JM à JR (Fresnes 47/03/30)

 

Dimanche 30 mars 1947

Ma chérie,

J’ai bien peu reçu de lettres de toi cette semaine. Une seulement ! Je pense que la Poste doit être détraquée, ou bien que tu fus si absorbée par d’autres travaux que tu n’eus guère le temps de t’épancher. Je pense des tas de choses et me rassure avec de forts et puissants arguments. Et ma confiance est inaltérable. Je sais que demain… ou après demain, j’aurai un flot de tendresse sur ma table. Et puisqu’il est déjà parti, je l’apprécie dès cet instant.

Que te dire que je n’aie déjà dit ? Il me semble que je n’ai encore rien dit. Tout est toujours à dire ou à faire. La vie est ainsi conçue qu’il faut renouveler nos actes tous les jours. C’est toujours le même amour, la même affection, le même élan, le même silence gros de bonheur, la même étreinte qui va jusqu’à l’unité, et ce sont d’autres formes et d’autres mots, et un autre soleil. Car la lumière se promène à son gré sur les paysages immuables, sur les cœurs chargés de dons. De ma fenêtre je regarde cette plaine de Fresnes qui contient comme tout autre une infinité de plans, d’accidents, de lointains, de détails, de note de couleur. Je l’ai vue neigeuse, enveloppée de brouillard, brûlée de soleil, roussie, verdoyante, couverte de nuages lourds ou d’un dôme d’émail bleu tendre, tachetée par masses, éclairée à contre-jour, endeuillée et violette au couchant, sillonnée de lueurs bizarres, piquée de points jaunes qui clignotent dans la nuit, lavée par la pluie, gelée d’un frisson profond. C’est toujours la même plaine sur quoi passent les couleurs, les vents, les eaux, les rayons de chaleur, les démons du ciel et de la terre. Ainsi de nos amours. Ils ne changent point, ni à l’automne, ni au printemps. Mais nos joues plus rouges, notre œil plus brillant ou notre sourire d’attente les colorent ou les apaisent au point qu’ils semblent de natures opposées, contradictoires, divisées entre-elles mêmes. Il n’en n’est rien. Nous aurons vu passer sur nous l’orage que déjà la terre sera lavée par un soleil neuf, et nous rêvons au clapotis du ruisseau sous les branches chargées d’oiseaux. Et la main dans la main nous comprendrons que nos doigts n’ont jamais été dénoués.

Ce matin j’étais si près de toi que tu étais toute vivante et calme sur mes genoux, toute prête à entendre l’histoire belle qu’indéfiniment il faut raconter aux enfants pour qu’ils soient sages et ne dérangent pas tout de leurs mains impatientes.

Je relis ta dernière lettre qui date de dimanche dernier et m’est arrivée mardi (depuis rien !!!). Oui j’ai connu l’histoire Pouzelgues. J’ai même entrevu ledit personnage : il est sorti le lendemain de mon arrivée et m’a offert à dîner car je n’avais pas d’argent. Tu vois comme les rencontres sont bizarres. Se faire entretenir par un juif ! Cela ne m’étonne pas du tout que le sieur Pouz. soit déplacé. Ses combines étaient trop voyantes. De plus, c’est une vieille lutte entre le 4ème et le 3ème étage de la maison. On se bat entre services car chacun a un drapeau différent. Les uns sont SFIO, les autres pour Charles ou pour Tartempion. Et puis il y a du noyautage « coco ».

Je ne compte plus les mois d’arrestation. Il ne faut jamais compter. Il faut dire : c’était hier, ce sera demain et en fait tout s’est passé aujourd’hui. Le temps ne compte absolument pas. Il n’existe pas. C’est nous qui avons la mauvaise habitude de le trouver trop long. Moi, je le trouve très court. Tu verras comme tout s’oubliera à la seconde dès la liberté retrouvée. Pour l’instant, c’est la seule chose à affirmer. Elle est déjà là, cette liberté. Nous ne la voyons pas parce que nous fermons les yeux, que nous regardons autre chose, que nous avons le tort de nous croire prisonniers, séparés, mais elle existe, elle est la seule réalité. Nous le prouverons. Nous l’avons déjà compris.

Toutes les prisons s’ouvrent. Toutes les chaînes tombent. Toutes les haines meurent. Toutes les tyrannies s’abîment dans le néant. Jamais depuis que ce monde est monde une clique d’usurpateur n’a pu durer plus de quelques mois sans provoquer contre elle une coalition victorieuse. Aujourd’hui les honnêtes gens du monde entier savent reconnaître où est la vérité. C’est après la bataille qu’on distingue les résultats. Nous n’avons rien à craindre de l’avenir. Ayons confiance. Ceux qui ont agi avec droiture seront récompensés.

