JM à JR (Fresnes 47/04/06)

 

Dimanche 6 avril 1947

Ma Jeannette chérie,

Pâques ! Symbole des tombeaux comme des prisons qui s’ouvrent. Des mondes se relèvent de leurs ruines. Des hommes se redressent d’entre les morts. Au printemps les fleurs éclatent comme l’amour, trop longtemps comprimé par les craintes de l’hiver. Il faut bien qu’on parvienne à la lumière qui brûle tous les péchés, comme toutes les erreurs, comme toutes les haines. Nos camarades condamnés à mort ont bénéficié de la Semaine Sainte. Fusillera-t-on toujours au pays de la liberté ? Le ciel un instant éclairci se recouvrira-t-il, gros de menaces et de coups de colère ? Pour ma part, je suis maintenant si habitué à affronter l’orage qu’il me semble normal de marcher sur la mer endiablée. Il semble qu’on avance dans des ténèbres houleuses avec un calme absolu. Les spectres les plus effrayants ne sont que des ombres sans méchanceté. Et nous ne cédons plus aux vieux frissons d’enfant qui nous faisaient trembler au moindre cri de chouette, devant n’importe quelle silhouette d’arbre nocturne.

On nous a tenu aujourd’hui au culte de grands discours sur la mort. Comme si l’on pouvait discourir sur le néant ! Il faut bien qu’on en parle pour dire qu’elle n’existe point, sauf dans l’illusion oculaire de ceux qui restent. Mais ceux qui partent continuent le voyage avec tous leurs bagages, et toutes leurs armes.

J’ai beaucoup pensé à toi, à nous, ces deux derniers jours. Notre dernier parloir était si simple, intime, familier. On n’a plus à parler de nous-mêmes sur qui tout est dit. Nos projets sont faits. Nos antennes sont mêlées, dressées. Nos intentions sont décisives et nous nous sommes soudés jusqu’à l’épreuve difficile. On verra l’expérience. Nous partons comme des enfants sages qui savent bien ce qu’il faut de patience et d’affection fidèle pour le voyage. Et mon Dieu ! Nous découvrirons en route tous les trésor à partager.

Pour l’instant pas de châteaux en Espagne. Tu travailles et je travaille. À notre libération commune. D’abord celle de la prison. Puis celle de la non-activité d’affaires. Puis celle de ton célibat, et, pour ce, de mon fil à la patte. Voilà de quoi faire pendant les quelques mois à venir. Il se peut que cela aille plus vite que prévu. Qui sait ? Les évènements extérieurs ont l’air de tourner dans le sens qu’il faut. Dis-moi ce que tu sais. J’ai bien reçu la lettre de Géraud. Et aussi les deux bouquins.

Dis-moi aussi ce que tu penses des manuscrits rectifiés. Et du Jour et la nuit ? Cette semaine j’ai travaillé à tout autre chose. Gabriella est encore en chantier. Je prépare quelques projets et, pour ce, relis beaucoup. Regardes donc chez les libraires si tu peux me trouver une mythologie assez détaillée (la gréco-romaine bien entendu, et aussi la scandinave). Je cherche des histoires de héros, de dieux, etc… La petite mythologie de Calmann-Lévy m’a beaucoup servi, mais pas assez détaillée. Je voudrais les histoires de Tantale, Nessus, Sisyphe, Hercule, Odin, Parsifal, les Nibelungen [1], bref, toutes les légendes depuis Homère jusqu’au Moyen-âge. Y a-t-il un ouvrage peu volumineux mais complet sur la question ? Demande à mon ami Coustolle (qui doit encore de l’argent à ma mère, il peut peut-être te procurer les bouquins à l’œil). Trouve-moi un résumé de Tristan et Isolde, d’autres… Bref tous sujets possibles de tragédies. Écris m’en les titres avant d’acheter.

Je pense toujours et de plus en plus à nos vacances… Et, faute d’autre chose, je relis ta lettre de mardi qui est charmante, mais qui est de mardi ! Et mes trois lettres par semaine ?????

