JM à JR (Fresnes 46/12/30)

 

Lundi 30 décembre 1946

Ma chérie,

Ah ! Tu ne m’écris plus ! Ah ! Tu es paresseuse ! Ah ! tu me laisses trois, quatre, cinq jours sans lettres ! Ah ! tu réveillonnes de si bonne humeur que tu en oublies ton devoir principal ! Bon. Bon. Parfait. Je me suis vengé tout de suite. J’ai mis ta photo la tête en bas. Et sur une autre j’ai collé des moustaches. Et tant que je n’aurai pas reçu ma lettre elles resteront accrochée, comme un pensum. Voilà bien les petites filles. Au bout de deux ans, leur attachement commence à s’épuiser, la lassitude vient. On se prend à penser à d’autres choses. On oublie les prisonniers dans leurs trous …

Dire que tu es à cette heure encore couchée dans un lit duveté, en train de jouer avec le Frédéric et lui raccommoder ses jouets de Noël déjà cassés ! Si j’étais là, ce serait moi qui l’asticoterai le Monseigneur Dauphin. Qu’est-ce qu’il a eu dans sa cheminée ? Un train ? Un bateau ? Un avion ? Une voiture de pompiers ? Je ne sais rien. On ne me dit plus rien. Combien de bonbons ? Et de mandarines ? Quels cris a-t-il poussés ? Est-ce qu’il a ri ? Comment imagine-t-il le Père Noël ? Avec une barbe ? Avec une robe ? Avec une hotte ? Est-ce qu’il l’a vu ? De quelle couleur la robe ? Avec des étoiles dessus ? Est-ce qu’il est venu en bicyclette ? En avion ??? On ne me dit plus rien.

Est-ce qu’il te les défait tes boucles, le Frédéric ? Comment se comporte-t-il ? En vaurien ? En mâle ? Qu’est-ce qu’il t’a cassé cette semaine ? Tu en as du mal, un, à le recoiffer ? À le brosser, à le pomponner ? Si c’était à refaire, tu ne recommencerais pas, hein ? Et tu veux encore une fille ? Zut. Pas de discussion. Je t’en ferai douze. Ah ! Tu ne m’écris pas. Et six garçons encore. Tous blonds, tous endiablés, tous formidablement passionnés à te tirer les cheveux.

Tu sais que si tu ne m’écris pas, je vais me fâcher. Je suis très capable de sortir un soir, d’aller te tirer les oreilles, sans plus, et de revenir ici, pour m’enfermer avec mon papier blanc et mon porte-plume. Car je travaille, tu sais, et je ne pense pas à toi du tout, mais pas du tout. Pourquoi penserais-je à toi ? On ne pense pas à quelqu’un qui ne vous a pas envoyé de photo depuis quatre mois, malgré les supplications réitérées. (Ce n’est pas douze, c’est vingt-quatre filles que tu auras. À la troisième génération tu auras peuplé une province d’Argentine).

D’abord, je n’ai pas besoin que tu m’écrives. J’ai tout ce qu’il me faut. Mes bouquins me suffisent. Un dictionnaire, et ma vie est complète. Je ne vis plus que par l’esprit. Et c’est parfait. Plus besoin de présence humaine. Nous sommes devenus moine. Quel bonheur ! Et moine hindou, tibétain, de la meilleure espèce, de celle qui tout à coup s’évanouit, disparaît aux yeux de la terre parce qu’il est monté dans le nirvana, qu’il a atteint la sphère céleste où l’on trouve son contentement parfait, où l’homme (androgyne spirituel) recouvre sa stature christique, où il procrée à l’infini, sans douleur, des réflexions parfaites dont la source est le suprême principe qui gouverne tout : même les petites filles et les enfants de Noël.

Alors, mon enfant de Noël, ma petite fille trop bousculée, viens dans ma poche gauche qu’on te parle avec des yeux doux, et des dents calmées. On ne croque pas les moineaux, nous autres. Et tu ne m’as pas encore dit s’il te convenait que je te baptise « moineau ». Les moineaux sont toujours là quand on les appelle. Une miette sur la main et le moineau vient becquer. Tu la veux ta becquée ? Je n’ai pas que des miettes pour toi.

Parlons de choses sérieuses. Je ne t’embrasserai qu’à la fin de la lettre. Récompense de m’avoir écouté et d’avoir permis qu’on ôte tes boucles d’oreilles. Mais a-t-on toujours le temps. Mets le Frédéric dans son berceau, avec son Noël. Et qu’il dorme, sa poupée sur le ventre, rêvant à des avenirs splendides. Pourquoi n’en aurait-il pas ? Le monde change vite. Un jour beau, un jour laid, nous sommes dans la saison pluvieuse. Le printemps sera-t-il pour nos fils ? (Toute réflexion faite, je t’en ferai douze aussi. Très utile, les garçons, pour faire des soldats, ou des boxeurs, ou des avocats, ou des prisonniers).

Au fond, j’ai tort de me plaindre. Ta dernière lettre reçue date de mardi 24 à minuit. Elle est délicieusement gentille. Moi aussi j’ai passé la nuit près de toi. Mais j’ai éteint ma bougie à 21h, car elle brûlait depuis deux heures et nous étions penchés sur une partie d’échecs passionnante. Après quoi je me suis endormi. Me suis-je endormi ? Tu n’en sauras rien.

