JM à JR (Fresnes 47/02/17)

 

Lundi 17 février 1947

Ma petite fille chérie,

Enfin une grande lettre. Serrée comme je les aime, bourrée de choses, pas bâclée, des baisers et des tendresses, et des soupirs à toutes les lignes. Et j’aime beaucoup que tu t’ennuies. Je suis ravi que tu trouves le temps long. Je suis très satisfait que tu ne sois pas contente du tout que je sois en prison. Bravo, Continue dans ce sentiment affectueux qui t’honore et dont je te consolerai, moi tout seul. Hein ? Pas d’histoires ! Du reste, sois tranquille, j’ai en toi la confiance la plus lucide et sincère. Je t’embrasse pour tout ton ennui.

Ce matin je t’ai vue, dans mon pré-réveil. Tu étais dans le métro, à m’apporter mon colis (surtout ne me dis pas que tu es venue par l’autobus), toute joyeuse, toute animée de venir à Fresnes, près de la porte de ma cellule, à cent mètres de mon demi-sommeil. Dire qu’il faudrait peu pour qu’on se touche la main, qu’on s’embrasse à crier et qu’il faut attendre que la glace gèle dans le cœur des juges. Patience ! Patience ! C’est pour demain.

Le colis étais parfait, les tulipes roses adorables. Elles sont là, sous mes yeux, à reprendre vie dans une eau fraiche comme toute la vigueur que je mets à aimer la vie —la vraie— celle qui ne court ni les rues ni les ruelles d’alcool, mais les yeux grands ouverts, les mains entrelacées, les rires et les silences pleins de promesses. Mais oui, ma Jeannette, je t’ai toujours aimé autant dès le premier jour, et avant le premier jour. Un enfant qui grandit est tout entier contenu dans sa promesse. Et je ne t’aime pas mieux aujourd’hui qu’hier, mais cela se voit davantage, comme les fleurs qui s’ouvrent laissent apercevoir le pistil où va s’éclore la graine, prouesse du lendemain renouvelé. Nous aimons par succession, par étapes, par redites, par mille renouvellements, jour après jour, et il faut cette succession de barreaux d’échelle à gravir pour parvenir au faîte de la satisfaction.

Et bien ce matin je t’ai eue toute entière dans ma pensée consciente. Rien ne nous séparait. Tu étais montée de plusieurs crans sur cette échelle du bonheur où je t’ai invitée. Sais-tu qu’il va peut-être falloir patienter longtemps avant de retrouver ma caresse libre. Au train où marche l’affaire, je ne repasserai pas avant plusieurs mois (tant mieux !) et après… qui sait combien de mois il faudra patienter pour se libérer de tout ? À moins que les évènements se précipitent. À l’instruction on me disait qu’il n’y aurait pas d’amnistie avant cinq ou six ans [1] !!! Si c’est cela, il n’y en aura pas du tout car les communistes auront pris le pouvoir ou bien il y aura eu la guerre. On ne sait pas.

J’espère toujours que je passerai le prochain noël avec toi. Mais je sais que tu es si patiente et que nous nous aimons tant que tu auras la force de supporter tout pendant le temps qu’il faudra. Hein ? Pas vrai ?

Vite, les choses pratiques. Pour le prochain colis

  1. peux-tu trouver de la vanille (pour parfumer mon flocon d’avoine) ou bien quelque poudre de citron ou d’orange, mais la vanille…
  2. le sel, un peu plus gris, voire beaucoup plus, SVP.
  3. peux-tu demander à ma mère de me procurer une brosse à dent très dure ?
  4. Je te parlerai de l’affaire Liautey jeudi. Ne t’en occupe point pour l’instant. Je te dirai pourquoi.

J’ai déjà lu Hors d’atteinte. Les poèmes de R.B.[2] S’appellent Bisous de Fresnes. Je ne sais où les trouver. Très joli le titre de chanson : Au dessus des murs, il y a le ciel… Très joli aussi l’autre titre : Le ciel est par-dessus le toit. Peux-tu rentrer en rapport avec Bourquin ? Indispensable. Urgent. Avec lui ou avec un autre. Ne manque pas de m’en parler jeudi. Vois tes amis. Ce n’est pas moi, c’est toi qui feras les démarches. Tu peux tout faire. J’espère que tu m’apporteras les bouquins demandés. Car je vais avoir fini dans peu de temps tout le gros travail en train. Ce que cette défense est longue à préparer ! Surtout dis à Demery de m’apporter le texte demandé.

Suis content des bonnes nouvelles de ma mère. Il faudrait qu’elle consente à prendre quelques distractions saines (théâtre, concerts, etc…). On ne peut vivre comme une recluse. Or, s’il est bon pour un homme chargé de passions politiques d’être obligé de décanter son expérience devant un mur pourri de salpêtre, il n’est pas excellent pour une brave femme qui a besoin d’agréger encore beaucoup de substance de se maintenir dans cet état d’isolement. Je sais qu’lle n’est pas toujours très décidée à se vaincre, mais on peut l’y aider. Elle passe surtout son temps à calculer trop ses petites économies. Et elle a toujours peur de manquer. Il faut lui dire que pour recevoir, il faut produire. Même à son âge, elle peut rendre service et recevoir beaucoup. Si je réussis à « faire » un peu d’argent avec ce que je te dirai, j’aimerais lui payer un abonnement à une série de concerts. Elle en sera plus heureuse que tout.