As-tu vu l’aviation ? Géraud a l’air très pessimiste. Il devrait revenir pour qu’on lui regonfle le moral. L’atmosphère du dehors ne lui vaut rien.

Sur ce, ce soir (il est déjà tard), je vais sagement aller m’endormir. En pensant à qui ? À une blonde qui est devenue violette, auburn, rousse, et qui redeviendra blonde, blond cendré, d’un blond à peine doré. Je dors comme une pioche en ce moment. Conscience calme. Bonheur sans rêves. Et je trouve la vie très belle. Pleine de substance. Illimitée. Digne d’être vécue sur le plan qu’il faut. L’adversité est un stimulant extraordinaire. Celui qui n’a pas connu son aiguillon ne sait point combattre. Pour avoir souffert toutes les vilénies féminines, je suis aussi armé, et c’est ce qui me permet de t’embrasser mieux, toi qui es loyale. Nous aurons donc ce soir un sommeil paisible, de pieux réveils, de patientes tendresses. Tu m’aimes, c’est très bien, mais est-ce que tu me comprends ? Moi, il y a longtemps que j’ai tout compris, chez toi et chez moi. Et je travaille beaucoup (mentalement s’entend) pour que tu me donnes toutes tes volontés et tes caprices et que je les mettes dans ma poche jusqu’à ce qu’ils soient transformés en pierres précieuses, à force de t’embrasser. Bonsoir, moineau.

Lundi.

Si, dès la première heure, on reprend la plume pour écrire les douces et tendres choses à celle qu’on aime, qu’on préfère, qu’on élit, qu’on choisit, sur qui on construit sa maison, dans la main de qui on confie son espoir, c’est qu’elle vous a touché pendant la nuit avec une lumière secrète. Est-ce que tu aimes qu’on pense à toi ? Non point pour t’orner de vains compliments ou subterfuges mondains mais pour écouter la meilleure voix la plus profonde qui peut éveiller dans l’avenir de formidables bonheurs, bien cachés du monde, mais si solides que jamais la tempête ne les renversera. Construire avec moi, construire nous deux, construire un palais ou une chaumière. Construire une vie. Bâtir sa sécurité, sa tranquillité. S’appuyer sur le réalité d’une correction absolue, qui ne regarde plus en arrière, ni autour de soi, qui ne doute plus, qui ne craint ni ne tremble plus, mais qui ose s’affirmer avec ténacité, assurance, clairvoyance. Veux-tu qu’on joue avec ce jeu de construction admirable où l’on met l’affection sur la patience, le travail contre l’amour, la joie sur la force ? Est-ce que tu m’aimes assez pour supporter tous les mots que je dis, et qui sont autant d’oiseaux travailleurs, de pensées sûres, de pensées de labour, de poignards à tuer l’inquiétude, et à révéler la vie ? Est-ce que tu crois que je t’aime ? Est-ce que tu veux bien que je t’aime ? Est-ce que tu sais pourquoi je t’aime ? C’est très compliqué et très simple. Est-ce que tu veux bien rester, vivre, marcher toute la vie dans la lumière où je t’aime ? Est-ce que tu veux monter avec moi l’échelle dure où il faut aimer, se dévouer, comprendre toujours davantage ? Est-ce que tu veux bien admettre que la lumière d’un tel amour balaie tous les rêves, blesse toutes les illusions, et vous révèle à vous-même comme un être neuf, capable de toutes les vertus courageuses, de toutes les audaces bienfaisantes ? Est-ce que tu veux être toi-même, toute entière avec moi ?

14h.

