Dimanche 2 mars 1947
Ma petite fille chérie,
En voilà une vilaine jalouse ! Tant de soucis pour rien ! On s’imagine quoi ? Quelles inquiétudes dans cette tête de moineau ? Voila qu’il faut la consoler, la rassurer, lui redonner le sens des réalités, la rappeler aux normes de la conduite prudente. Ce n’est pas parce que ma mère a donné l’hospitalité à sa bru qu’il faut tout à coup voir des difficultés ou je ne sais quelle situation nouvelle. Et pourquoi douter des mots qu’on écrit. Parce qu’on est poète et qu’on a des muses et qu’il me semble qu’on parle plutôt à la fée de son imagination qu’à la petite personne qui court le Jardin des Plantes derrière son enfant blond. Chacun chante sa chacune. Pour moi, elle a le visage des photos qui sont épinglées sur mon mur. Et je sais son nom préféré. À genoux, petite fille, devant notre tendresse, et qu’il ne soit aucun nuage sur le printemps qui est nôtre.
As-tu reçu la visite de mon camarade ? Car je l’ai dirigé vers deux personnes : ma mère et toi. Pas plus. Il aura du te téléphoner. C’est un fort brave homme très compréhensif et qui t’aura dit sans doute ceci : c’est qu’il n’y a que toi sur mon mur. Pas d’autre fille. Est-ce une preuve, oui ou zut ? Pourquoi t’enfermer tout à coup dans des craintes ? Une fille honnête doit avoir le pied solide. Si je passe un contrat d’amitié, d’affection et de beaucoup plus avec toi, je le tiendrai. Suis-je malhonnête en affaires ? En affaires de cœur non plus. Ce qui est promis est promis. Mais tu ne m’as pas dit, toi, si tu acceptais ??? J’attends toujours ta réponse. Pour s’engager il faut être deux.
Bien sûr que tu es indispensable pour les colis. Continue et ne te préoccupes de rien. Quoiqu’il arrive j’arrangerai tout à ma sortie. De plus, je pense que la personne qui te préoccupe tant sera bientôt à l’étranger. Alors ! Elle fait en tous cas toutes les démarches pour cela. Saches une chose : personne ne peut prendre ta place. Tu l’as toute entière à toi cette place, et tu n’as pas le droit de douter. Donne sans réserves, tout que tu peux de ton affection. Elle est reçue, appréciée, aimée, perçue. Et ne crois pas que tu auras une quelconque place secondaire. Tu n’as pas le droit de rester dans l’ombre. Je te mettrai à mes côtés sans restrictions.
Tu as raison d’être prudente avec ma mère. C’est la meilleure femme du monde, mais elle ne connaît guère la vie, et souvent elle s’imagine qu’elle fait pour le mieux quand elle met dans son geste un dévouement inspiré. Elle fut sans doute très heureuse de voir fondre aimablement chez elle deux histrions qui ont l’habitude d’être particulièrement désagréables. Elle prit cela pour un bienfait des Dieux. Mais je ne suis pas dupe. Cela ne m’empêche pas d’aimer beaucoup ma maman, qui fut toujours si dévouée pour moi. Et je ne lui en veux pas d’avoir été bougrement bavarde lors de mes aventures en août 44. On n’est pas toujours maître de sa langue. Et moi-même, je n’ai pas été assez prudent. Enfin !!!
Pour l’affaire, tout va bien. On attend. Les docteurs ont remis leur rapport. Tu dois en savoir la teneur. Qu’en pense Floriot ? Est-il content ? Très ? Un peu ? Médiocrement ? Je persiste à ne pas me soucier de l’issue de ce procès où je vaincrai !!! Car il ne sera pas dit que je me laisserai manipuler par les forces de l’hypocrisie politique. Mais, aura-t-il lieu ? L’horizon international se charge. La situation à l’intérieur se tend. Nous voici dans les mois cruciaux. Il nous faudra lutter pour arriver à nos fins.
