Dimanche 9 mars 1947
Ma chérie,
Ainsi ma mère est arrivée jeudi au parloir en m’avouant : « J’ai pris la place de Jeannette » !!! Si encore elle était venue me dire : « C’était mon tour, j’avais à te parler. Important, j’ai demandé à Jeannette de me céder son tour ». Pas du tout !!! Elle a pris ta place. C’était ta place, et ma mère est venue à ta place. Je n’étais pas content du tout. Et j’ai prié ma mère de te dire que le jeudi 20 ce serait toi, et nulle autre, qui viendrait. En attendant nous en sommes réduits à échanger de vagues confidences par lettre. Je ne sais guère ce qui se passe. Au fond je sais que tout va bien, tu t’occupes de tout. Et je suis très aidé et j’ai mon étoile pour moi. Cette compréhension qui vous fait passer à travers tous les dangers ! Ah ! La lutte contre la bêtise comporte des risques. Il faut dans ce monde payer cher le privilège d’être honnête et rigoureusement droit et de s’opposer à la crapule. On se fait écharper par les taureaux comme par les foules. Il faut aussi savoir s’abriter, se protéger et, pour ce, les petites filles vous sont toute dévouées et ont des gestes d’intelligence remarquables.
J’ai répondu vertement à ma mère qui m’a posé une question saugrenue (« Alors qu’est-ce que tu fais avec tes deux femmes ? ») « Mais il n’y en n’a qu’une, maman ! Et ce n’est pas celle qui croyait l’être. C’est Jeannette qui a toute ma confiance et mes préférences ». Je lui ai demandé ce qu’elle pensait de toi : « Oh ! Celle-là ! Elle t’aime ! Tu es tout pour elle !!! ». Et bien voilà qui suffit. Ma mère avait l’air de trouver que ce n’était pas assez. Je sais bien que, très exclusive, elle aime qu’on la flatte, ou qu’on la berce de paroles aimables (et tu n’y manques pas) mais j’ai été obligé de lui faire comprendre que ma compagne devait d’abord être mariée avec moi plutôt qu’avec elle. Curieux, hein ? Les mères de fils unique. Elles ont un étrange sentiment de propriété. Tu ne seras point comme elle. D’autant plus que tu auras douze petits Mamy ou petites Catherine à élever. Et je ne te laisserai pas le temps d’en préférer l’un à l’autre.
L’« aviation » [1] m’a l’air de t’avoir redonné du courage. Ce qu’il faut, c’est voir avec Flo[riot] comment marche l’affaire. Nous devrions chercher à gagner ces bonnes chaleurs si tièdes, et même au-delà. Tout est possible. Je ne pense pas en tous cas que la date prévue pour avril puisse tenir. N’ai pas encore vu Demery. J’ai beaucoup de choses à lui remettre. Mon dossier est déjà très au complet. Dis-lui qu’elle vienne. Lui as-tu remis les exemplaires voulus de Lancelot et de l’autre ? Sinon, qu’elle vienne sans documents. Je lui remettrai ce que j’ai et on fera les choses au dehors. Il faut que ce dossier soit prêt comme il convient. J’ai terminé hier les retouches d’Hippodamie. Il ne me reste plus que Gabriella, et ce que je suis en train de commencer.
Pour les projets d’amnistie, n’y comptons pas. Je pense qu’il faut plutôt écouter la voix de la sagesse. Ton aviateur me semble voir juste. Nous arrivons dans les mois cruciaux. Il se peut qu’il faille encore attendre un peu, mais pas au-delà d’août ou d’octobre, car le peuple ne peut plus tenir. De tous côtés on signale la vie trop dure. La France a besoin de respirer, de ne plus subir l’étreinte des bandits qui l’amènent à la ruine. Pour moi, je me contente ici de lire la Bible. Réconfortant. Au-dessus de la mêlée. Déjà hors de la Terre. N’ai plus de problèmes. Détaché de tout. Sauf des solutions honorables. Ce n’est pas de l’indifférence. C’est un prodigieux intérêt pour la réalité, la vraie, la Vie éternelle, l’Amour éternel. Pour Jeannette aussi. Car Jeannette est incluse dans l’expérience. Nous ne nous quitterons plus jamais. Veux-tu bien ?