La promenade m’a arraché de ma table. Puis visite d’avocat (celui d’affaires), déjeuner, partie d’échecs (que j’ai gagnée), coup d’œil aux tulipes (qui sont splendides), cinq minutes d’arrêt à la fenêtre où, au loin, on découvre des coureurs de moto sur le stade. Il y flotte deux banderoles tricolores. Il est vrai que c’est lundi de Pâques et qu’aujourd’hui Frédéric aura trouvé des œufs en sucre ou en chocolat dans son assiette. Je me sens farouchement bien, absolument calme, délivré de tout souci. Truman aurait fait un discours en faveur de tous les pays « menacés dans leur liberté » [2]. Par qui donc, grand Dieu ? Se peut-il qu’il y ait des gens méchants sur Terre ?

Nous, les prisonniers de Fresnes, qui sommes les gens les plus libres du monde, nous nous sentons des plus réconfortés. Et je reprends ma toile (non point de Pénélope) mais d’un tissu qui ne se défait point. Veux-tu en être la trame quand je serai la chaîne ? L’une et l’autre entremêlées sont si rigoureusement liées qu’elles bravent toutes les injures ! Sais-tu que tout ce que je te dis est tout à fait sérieux et que je te le rappellerai souvent jusque dans le vieil âge. À condition que tu acceptes ??? Qui sait ! Je te parais peut-être un gros monsieur très méchant, ou tout à fait fou. Le rapport du docteur doit sans doute t’influencer. On ne peut pas épouser quelqu’un qui est dans cet état la. Quel horrible individu. Capable de tout. Qui sait quelles fantaisies vont lui passer par sa tête déjà tourneboulée. Les poètes ne sont point des gens à fréquenter. Il faut les enfermer ou les isoler dans une île, avec des fées. Veux-tu être ma petite fée ? Celle de la poche gauche, et il n’y en n’a point d’autre car elle transforme tout l’Univers de son doigt levé.

Je vais tout à l’heure reprendre mes dossiers et travaux avec une joie nouvelle, car il m’inspire de te dire le tout petit peu que je te laisse entrevoir sur ce papier. Si tu lis attentivement le texte de Parise ou de Pelops [3] tu y trouveras toutes choses qui te concernent. Tu es un peu Hippodamie et beaucoup Parise (et tu seras Gabriella). Et si je n’écris point tout de suite le Socrate c’est qu’il n’y a point de femme dans l’histoire, sauf cette Xanthippe [4], acariâtre, rebutante, vieille pierre ponce à aiguiser la patience des philosophes. Il se peut que je commence un nouveau sujet que j’ai en tête depuis un an, mais il ne me parait pas mûr. Dans combien de temps le sera-t-il ? Personne ne sait… Sinon la vie elle-même qui décide tout. Il me semble qu’elle a décidé de nous ouvrir bientôt les portes. La vie pardonne à ceux qui se sont trompés, libère les prisonniers de toute injustice, rétablit l’ordre quand il le faut. C’est une grande dame que la vie. Généreuse, large d’idées, pas méchante du tout. Et tout à fait consentante au printemps qui naît. Et aux grandes vacances. Te rappelles-tu ce que je te prédisais l’année dernière ? Il y a un décalage mais les évènements se préparent comme prévu. Pas de doute. Tu peux préparer des sacs de couchage pour l’entrepont du bateau d’émigrants. Ce n’est pas que je sois craintif, mais prudent. Oh combien ! La leçon m’a servi. On apprend toujours quelque chose quand il nous tombe une tuile sur le nez levé trop en l’air. Nous ferons bien attention de ne plus nous tromper. Et pour ce, il faudra ne parler qu’en temps utile, et dire ce qu’il faut, ni plus, ni moins.

As-tu été voir tes amis ? Que pensent-ils de notre affaire ? Et de la situation générale ?

Donc tu veux une grande maison. Tu as besoin d’espace, de ne point vivre dans des cages à poules. Nous irons donc chez le marchand commander ton château. Et de beaux meubles, mi-campagne, mi-citadins, mi-anciens, mi-modernes. Je rêve d’une maison espagnole avec fers forgés et bahuts de chêne torsadés. Nous aurons le temps de courir les antiquaires, mais avant, il nous faudra découvrir pas mal de chambres d’hôtel et de greniers paisibles. Tout vient à point pour qui sait vite réaliser. Crois-moi, la moisson sera fructueuse. Et le blé est déjà semé. J’ai devant moi tout mon champ d’activité. Il est large.

