Dimanche 23 février 1947
Ma chérie,
Il m’est joyeux d’écrire ces deux mots « ma chérie » qui contiennent tout ce que j’y mets et tout ce que tu y apportes. Il m’est joyeux de penser à toi, de savoir que j’ai un amour quelque part, qui vit comme un feu couve et brûle, et renait et conserve indéfiniment sa chaleur. Il m’est précieux de savoir que tu vis du même brûlot, de la même source chaude, de la même flamme qui fait vivre. Et je repose ma tête sur ton épaule, et sur notre amour, et sur ton sein, et sur notre paix, et sur ta tempe, et sur notre espoir. Nos souvenirs comme nos lendemains sont de la même pâte tendre. Je n’ai rien de mieux à t’offrir qu’un cœur qui se donne avec sa loyauté pure. On construit sur cette pierre là des royaumes de dimensions infinies. Il n’est pas plus solide dans l’éternité. Mais il faut vivre avec moi. Et tes yeux que j’ai emportés comme un voleur pour les avoir captés derrière le grillage de jeudi dernier sont si remplis de patience sereine qu’ils m’ont ouvert des portes nouvelles. Si je t’aime autant c’est que j’ai deviné dès le premier jour que tu contenais un monde secret. À force d’attendre l’été les fleurs s’ouvrent, les bouches rieuses aussi et les âmes se dénouent. Donne-moi ta main et ne quitte plus mes doigts entrelacés sur les tiens. Il faut aller d’un même pas jusqu’au bout du bonheur, ne plus rien craindre, ne plus rien souffrir qui ne soit pas à la taille de notre confiance, et de notre certitude.
J’ai travaillé tout l’après-midi comme un petit ange. On ne rode jamais assez ses poèmes, ses pensées, ses secrétions d’esprit. Pour arriver à tailler un diamant il faut des mois. Combien d’années pour tailler un homme ? Sais-tu petite fille ce que c’est que l’éternité ? Sais-tu que pour t’avoir rencontrée un jour, inscrite dans les parties du grand livre —et tu m’étais destinée de par Dieu— nous ne nous quitterons plus jamais. Sauf que nous changerons de robe ou de peau, pour mieux sentir la cohésion qui s’attache aux esprits parfaits. Sais-tu ce que c’est que de vivre avec tant de précision et d’intensité qu’on sente à distance tout le bon de la personne qui s’échappe et se condense et se dirige vers vous ? Et s’il m’arrive de capter tes baisers qui m’arrivent par la fenêtre, et si, du profond du mur, j’entends le souffle de ta respiration, et si je te vois vivre mieux qu’avec des yeux de chair et d’eau, et si je lis en toi comme sur un nuage où s’inscrivent les mots qui pénètrent.
Jeudi, je n’avais point encore reçu ton pneumatique. Pour complémenter ma documentation, j’ai besoin que tu m’envoies
- le 2ème volume des Mémorables de Xénophon publié chez Hatier
- du même Xénophon, L’Apologie de Socrate et Le Banquet (et non point ceux de Platon que j’ai. Ils sont deux à avoir écrit sur le sujet). Je pense que le même Hatier a du éditer la chose. Et ce sera tout. S’il faut autre chose je te le dirai.
Pense au dictionnaire des synonymes. Si tu n’a pas encore remis le livre vert à Demeury, donne-le lui, avec un 2ème exemplaire de Lancelot (si cela est fait ne la dérange pas à nouveau). N’oublie pas : taie d’oreiller, brosse à dent, Nescafé (si possible) mais ceci est pour demain et j’aurai tout sans doute (17h30 : bien reçu brosse à dent et taie).
On a —parait-il— parlé de moi au palais, dans un procès où passait mon ami T. Dessus et ma secrétaire, vieille sorcière, la dame B. Provost [1]. C’est le commissaire du gouvernement Duttrot (orthographe à vérifier) qui requérait et qui, comme de bien entendu, ignorant tout de mon dossier, m’a dépeint sous le jour le plus noir. Mais nous en avons vu d’autres. Il n’apparait pas que cela importe et change quoi que ce soit à ma destinée. Le jour où ces messieurs voudront bien me convoquer, je saurai quoi leur dire, abondamment, et avec précision.
Pour l’instant, je dors tranquille, en toute conscience pure.
