pour que mercredi matin nous nous réveillions avec de gros cadeaux descendus d’un ciel complice. Que pourrais-je bien vous envoyer à tous pour Noël, si, laissant pousser une barbe blanche qui déguise mon identité, je descendais par la cheminée pour te surprendre à la veillée. Un gros Père Noël qui arrive impromptu chez les petites filles comme toi ne ferais ni peur, ni bruit. Il ne casserait pas les jouets de Frédéric disposés artistement autour de l’âtre. Au contraire, il y ajouterait les merveilleux pantins, les prodigieux chemin de fer, les délicieuses poupées que l’on fabrique dans les ateliers d’en Haut, les livres d’images, et les oranges, les étoiles de diamants ou de papier et les boules de verre. Et il apporterait son meilleur sapin, avec les plus brillantes guirlandes.
Donc, je viendrai mardi soir te regarder dans ton sommeil d’enfant et quand tu recevras cette lettre mercredi matin, tu auras dans les cheveux, comme sur le front, des cliquetis de baisers. Cette nuit-là, tu auras entendu la plus magnifique de toutes les légendes d’amour, qu’elles viennent du Nord ou du Sud, d’un Noël polaire ou saharien, ou qu’on te raconte avec d’autres mots l’éternelle légende chrétienne où dans les cris de meute, dans les rapts d’enfants et les poursuites des centurions, un homme portant en lui la science suprême apparaît aux yeux éblouis de ceux de bonne volonté. L’ère des messies n’est pas close. Chaque jour est un Noël nouveau. Il renaît dans l’âme des poètes, ou des pauvres inspirés, de continuelles révélations qui ouvrent dans le ciel des routes sans cailloux.
Tu avais l’air tout émue dans la cage quand je t’ai affirmé avec toute ma conviction que nous passerions le prochain Noël l’un près de l’autre. Non point comme celui-ci, séparés par des barreaux de prison, mais réunis dans la même compréhension de la vie, parfaitement accouplés pour qu’il jaillisse de ce bonheur toutes les effusions intimes. Qui sait ? Nul ne peut savoir la marche des événements. Tel qui prévoit aujourd’hui notre mort sera peut-être demain du nombre des vaincus. La violence a ses chocs en retour. Patientons. Espérons. Jusqu’à présent nous avons résisté au plus dur. La leçon pour les Français commence à être vive. On voit que les prix continuent à monter sans frein, mais la production ne s’annonce guère bonne. Cette victoire des démocrates contenait en elle-même bien des malheurs. C’est pour l’avoir dit, prédit, redouté, annoncé, et pour avoir tâché d’enrayer le mal que la majorité des mécontents de tout s’en prend à nos pauvres esprits. Mais, comme je ne cesse de le répéter depuis deux ans : le double mur qui nous empêche de sortir leur interdit aussi d’entrer, et nous sommes plus en sécurité ici que dehors, dans la cuve à serpents. Quel dommage qu’on ne puisse y faire venir ceux qu’on aime. J’arrangerai assez bien notre cellule et nous passerions des jours heureux à écrire des poèmes et faire des enfants.
Les nouvelles que tu m’as données sont loin d’être mauvaises. Je savais bien qu’il existait quelque part une force qui protège l’homme et se manifeste chaque fois qu’il en est besoin. Voilà qui m’est démontré à nouveau que toutes les portes s’ouvrent, celles du cœur comme de l’esprit. Je n’ai pas mis en prison l’amour que je te porte. Celui-ci vit, vole, est libre. Il crochète toutes les serrures de la haine ou de l’indifférence. Et il a sa toute petite clé secrète pour ouvrir la porte la plus précieuse : le sanctuaire ignoré de tous où Jeannette la sauvage dépose son trésor. J’ai vu ce qu’il y avait dedans. Et je t’ai embrassée. Tu n’es pas trop mécontente de mes baisers surtout quand ils aboutissent à des bambins aux cheveux dorés. Quels caprices notre seigneur Frédéric a-t-il eus aujourd’hui ? Combien de fois a-t-il tapé du pied ? Sur quoi se dirigent ses volontés ? Qu’exige-t-il, c’est autoritaire ? Un cheval de bois ? Un sabre de cuirassier ? Des paquets de bonbons ? Ou bien que cessent autour de lui toutes féminités qui contredisent son masque de César ? Souriant sur ses photos de l’été dernier, a-t-il maintenant pris le pli amer de Néron jeune ou reflète-il déjà l’autorité qui animait le marquis de Bouffliers [1], futur père Joseph, qui sous sa robe grise de capucin et pieds nus, dirigea toute la politique secrète de Richelieu. De quelle société sera-t-il animateur ? Mystique ? Réaliste ? Communiste ? On lui souhaite bien des épreuves qui blindent les hommes. L’une des premières est de conduire sa mère là où il faut qu’elle aille, c’est-à-dire à l’abnégation, au dévouement maternel, à l’autorité souple, à la responsabilité religieuse, à tout ce qui doit être pour lui un aliment est une direction.