Alors tu n’aimes pas les pièces de Salacrou ! Fichtre ! Mamzelle est difficile. Il est vrai que j’ignore le contenu des Fiancés du Havre. Il est vrai que les auteurs modernes racontent n’importe quoi, n’importe comment pour plaire à n’importe qui. Tout est devenu si anonyme (on confond ce mot affreux avec impersonnel qui est le début de la qualité). J’ai à côté de moi l’excellent camarade qui va bientôt sortir et qui te téléphonera. Dis-lui tout le bien que je pense de ses romans. C’est un très brave homme à qui il faut des amis sûrs, car il a été très exploité par des bandes de forbans. Il fut mon directeur, et sera peut-être un jour quelque chose de pareil. Nous nous sommes liés d’amitié ici. Tâche de lui rendre service avec ses manuscrits (argent comptant s’entend, car il a de quoi). Il t’adressera toutes sortes de choses pour moi.

Le soleil est venu sur ma fenêtre. Tout pâle, mais il se montre comme un vieux souvenir et un jeune espoir. Nous allons encore vivre des saisons et des printemps et des fleurs épanouies et des senteurs et des épreuves dans l’ambiance des rayons qui jouent avec notre boule la Terre. Certains journaux réclament, parait-il, l’amnistie. Déjà ! Encore ! Alors, on s’occupe de moi ! Tiens ! Tiens ! La France aurait-elle le sentiment d’une injustice commise ? Pas possible ! On s’étonne toujours quand on voit le soleil apparaitre après l’hiver. Il était donc là ! Pas mort ! le brigand ! Lâcheur ! Eh bien… cette justice ?  Viendra-t-elle avec le printemps ?

Dis-moi si tu as des nouvelles des trois visites. J’espère qu’ils mettront beaucoup de temps à écrire leurs mémoires. Peut-être voudront-ils à nouveau des explications. Je les recevrai avec beaucoup d’intérêt.

Mes jacinthes poussent (du moins les deux seules qui ont résisté). Je les garde au chaud. Les autres se réveilleront peut-être. Il parait que tant que l’oignon n’est pas « vidé » on a des chances. Je m’occupe aussi très activement des cactus. Il me semble qu’il y a une petite boule ronde qui flanche… Quoique !

Je voudrais que tu m’écrives mieux. Toujours plus serré, et avec infiniment plus de détails. Non point sur la vie domestique, ni sur les évènements succincts de la quotidienne journée de travail et de démarches, et de repos ou de soucis, mais sur ce qui t’anime au plus haut quand tu ne penses plus à rien, qu’à toi-même. Qu’est-ce que tu espères de mieux que tout ce que tu sembles avoir pour l’instant ? La richesse ? Les enfants ? La présence de celui que tu aimes ? Un palais ? Une chaumière ? Un commerce de milliardaire ? Un pays étranger ? Quel conte de fées veux-tu vivre ? Quels sont tes jouets préférés d’aujourd’hui ? Je voudrais te donner toute la joie et la paix que j’ai ici, si près de toi.

Sais-tu que j’ai fait hier le plan d’une maison que j’aimerais construire. Style américain, sobre, c’est-à-dire Louis XIII anglaise avec multiples anachronismes modernes. Au rez-de-chaussée immense living-room avec baies, autour d’une cheminée monumentale (tout doit être construit autour du feu). Derrière, accolée, la cuisine, très grande, et les communs. Un escalier monte au premier étage. 2 salles de bains ou douches, et 6 grandes chambres (4 pour les enfants ou domestiques, une pour nous deux et un bureau —pour mon auguste personne— pour toi un boudoir personnel). Sous une coupole centrale, la bibliothèque, salle d’études, située au-dessus de la cheminée du rez-de-chaussée. Grande terrasse sur deux ailes de la maison. Pour les jardins, j’attends l’inspiration : une partie à la française, l’autre à l’anglaise. Des serres sans doute. Les écuries, fermes, laiteries, maisons paysannes sont plus loin. Je veux des fleurs à l’infini, et des poissons, et une volière, et des chats, et un coupe de chiens énormes, mais très doux (avec nous seulement), quoique de bonne garde. Sable fin dans les allées. Une rivière pour la pêche. Exposée au Sud (en Amérique du Sud, au Nord, le soleil étant contraire). Éclairages indirects, ou par lustres et appliques. Dîners aux bougies. La chambre de Frédéric est en haut de l’escalier, à gauche. Celle de Catherine sur le devant, au centre de la terrasse. Toutes les chambres des enfants s’ouvrent sur la bibliothèque. Comme te coifferas-tu à ce moment là ? Cheveux relevés sur le cou ? Ou toute bouclée ? Tu aimeras passer avec moi des soirées pour ne rien dire, ou sans parler, ou avec beaucoup d’amis, ou avec beaucoup de musique, ou avec beaucoup de lune sur la forêt, et des milliers d’oiseaux dans les bois, ou parmi les nègres et les papillons.

Je t’embrasse vite, sinon je vais reconstruire Paul et Virginie. Peut-être n’aurons-nous qu’une hutte, qu’une cave sous une maison éboulée sous les bombes, qu’un coin de bateau d’émigrants ! Qu’importe ! Nous n’avons pas fini de lutter ensemble. Embrasse-moi fort. Si fort que je sente ta joie ! à jeudi te voir, t’entendre, te toucher des yeux.

J.

PS. Peux-tu trouver encore du Nescafé ?

[1] C’est à peu près ce qui arrivera : une première loi d’amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée en juillet 1953. À la suite de cette amnistie moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n’ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde (note de FGR)
[2] Il s’agit de Robert Brasillach (note de FGR)