Autour de la maison : un jardin, avec des fleurs, beaucoup de fleurs, un grand potager, un petit bois. Puis des pâturages, des poules, des lapins, quelques vaches, deux ou trois cochons, une volière, une mare avec des grenouilles, des carpes, des tanches, une petite rivière, anguilles, truites, chevesnes, gardons. Quelques chevreuils, un ou deux sangliers. On chassera. Donc, des chiens, deux de garde, trois d’arrêt. Des chats aussi, noirs, siamois, persans. Un ou deux chevaux. Les autos d’usage… et des cigales dans le champ de blé… et des pigeons… et des rossignols.

À l’intérieur, le living room avec divans, tables de jeu, grande cheminée adossée à la cuisine, fauteuils club, table à dîner, panoplies, tableaux, bibelots. La cuisine modèle et ses grands débarras. Les chambres des enfants au premier étage. La bibliothèque centrale, rotonde autour de la table de travail, planisphère et cartes. Ta chambre avec boudoir. Mon bureau, livres rares, bibelots, grande table vernie, encre fraîche à profusion, vue sur la campagne. Une glace de Venise dans ton boudoir, toute ornée de verroteries. Tu y découvriras une femme toujours jeune, fraîche, sans soucis aucun, qui sourit à la vie et garde son bonheur comme une femme toujours éclose. Derrière toi, des bras d’homme qui entourent les épaules et une tête gonflée de vie puissante murmure à ton oreille des mots que la glace n’entend pas. Les entends-tu ? Ils ne peuvent pas être écrits, sinon ils s’abîment, se figent, souffrent d’une prison de papier. Il faut donc les lancer dans le vent pour qu’ils voltigent, et rodent, et reviennent, et t’enlacent, et te fassent rire. Pourquoi ris-tu ? Il faut pleurer parce qu’ils sont tendres. Pourquoi pleures-tu ? Il faut sourire parce qu’ils sont gais. Pourquoi fermes-tu les yeux ? Il faut oser regarder la vie en face comme le soleil sans être ébloui. Pourquoi tes mains ont-elles serré mon cou si fort ? Ce n’est point la peine de battre à ce point du cœur contre ma poitrine. Nous avons tout le temps devant nous de regarder la vie se dérouler comme un grand pays de plaines et de collines où marcher à l’infini sans plus rien dire. Je t’embrasse, moineau joli. Tu es toute ma joie.

J.

[1] Les Nibelungen, dont le nom signifie « ceux de la brume » ou « ceux du monde d’en bas », sont les nains des légendes germaniques. Ils possédaient de grandes richesses qu’ils tiraient de leurs mines en dessous des montagnes, là où ils habitaient. (note de FGR)
[2] La doctrine Truman (discours du 12 mars 1947) repose sur une offre d’assistance militaire et financière de la part des États-Unis, s’adressant aux pays décidés à s’opposer aux pressions communistes. Dans l’immédiat après-guerre, elle concernait des pays comme la Grèce en guerre civile, la Turquie soumise à d’intenses pressions de Moscou concernant les Dardanelles ou encore l’Iran en pleine crise irano-soviétique. (note de FGR)
[3] Pélops est le fils de Tantale et l’ancêtre des Atrides à Mycènes. Il donna son nom au Péloponnèse. Poséidon en tomba amoureux et l’enleva afin d’en faire son amant. Mais Pélops repartit sur terre sur ordre de Zeus, et se rendit en Grèce où il fit la rencontre d’Hippodamie, sa future épouse. Il obtint sa main dans une célèbre course de char contre le père de celle-ci. (note de FGR)
[4] Xanthippe est l’épouse de Socrate. (note de FGR)