Dans les heures creuses de ces dernières nuits, où le froid était si vif et le matelas si dur, qu’on s’en éveillait, j’ai cherché longtemps un diminutif pour toi. Il est toujours ridicule d’appeler quelqu’un Zouzou, Zaza, Poupon, Bidule ou Bichon. Ma mère avait pour moi deux surnoms de prédilection : « Nanon » et « Crapaud » !! Le premier est un diminutif déformé de Jeannot, mais l’autre !!! Mais dans sa bouche, l’affection avait transformé la hideur de la bête sautillante et ce grenouillaud était si rempli de bonté qu’on s’en attendrissait. Si j’avais à te désigner par un de ces sobriquets adorables dont on étiquette les filles contre qui on vit, je chercherai plutôt dans les « Princesse » ou « Miniature », à moins d’accoler à ta présence un pharamineux nom de théâtre : « Myrtil », « Esclamonde », « Ophélie » (à prononcer « Ophélia »), à moins que je t’appelle tout simplement « Moineau ». Et c’est peut-être là où je me résoudrai, tant l’objet est duveté, familier, confiant, spirituel, parisien, dévoué. Un moineau vient becquer sur la fenêtre les miettes dont il devient cossu. Il est ainsi au courant de toute l’intimité qu’on cache à tous qu’il entre à votre chambre à toute heure, qu’il se permet toutes les audaces, les effronteries et que jamais il ne peut attirer sur lui le courroux du maître, tant il est gentil.
Ainsi donc, si cela doit être, ce sera « Moineau ». Veux-tu bien être mon « Moineau » ? Je ne fais pas de mal aux oiseaux. Pas même l’idée de les mettre en cage. Ils s’apprivoisent dès qu’ils savent qu’on les traite bien, mais tu seras un moineau qui résume tous les autres et qui les supplante tous. Pas de concurrent, mon moineau. Moyennant quoi tu auras tous les droits. Même celui de coucher dans la bibliothèque. Et je t’autoriserai peut-être à toucher les bibelots les plus précieux, à ouvrir les livres les plus redoutables, à lire dans les textes les plus audacieux (entendons-nous, ce ne sont que récits parfaitement moraux, voire des plus spiritualistes, mais les moineaux sont au courant de toutes ces choses. L’Évangile ne dit-il pas : regarde les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne filent et pourtant pas un homme n’a été revêtu comme eux). Aristophane plaçait les oiseaux parmi les dieux. Les Grecs les considéraient comme sacrés. C’est donc un très gros honneur, une reconnaissance impartiale et dévouée que de t’attribuer des qualités ailées.
Et puis un moineau, s’il le veut bien, peut toujours tenir dans une poche. Tu n’aimerais pas venir picorer sur ma fenêtre ?
Si nous avions le temps, tu pourrais aussi passer des examens de droit, te faire inscrire au barreau, et venir me voir à Fresnes !! Il vaut mieux supposer que je serais sorti avant. C’est la comtesse de Villirouet [2] qui, pendant la terreur, apprit le métier d’avocat pour venir défendre son mari devant le tribunal révolutionnaire. Elle le sauva aux acclamations de la foule. Saurait pu plaider pour moi ?
Ainsi donc, mon « moineau », je vais vous quitter pour rentrer dans mes poches mes mains gourdes de froid. Les condamnés à mort viennent de partir en promenade et l’on entend par-dessus le bruit de chaînes et de sabots les voix joyeuses de Rebatet et Cousteau qui blaguent et devisent littérature. Il semble que la température baisse encore. Quand nous en serons à -68° nous serons en Sibérie, un avant-goût du bolchevisme ?
On me dit que le métro et les timbres sont montés à cinq francs, que l’électricité est augmentée de 40 %, qu’il n’y a plus de gaz, et que les rations de pain pourront peut-être ne pas être maintenues. Est-ce exact ? Méfie-toi de ce que je t’ai annoncé il y a quelque temps. Prends tes précautions. Les événements sont peut-être en retard de quelques mois, mais il se peut que la famine, la faillite, le chaos, se précipitent et que nous passions des heures dures. Surtout ne t’inquiètes pas. On s’en sortira. Nous avons vu le plus dur.
Pense aux éditions belges, à la rue de Bondy, à mes trois manuscrits, à m’envoyer Liebermann, a visiter qui il faut, etc… Si tu peux mettre du chocolat dans les colis, il sera le bienvenu. Demande à ma mère de me fabriquer d’urgence une enveloppe de toile pour le vieux cousin qui me sert d’oreiller et qui craque de partout. Il doit faire 45×35. Tâches de trouver une satinette ou un tissus de couleur sombre pas salissant. Je t’embrasse, mon « moineau ». Petite Jeannette chérie. Et te souhaite le Noël qu’il te faut, calme, patient, absolument tranquille. Mes gros, gros baisers pour vous deux.
J.
PS. Nouvelle formule d’adresse : écrire M…. H.A. (Homme Administratif [3]) 4407-1/466 (ne pas mettre Homme Administratif mais seulement H.A.)
[1] Confusion avec le « baron de Mafflier », nom sous lequel était connu François Leclerc du Tremblay, dit le père Joseph, (1577-1638), éminence grise du cardinal de Richelieu, et non pas « Stanislas Jean, marquis de Boufflers », plus souvent appelé le « chevalier de Boufflers (1738-1815), poète lorrain puis français. (note de FGR)
[2] De retour d’Angleterre, un émigré, le comte de la Villirouet est arrêté par la police révolutionnaire. Il encourt la peine de mort. Pour le sauver, sa femme, Victoire de Lambilly, décide de s’instituer son avocate… Elle obtient, après cent difficultés, de pouvoir lui servir elle-même de défenseur, la loi ne s’y opposant pas. Et le 23 mars 1799, elle plaide pour lui… (note de FGR)
[3] Homme Administratif : quelle formule poétique pour remplacer « Matricule » (notre de FGR)