Rassure-toi. Je ne suis pas dans le « complot fasciste » dont, parait-il, on parle à la radio et qui permit ici une rafle de papiers sans valeur chez de pauvres bougres traqués. Il faut bien distraire le public de ses préoccupations de vie chère. Alors ! Faisons donner la cloche d’alarme. Tout cela est ridicule. Moi, qui ne me mêle de rien, je ne consentirai pas à lever le nez de dessus ma Bible pour écouter de pareilles sornettes. Et si j’avais toujours été aussi sage, je ne serais pas ici. La politique est une maladie qui ne me reprendra pas. Pas vrai. Tu es contente ? À propos, dépêche-toi de taper tout ce que tu as pour mon dossier. J’ai besoin d’être prêt, au cas où l’affaire passerait plus vite qu’on ne le croit. As-tu pressenti Bourquin ? Démarche-le. Remue. Bouge. Il faut réussir. Et, de Belgique, pas de nouvelles ?
Les bruits les plus curieux courent en ce moment. Cette grève des journaux prive de beaucoup de nouvelles précises. On ne sait guère comment le monde tourne. On sait que la réunion pour l’amnistie a été décommandée car on craignait du grabuge. Que la contre-manifestation communiste était ouvertement armée. On sait aussi que de très grands évènements se préparent si l’on en juge par l’inquiétude des milieux gouvernementaux. On sait tout ce qu’on imagine sans doute. Peut-être ne sait-on rien à côté de ce qui est. Peut-être que ce qui est n’est-il que l’exagération de ce qu’on croit savoir.
Je sais en tous cas une chose, et celle-là je la sais bien, c’est que la façon dont tu m’as dit « Tout va très bien » m’a réjoui. Car tu es courageuse, et l’on peut se reposer sur toi et je suis tranquille pour tout ce qui te concerne et ce qui concerne Frédéric. Et je sais qu’il est protégé. Car j’y pense, à mon fils, à notre fils, au bout de chou qui deviendra grand.
Mes tulipes sont intactes comme au premier jour. Ce que c’est que d’être aimées. Et tu m’as parue aussi jeune que la première fois où je te vis dans cette rue des Mathurins, si triste de bruits, si bousculée de souvenirs. Et je viens d’épousseter la poussière sur le bord de ta photo. Je n’ai plus à faire qu’à penser à toi. Si j’écrivais notre roman ? Roman d’un sou, d’un jour, d’un an, d’une vie. Sais-tu que la graine du plus gros arbre du monde, le baobab, est toute petite. On n’imagine jamais qu’il sortira de là un tel géant. Ainsi de nos débuts de liaison. Ainsi de nos premières rencontres. On croyait s’effleurer, et puis tout a grandi si lentement, imperceptiblement qu’on est tout étonné d’avoir construit tant et si bien. Un amour est comme un palais. On n’en finit jamais de l’orner et de l’agrandir. Chaque année on ajoute une aile, chaque mois un tableau, chaque jour un coussin brodé, chaque heure une bague au doigt de sa dame, ou une fleur dans le vase d’argent, ou un relent de parfum, ou une page de prose savante, ou un coup d’œil de vie. Je pense à t’aimer comme un sculpteur gratte sa pierre, plus il rode, plus l’œuvre se dégage, élancée, et ce n’est qu’une ébauche.
Crois-tu que ce parloir était court et ce gardien indiscret ! Mais nous avons tout dit, sans rien nous dire. Nous nous sommes regardés mieux encore, et tout ce qui planait et couvait en nous s’est précipité pour notre joie. Que ne viens-tu tous les huit jours ! Patience ! En attendant, que ne m’écris-tu pour le moins trois fois par semaine. Trois jours sans lettre c’est trop. Disons donc que le lundi, mercredi ou vendredi. À moins que ce ne soit les mardi, jeudi, samedi et quelque fois le dimanche. Tu voudras dévider tout au long ce que tu penses, ce que tu vois, ce que tu fais, ce que tu espères, ce que tu projettes. Et parle bien de tout comme de rien pourvu que je te lise. Tu n’écris pas assez. Pas assez souvent, pas assez long, pas assez serré. Je pourrais t’écrire des lettres aussi longues tous les jours s’il me prenait fantaisie de t’exprimer en roman tout ce qui nous intéresse.
Mon voisin de fenêtre (est-ce au-dessous ou à côté ?) vient de lancer quelques bobards. Nouvelles bidon. Les gens s’imaginent toujours que du pire, il sortira un mieux. D’autres souhaitent, tels des héritiers avides, que crève la marâtre pour prendre la place ; les hommes sont curieux, incapables, pour la plupart, de rien créer, ils ne végètent que de la richesse des autres. Et celui qui crée est le plus attaqué par le plus riche en soi.