J’ai lu Le Zéro et l’infini [2]. Si tu peux mets moi Le Yogi et le commissaire [3]. Mais je ne sais pas si je pourrais te le rendre. Surtout ne dépense pas d’argent. Fais-le toi offrir ou prends le d’occasion. Le dico de synonymes va très bien. Si tu n’as pas trouvé chez Hatier ce qu’il me faut tâches de te les procurer ailleurs. Je te récapitule les ouvrages, et t’en énonce de nouveaux : de Platon Le Banquet, Gorgias, Euthyphron, Lachés [4] (voir si Charpentier ne les a pas édités, ou Fayard, dans une collection classique), de Xénophon, les deux derniers des Mémorables [5] et Le Banquet (pour L’Apologie j’ai déjà ce qu’il me faut). As-tu vu le type de Genève ? As-tu repris les deux revues rue Copernic ? Les as-tu portées rue de l’Yvette ? As-tu pensé au crayon rouge et bleu ? à la colle ? Il me faut un peu de fil de lin noir. Je n’ai plus de poudre à casseroles. Les colis vont très bien avec le pain Hovis et le flocon alternés. Un peu moins de porc si possible. Mais vois cela avec ma mère. Toujours du riz. Bravo ! Mon camarade te téléphonera dès que rentré à Paris.
Pour ce que tu me dis sur Cupidon, je me refuse absolument à prendre ce Dieu pour un guide. Beaucoup trop volage, érotique, naturel, mythologique. Je conçois que tu veuilles échapper à un Jéhovah barbu, en robe bleue et barbe sévère, tout chaud sorti des cuisines de la rue Saint Sulpice. Nous dirons donc que le Dieu qui nous a protégé est l’Amour lui-même. Ce principe extraordinaire d’harmonie et d’esprit qui délie les langues des amants et leur fait murmurer autre chose que des baisers de chair ou des tirades de feu de paille. Il nous faut durer avec la vie, et cela exige des sacrifices, de la patience, du dévouement, du désintéressement. Si tu m’aimes, je t’aime. Si tu t’intéresses à tout ce que je fais, moi de même et tous les pas que tu fais ne sont pas des pas perdus. Au contraire, c’est le sentier à suivre pour atteindre ce bonheur, qui existe tant, que nous l’avons déjà en nous à force de le chercher. Il nous faut réussir à trouver l’équilibre dans une époque aussi chaotique, et à exprimer notre liberté. Et pour ce, il nous faut des idées constructives, toute une régénération qui doit porter ses fruits rapidement. Il ne sera pas dit qu’on se laisse renverser par la vague.
Tu ne m’as pas dit ce que Flo[riot] pense du rapport. Est-ce vraiment mieux ?