Alors, il y avait une guirlande électrique dans l’arbre de Noël ? Et les fleurs d’or et d’argent ? Et des étoiles ! Et Frédéric souriait en dormant !

Merci d’avoir eu la gentillesse d’inviter ma mère pour le 1er janvier. Cela me fait doublement, triplement plaisir, pour elle, pour toi, pour moi, pour des tas de raisons que je ne veux pas te dire encore. Tu ne sauras rien.

Eh ! Naturellement, j’y pense au Noël 47. Et je suis bien persuadé que nous le passerons ensemble. Il ne manquerait plus que cela, que toutes ces imbécillités durent encore. Elles n’ont que trop duré. Nous assisterons à l’effondrement de toutes les mauvaises choses, dont le régime de terreur qui empoisonne la vie publique. Et nous pourrons à nouveau songer à vivre la vie de famille. Fini le couvent-prison, l’espoir monacal ! On ne peut pas tout avoir. Entre-temps, on sera peut-être un peu condamné à mort ou autre chose, mais nous ne sommes pas un rêve prêt. Nous chasserons ce démon comme les autres.

As-tu vu Liebermann ? Je sais que Flo. a été payé. Ouf ! J’ai besoin que Lib. m’apporte les manuscrits du dossier. Rappelle-le-lui. Quel est le résultat des démarches de Flo. ? Quelles sont les intentions du pontife qui a l’affaire en main ? Attend-on ? Ou se dépêche-t-on ? Demande-leur des précisions, car pour l’instant, occupé à d’autres travaux, je n’ai pas encore commencé ma défense. Il est vrai qu’il me faut au plus quinze jours pour tout rédiger. Je voudrais savoir si j’ai le temps d’écrire une nouvelle pièce que j’ai en tête (un sujet magnifique, très moderne, passionnant).

Pour la revue, si ma mère pouvait distraire 1000 fr. sur la vente de mes livres, je serais content d’y être abonné pour un an. Je te dirai de vive voix ce que cela peut représenter de valeur à collectionner pour l’avenir. De plus, elle peut être très utile à ma défense. Veux-tu voir cela. J’écrirai à ma mère dans ce sens, ou je lui en parlerai. Si elle n’a pas d’argent, tant pis. Toutefois, je lui en trouverai.

Vois donc tous ces détails importants. Sache bien, petite fille, que je ne compte que sur toi, et que je ne m’appuie que sur toi (je te dis cela pour que tu en soies sûre. C’est vrai). J’ai confiance dans ta sagacité, ta persévérance, ton amour, ton intelligence des choses. Jusqu’à présent tu m’as servi au-delà de toute espérance. Ne crois pas que je ne soies pas reconnaissant ou que je te traite légèrement. Il n’y a pas qu’une amoureuse en toi, il y a une femme, une compagne active. Tu auras la place que tu désires, et tu mérites toutes les tendresses, tous les égards.

14h.

J’ai beaucoup pensé à toi depuis ce matin, et j’ai remis la photo à l’endroit. Te voilà rassurée. Sais-tu que tu es très jolie à l’envers. Je m’arrête, crainte de dire des bêtises.

Le plus important pour cette semaine et que tu relances Lieb. et d’autre part qu’on se préoccupe de regarder l’avenir et les délais possibles. À mon avis, il faudrait encore attendre. Mais peut-être ne peut-on pas ou peut-être a-t-on là-dessus d’autres idées.

Ah ! Envoie-moi

  1. du papier perforé,
  2. du papier vert.

Je vais te faire parvenir un travail. Tu ne taperas à toute allure. C’est très urgent pour le dossier. Ce n’est pas long. As-tu pensé à dire à ma mère de me faire parvenir mon Chantepie de la Saussaye [1], à moins qu’elle l’ait vendu avec les autres, ce que je ne crois pas. Si le procès s’approche, qu’elle ne l’envoie pas. Je n’aurai pas le temps d’y travailler (quoiqu’au fond, si…ce me sera toujours utile).

Je vais penser à toi tout l’après-midi en potassant un traité d’échecs et dès maintenant je sucre mon thé (ton thé) avec ton sucre, chauffé sur ton méta, en regardant ton houx et ton gui. Ma cellule est complètement pleine de toi. Et mon esprit donc ! Et ma mémoire ! Et mes espérances !

Mon moineau chéri, garde-toi toute prête pour le jour où les portes de la liberté s’ouvriront pour nous accueillir avec des cris de triomphe discret. N’allons pas trop vite. Il y a bien des épreuves à surmonter avant, mais je sens que le plus dur est passé, et que le bout du tunnel, si loin soit-il, apparaît comme un trou de lumière. J’y suis déjà dans cette lumière, de patience, de tendresse, d’humilité, de repos, de travail. Nous ne cessons d’œuvrer à notre meilleure vie, et nous ne pouvons être plus haut dans le courage et la volonté. La même foi qui nous fait combattre nous délivrera. Nous saurons vaincre la haine qu’il faut. On t’embrasse. Comment t’embrasse-t-on ? Avec joie, avec virilité, les yeux clos, avec lucidité. Gros, gros…

J.

[1] Chantepie de la Saussaye : auteur d’un ouvrage Histoire des Religions, traduit de l’allemand publié en 1904 (note de FGR)