J’ai lu cette semaine deux ou trois bouquins sur le théâtre du moyen-âge, le Babitt de Sinclair Lewis,(un chef d’œuvre de reportage humoristique romancé), une vie de Shakespeare, une partie de l’histoire des religions (chapitre sur l’égyptologie et les religions babyloniennes). Je m’intéresse aussi aux Celtes, aux druides, un peu à Socrate (déjà très dépouillé), beaucoup à la métaphysique chrétienne. Je vais entreprendre ce soir un roman de Conrad avant la rituelle partie d’échecs que je commence à gagner à peu près régulièrement (je l’ai perdue !!!)
Sais-tu que cette lettre a été entrecoupée de deux tasses de thé, d’un dîner avec café, et que je n’ai pas encore fait ma vaisselle du soir. Sais-tu aussi que j’aurai usé mon éponge métallique dans quinze jours environ, que ton tampon de verre fait merveille, mais qu’il s’use déjà, et que dans un mois ½ environ… que le gui et le houx sont toujours beaux et luisants, que les jacinthes poussent (du moins les deux qui restent) et que je trouve la vie belle et précieuse quand elle est vécue noblement, c’est-à-dire non point la tête chaude sur la table en pensant aux misères du monde, mais le sourire discrètement caché sous le béret en découvrant les mystères de Dieu. Chaque épreuve est une marche à gravir qui nous donne tant d’élasticité, qui éveille en nous tant de forces, que nous en sortons enrichis de tous les dons que le monde nous refusa. Et plus tu entendras dire du mal de moi, plus tu en penseras du bien. Qui a le droit d’accuser son voisin de forfaiture, quand il se prête au jeu d’aujourd’hui ?
Je vais me reposer pour ce soir de tant d’épanchements. Et n’aimes-tu pas mieux que je me taise le soir quand il ne faut plus qu’écouter le cœur battre dans le silence des embrasements retrouvés. Et mon souffle sur l’oreille n’est-il pas chanson ? Et ma tempe chaude n’est-elle pas prière ? Je te mettrai à genoux devant la vie et l’espérance pour que ton cœur se gonfle de tiédeur et de sécurité. Dors tranquille. L’ange qui veille sur toi est le mien.
Lundi.
J’ai vu mon colis de loin ce matin avec une étiquette toute neuve et j’ai pensé que c’était toi qui avait écrit ces lettres, et cousu la toile, et enveloppé le paquet, et pris le métro. Tout cela c’est de l’amour à quelques mètres. On ne peut être plus près de ta pensée.
Mon camarade, qui est passé en Cour, me dit que le président Dagonel qui préside la 13ème chambre aurait prévu une grosse charrette (dont mon dossier) pour le 23 avril avec le commissaire du gouvernement Buttrot (voir orthographe). Peux-tu te renseigner sur le fait et sur la date ? Tout cela me semble improbable, mais qui sait ? D’autre part, peux-tu savoir s’il est préférable de passer ainsi en charrette dans une petite chambre ou bien d’attendre encore ? Et puis, mon dossier n’est pas prêt. Enfin, renseigne-toi.
Pour les colis, ne mettre du flocon d’avoine que tous les quinze jours et les autres fois le remplacer par un pain Hovis (qui pèse 320g). Maintenant, si les denrées deviennent plus rares, mettre les deux toutes les semaines (ce qui serait épatant). Avec un pain Hovis et un paquet de flocons par semaine je suis assuré de tenir le coup. Vois cela.
Vois Floriot dès que tu as des tuyaux.
17h30.
J’ai reçu mon camarade qui me précise que Plagenet aurait prévu 3 jours après le 27 avril. Mais sans Buttrot. Vois cela. Je passe un pneu à Floriot. Il me semble invraisemblable qu’on puisse prendre date pour moi alors que le dossier est encore à l’instruction et que mon avocat n’a pas été prévenu.
Là-dessus, je dormirai tranquille cette nuit du plus profond de ma conscience pure. Et je te verrai en rêve, toute menue, et si près de moi, et si heureux tous deux.
À bientôt te lire. J’ai reçu tout à l’heure ton mot de jeudi. Mais oui, il était ennuyeux cet importun qui s’est mêlé de notre conversation. Mais nous nous sommes tout dit malgré tout. Et ce n’est pas fini. Le colis est parfait, comme toujours. Sois tranquille de plus en plus. Les nouvelles qui courent sont des plus rassurantes pour les honnêtes gens. Nous arriverons bien à démontrer notre bonne foi. On t’embrasse, on te chérit. On te souhaite la sagesse qui est d’espérer et d’attendre. On te tire les cheveux, tout juste pour que tu sois ébouriffée, et l’on te serre contre soi. Embrasse le Frédéric. Il est trop beau.
J.
[1] Mme Booth-Prevost, la secrétaire que lui avaient imposé les Allemands et qui le surveillait.