Je sens qu’aujourd’hui tu penses à moi mieux que les autres jours. D’abord parce qu’il fait beau. Le soleil est radieux sur la plaine de Fresnes. La cellule est moins froide. Le thé bien sucré réchauffe mieux encore qu’il y a quinze jours. Depuis ce matin l’eau ne gèle plus sur la fenêtre. Mes jacinthes se prélassent au soleil. Et je peux les laisser dehors toute la nuit. J’imagine que tu vas promener Frédéric aujourd’hui et courir comme une fillette pour lui entraîner les mollets. Et vous rirez tous les deux comme des fous. Bravo. Pendant ce temps je relirai Lancelot. J’aurai besoin dès que tu l’auras que tu corriges à fond de train tous les exemplaires, pour le dossier. Je n’ai pas encore vu Demery et son document vert.
Mais oui, nous sommes pour quelque chose dans l’arrivée de Frédéric en ce bas monde. Et nous le serons autant pour Catherine et la suite. Seulement, je t’expliquerai beaucoup de choses que tu ne comprends pas encore –ou que tu comprends déjà. Et tu verras que tout est très bien, et que ton amour n’a rien à craindre. Au contraire, les lois du bonheur vous ôteront votre crainte et votre jalousie, mamzelle, et vous ne croirez plus que quelque chose ou quelqu’un puisse vous faire souffrir.
Quant à ma vieille sorcière, tu la verras, soit le 23 avril, soit plus tard. Et tu me diras si un homme de goût pouvait s’encombrer d’un pareil tableau. Je n’ai jamais connu pareil épouvantail et pareil caractère de chouette (bien plus méchante qu’une chouette). Demande à tes amis qui la connaissent ce qu’ils en pensent et tu verras les conclusions.
Je n’imaginais pas aujourd’hui devoir te gronder par cette méchante lettre (si gentille en fait –et qui me fait toujours très plaisir, c’est le seul plaisir que j’ai ici de recevoir tes lettres). Mon moineau en picorant des miettes m’a donné quelques coups de bec. Très joli bec. Je l’embrasse sur son bec. J’ai lavé toutes tes photos où la poussière s’accumulait, et j’attends les nouvelles, promises depuis l’été dernier !!!
Cette semaine, à part mes études théologiques, et métaphysiques, j’ai lu Antigone d’Anouilh et Anna Karénine de Tolstoï, que je n’avais guère compris quand j’avais 18 ans et qui me semble aujourd’hui prodigieux. Il n’y a que les œuvres mûres qui ont de l’intérêt. Peu de jeunes ont écrit de grandes choses (sauf exception bien sûr : Rimbaud toujours qu’on cite avant tout, et Pascal, et Pic de la Mirandole…), mais le nombre d’écrivains qui ont réussi leurs œuvres à partir de leur cinquantaine est plus nombreux. Il faut avoir vécu pour savoir penser. Et puis, qu’importe l’âge. Il y a des blés de printemps et des pommes d’hiver. En toutes saisons, l’esprit produit ses fruits. Nous n’avons qu’à patienter. Il me semble aujourd’hui que j’ai beaucoup plus à dire qu’il y a 10 ans. Il me semble surtout qu’on ne puisse faire œuvre de valeur que contre la foule. De plus en plus je vois se vérifier cette loi. Tout ce que je fis de valable, de plaisant, d’apprécié est en réaction contre la facilité… De même en politique… C’est pourquoi nous avons autant de désagréments… Mais l’aventure n’est pas terminée… Au contraire. Il y a un dernier acte qui sera fameux.
Ma petite fille, je t’embrasse comme le dimanche après-midi le soleil s’acharne sur une terre meurtrie par l’hiver. Avec tout le souffle et l’ardeur du printemps, il faut réveiller la fécondité sous le gel de la crainte. Écris-moi longuement tout ce que tu penses, que je sache si les images qui te hantent sont lumineuses et émanent d’une flamme gracieuse. Merci pour le petit dictionnaire des synonymes que je recevrai demain avec joie. Es-tu passée chez Hatier pour Les Mémorables et le reste ? Je donnerai jeudi à ma mère une commission importante que tu exécuteras à la lettre. Il s’agit de la revue dont je t’ai parlé il y a quelque temps. Il faudra la retirer de là où elle est pour la transporter ailleurs. Tu t’occuperas de ce transfert pour une fois. Je compte sur toi.