Parlons maintenant de choses sérieuses. Ma mère m’a dit qu’elle tenait absolument à me donner les deux bouquins dont elle m’a parlé. La voilà chez les mages du Tibet. Je recevrai donc ce précieux message, bien que je sois comblé par ailleurs. Mais je te prie dès maintenant de savoir –in petto [6]– que je ne marche point du tout dans cette magie de quartier. Elle a du subir l’influence d’une vieille bonne femme qui lui a collé ses propres illusions. Laissons faire l’expérience. Nous la verrons revenir bientôt avec la mentalité d’un petit chien battu. Je la connais si bien. Pour toi, veille beaucoup à ne point te laisser prendre à ces plaintes et ces pleurnicheries et autres vieilloteries. Tu sais bien que je n’évolue point du tout sur le même plan. Depuis 45 ans que m’a mère a l’honneur de m’avoir découvert, elle tourne autour de ma petite personne comme un feu follet qui a découvert la lune. Là où je vais elle suit, puis elle précède, puis elle revient sur ces pas, renifle, renâcle, boude, asticote, papillonne, se réjouit, se lamente, tourbillonne, se désespère, menace, gronde, sourit, se rassure, se détourne, s’extasie, me reproche tout ce que l’opinion publique lui souffle, me défend contre tout le quartier. Je suis à la fois le dieu et le démon de la planète. Et le malheur est que je ne suis vraiment pour rien dans toute cette exubérance. Ce n’est pas moi, c’est elle qui n’arrive pas à la tranquillité, au détachement. Ce n’est pas pour cela que je ne ferai point les pas que j’ai à faire. Car il n’est possible de dépendre d’une autre personne, et on ne me fera pas le chantage au sentiment, à la fragilité, à l’astuce maternelle. Dans ses moments de repos, elle est fort dévouée et sincère. Et elle devient de plus en plus sage. C’est une bonne petite fille. Tu es donc habilitée prendre avec elle les précautions qu’il faut pour ne point effaroucher sa susceptibilité, mais bien savoir qu’il ne faut pas te laisser manipuler ou dépasser par sa volonté. Si elle cherche à prendre sur toi un ascendant impropre, tu sauras bien trouver la mine futée qu’il faut pour parer le coup. Et avec elle, on réussit tout par la douceur. D’autant plus que nous ne sommes point animés contre elle de mauvaises intentions, bien au contraire.
Embrasse le Frédéric trente fois, et quarante, et cinquante fois. Bien le bonjour et mes souvenirs respectueux à ta maman, ta sœur, Brassard [7] et l’aviateur (que je ne connais point, mais que j’espère féliciter à la sortie). Que disent tes amis ? Comment voient-ils la marche de l’affaire ? écris-moi longuement, très serré, pour me dire beaucoup plus que tu oses. Je ne suis pas du tout jaloux de ton collaborateur. Non point que je ne t’aime pas. Mais j’ai confiance. C’est un mot que j’ai très rarement prononcé (pour ainsi dire jamais). À demain. Bonne, très bonne nuit. Avec des étoiles, des rêves bleus et des anges.
Lundi.
Je reçois ta lettre où tu annonces la mort de ton patron. Tu m’as l’air désolée. Il faut réagir. La mort n’est pas du tout ce que l’on croit et il faut, dès à présent, savoir que seule l’apparence disparaît, mais que l’homme vit toujours. C’est nous qui croyons que les morts sont morts. Nous attachons une idée de néant à ce qui n’est que l’évanescence d’une forme. La vie nous réserve des joies et des surprises sur ce point. Il est évident que le monde qu’imaginent les hommes est le pire possible et que l’on y souffre tous les maux de l’enfer. C’est pourquoi il faut atteindre ces régions paisibles de l’intelligence où nul argument ne peut venir troubler l’harmonie définitive. Je t’embrasse pour boire toute la peine que tu as, que tu crois avoir, et nous rejetterons d’un commun coup d’épaule toutes ces suggestions macabres. Ne t’attache pas à la personne, mais sache qu’elle est passée sur un autre plan, et qu’il n’y a point de douleur à éprouver pour elle ni pour nous. Il faut au contraire l’aider d’amitié dans son passage.
J’espère que ce décès n’aura pas d’incidence sur tes affaires. Tu as sans doute ailleurs une situation encore plus profitable. Je sais qu’on t’apprécie pour tous les services que tu peux rendre et toutes les portes s’ouvriront devant toi.
Pour la visite que je t’ai demandé de faire aux deux personnes : à la première chez qui tu retireras les revues tu diras que c’est de la part de son frère ; à la 2ème à qui tu les porteras, dis que c’est de la part de monsieur Géraud. Fais vite la démarche. Donne-moi le plus de nouvelles possibles –discrètement s’entend– sur la situation générale. Et pour mon affaire, dis-moi vers quel mois on prévoit la chose. Le plus tard possible.