J’ai six tulipes roses sous les yeux qui me disent tout ton amour. Est-il vrai que tu m’aimes autant ? Quels mots faut-il que je t’écrive pour t’affirmer que tu ne m’es point indifférente, que tout un monde remue quand ton image bouge dans mes souvenirs, que j’espère te retrouver bienheureuse au bout du tunnel, et que mes nuits ou mes jours sont placés sous ce signe d’espoir. Et je te dirai de vive voix tout le bien que je pense de toi. Pour l’instant, lis, travaille, va au concert, emmagasine tout de la vie, patiente, espère, lutte sans répit. On se rejoindra sur la montagne, au soleil levant. Bonne nuit, fille chérie, tu as les doigts dans les miens.
Lundi.
Je t’ai sentie si près de moi ce matin, si contre moi, si tendre et affectueuse. Toute la prison en est parfumée et toute ma journée joyeuse. Qui peut nous empêcher d’être content de savoir qu’on nous aime. Qui peut s’interposer entre l’amour et nous. Quel est celui qui pourra m’obliger à ne pas me réjouir. Je te porte dans mon cœur comme une aube de lumière, aux nuances infinies et il s’ouvre le grand jour qui bénit la Terre. Je te mettrai à une place si haute que nul ne pourra plus te contredire, t’atteindre, tenter de te blesser. Et saches que tu ne risques pas d’être incomprise, ni négligée. On pense à toi comme il faut.
En regardant ma feuille de notes, je m’aperçois qu’il me faut te demander plusieurs choses :
- un crayon rouge et bleu
- encore un pot de colle
- de t’occuper de la feuille de téléphone ci-jointe. Dis à ma mère de faire payer et, au lieu de m’envoyer 1.000 ce mois-ci, qu’on ne m’envoie que 300. Ce sera suffisant. Veux-tu bien aussi signaler que je suis parti de cet appartement en août et que ce compte me parait étrange, qu’on veuille bien vérifier et défalquer ce que je ne dois pas, et surtout fait interrompre le compte à octobre, sans faute. Il faut payer, sinon on obtiendra jugement contre moi et les frais grèveront la somme du double pour le moins.
Je m’attends d’une minute à l’autre à être appelé pour le colis et à remonter avec tous les petits paquets. Le temps est superbe, le soleil doux sur une plaine grisâtre piquée de taches brunes. Le ciel est blanc comme un vieux pastel. Il ne fait plus si froid. La lumière est bonne comme un vieux printemps qui cherche à éblouir avec charme et gentillesse. Sur mon mur Frédéric fait de la bicyclette. Tu es une heureuse maman.
Dès que Demery m’aura vu, téléphone-lui. Je lui remettrai Lancelot pour le dossier. À moins que tu lui aies confié un manuscrit pour le corriger ici. Tu y trouveras aussi Empyrée. À taper et m’envoyer d’urgence. Tout d’urgence, très, très pressé. Pourquoi ? Le printemps vient… avec ses nouveaux travaux. Entre nous, je voudrai bien en avoir terminé avec tout cela.
15h.
Reçu colis. Merveilleux. Merci, merci. Et pour les mimosas, les œillets, le jambon et tous les menus paquets, et toutes les ficelles et tous les petits papiers. Le soir, à la bougie, je pense que je brûle un peu de ce que tu me donnas pour vivre mieux. Le matin, au lever, je bois le chocolat de Frédéric. Ces graines de mimosa sont comme du gros coton jaune. Elles ont le velouté rude d’un tapis. Leur parfum m’arrive par bouffées. Trois tulipes de la semaine dernière et une autre d’il y a quinze jours tiennent encore. Tu me diras que toutes les semaines je te décris mes fleurs. J’y suis sensible plus qu’à autre chose. On ne vit pas que de rillettes et de café. Je viens d’être appelé pour toucher le dictionnaire des synonymes. Bravo. Je m’y suis plongé aussitôt et en ai extirpé 50 mots dont j’avais besoin pour te faire faire beaucoup de corrections dans Les Barreaux d’or. Tu vois comme on pense à toi. Tu es contente, pas vrai, de recommencer toujours la même chose pour moi ? Et quand tu croiras avoir tout fini, on recommencera. Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage. Pourvu qu’on ne finisse pas comme ce piètre Boileau dont personne ne lit plus Le Lutrin ni L’Art poétique. S’il fut un pédant assommant, c’est bien ce professeur outré qu’on nous recommande avec respect et qui n’est qu’un fat officiel.
Je t’embrasse pendant qu’il y a encore un peu de place. Lis surtout entre les lignes. Gros, gros baisers.
J.