Bien reçu le colis. Il est parfait. Veux-tu bien me faire mettre de l’élastique au mètre (d’un ½ cm de large) pour slips. Qu’on m’en mette au moins un mètre cinquante. J’attends toujours le crayon rouge et bleu, la colle, l’éponge métallique, etc… Tes œillets sont très beaux. Mes deux oignons de jacinthes grimpent avec rapidité. Et mes cactus durent toujours.
À propos, tes amis m’ont demandé un exemplaire du Ciel d’Aujourd’hui. Confie-le à Demery pour que j’y mette une dédicace et je leur enverrai. Ne m’envoie plus de crème sucrée mais du miel de Bavière, ou des Alpes, un peu teinté et liquide. Vu ?
Ma petite fille, je vais maintenant t’embrasser pour toute une grande semaine. C’est-à-dire que chaque soir et chaque matin on pense à toi, et chaque jour, et plusieurs fois par jour ; et avec insistance, et avec ce sens d’intuition qui nous fait comprendre tous les instants de notre dulcinée, amoureuse enfant si désireuse de la joie d’un printemps tranquille si volontaire d’espoir et d’affection future, si acharnée à vaincre les coups du sort. Rassure-toi, il y aura encore des moments de triomphe intime et tous les soucis passeront comme un nuage tôt dissipé par le soleil. Il n’y a pas de souci qui se dissipe. Il n’y a pas de malaise qui demeure. Nous devons veiller à ce que le rétablissement survienne au plus tôt. Et nous nous y employons. Pas vrai ? Ce soir je te mettrai dans la peau de mouton comme tous les jours et demain matin tu seras décoiffée à la diable avec bien entendu la précaution d’ôter les boucles d’oreille. Si je te disais tout ce que je pense, il faudrait un volume de mots. Mieux vaut se taire et ne plus rien t’envoyer que des baisers dans l’oreille, et dans le cou, et sur les yeux. Ta tête sur mon épaule.
J.
[1] Allusion codée à une rencontre avec le colonel René Fonck, qu’ils appellent entre eux « l’aviateur », et qui agit en sous-main pour défendre la cause de Jean Mamy (note de FGR)
[2] Le Zéro et l’Infini, roman d’Arthur Koestler écrit entre 1938 et 1940. Il s’agit d’une critique du stalinisme. L’auteur, ancien communiste resté profondément socialiste, figure parmi les premiers intellectuels à dénoncer le détournement de la révolution socialiste à une époque où l’URSS est érigée en « paradis terrestre » par de nombreux penseurs et intellectuels occidentaux de gauche, où toute critique est dénoncée comme une manœuvre réactionnaire. (note de FGR)
[3] Dans Le Yogi et le Commissaire, Arthur Koestler met bout à bout des articles écrits pendant la deuxième guerre mondiale et l’immédiat après-guerre. Il y affirme sa croyance en une évolution inéluctable vers le socialisme à visage humain (celui du yogi), sans heurts, progressif, heureux. Il y oppose le socialisme des commissaires politiques, ce qui lui permet de faire un procès en règle contre l’Union soviétique et le goulag. Il sera un des premiers à s’en prendre aux délires utopiques des communistes, à leur aveuglement face aux réalités. Pour Koestler le socialisme n’est pas une panacée et c’est pour cela que la gauche rejettera assez largement sa personne, que ce soient les communistes qui le considéreront comme une « hyène puante valet de l’impérialisme américain » ou les socialistes pour lesquels il deviendra infréquentable. (note de FGR)
[4] Le Banquet (de l’amour), Gorgias (de la rhétorique), Euthyphron (de la piété), Lachés (du courage) : dialogues de Platon (note de FGR)
[5] Les Mémorables : récits sur la vie de Socrate où Xénophon se veut le porte-parole de son ancien maître. (note de FGR)
[6] In petto : en secret, en le pensant sans le dire. (note de FGR)
[7] Georges Brassard : mon parrain (note de FR)