Je n’ai rien reçu de Boulogne. Par contre il a écrit à mon autre camarade. Une lettre se serait-elle égarée ? Bizarre que ce courrier ne m’arrive pas. Aurais-je une surveillance spéciale ? Je ne le crois pas car je ne suis ni suspect, ni dangereux, ni noté particulièrement. Il aura plutôt oublié de m’écrire. Donne-moi les tuyaux qu’il t’a donnés à son retour de Laon.

Es-tu passée chez Floriot ? As-tu pris le dossier ? As-tu vu la dame de tes amis ? Que se passe-t-il ? Quand commencent et finissent les vacances de Pâques ? Est-on pressé ? Attendra-t-on jusqu’au grandes vacances ? Demery t’a-t-elle donné Les Barreaux d’or qui n’étaient pas dans le dossier Jacquet ? Que dit-on à l’aviation ?

J’espère toujours que pour la campagne il te faudra tes costumes d’été, et je vois les vacances vers juillet. Maintenant, si tu préfères les sports d’hiver, on attendra. Mais il me parait plus indiqué de profiter du grand soleil. As-tu revu tes amis ? Que disent-ils ? Ont-il reçu les bouquins ?

Veux-tu bien dire à ma mère :

  1. de me mettre désormais mes slips et mes tricots de corps dans le colis de linge. Il fait chaud et je vais pouvoir quitter déjà les tricots d’hiver.
  2. de me mettre un flacon d’eau dentifrice. La dernière fois elle m’a envoyé du « Vademecum [1] » qui est excellent pour la bouche.
  3. Envoie-moi un savon dentifrice. J’aimerai quelque chose de puissant. Ce qu’on m’envoie habituellement est une pâte de mauvaise qualité. Veux-tu bien me donner quelque chose qui anime et décrasse vigoureusement les gencives.
  4. As-tu reçu Le Yogi et le commissaire ? N’envoie pas Hors d’atteinte[2], déjà lu.
  5. Travailles-tu sur toutes les réfections de Lancelot, Hypodamie, etc… Et Le Jour et la nuit ? Rappelle-toi notre dernière conversation. Nous n’aurons pas tout fini en un mois. Tant pis, nous prendrons un mois ½.

Je crois d’avance que je m’entendrai très bien avec toi. Tu dois être facile à vivre. Et patiente. Et tu es travailleuse. Et puis tu as le respect du travail de celui qui à certains moments doit s’isoler, à d’autres doit se détendre. Et tu t’occupes activement de tout ce qu’il faut. Et puis tu m’aimes. Et puis je… tu ne le sauras pas.

Oui. Absolument oui. C’est-à-dire : Oui.

Sur ce, je vais au culte protestant. Les condamnés à mort sont en promenade et bavardent de préau à préau. Cousteau [3] lit un bouquin. Algarron [4] tourne à petits pas. Ils sont tous jeunes, de bonne humeur, de conscience pure (les truands exceptés, nous savons distinguer ici entre les « politiques » et ceux qui, sous le couvert de la « Collaboration », ont commis des actes de banditisme).

On t’embrasse. On te berce de mots tendres. On t’assure que ton cœur tout gros d’attente sera content à l’infini.

Lundi.

Ce matin, on t’a vue te réveiller dans le métro, dans l’autobus, tout le long du trajet, tout le long de tes yeux gris, tout le long de ton pèlerinage. Et l’on a dépouillé les petits paquets du colis en sentant, non enfuie, la chaleur de tes doigts et l’on a remarqué toutes les lettres si régulières de ton écriture calme, mais pleine de fougue secrète, et l’on a mis tes fleurs dans l’eau. Deux tulipes de la semaine dernière tiennent encore avec le mimosa. Mes deux oignons ont fleuri merveilleusement. Ce sont deux grandes tulipes roses, élancées, puissantes, toutes vierges, neuves, droites contre le ciel, hautaines, chargées de prestance, lumineuses, avides de plaire. Je les ai cachées derrière un barreau pour qu’elles guettent les nuages au passage, qu’elles tendent un peu le cou pour apercevoir la Tour Eiffel au loin (cette horreur qu’il faut abattre), qu’elles dominent la plaine de leur grâce.

Les anémones reprennent force et vigueur (comme on dit dans les tenues maçonniques). Ainsi de nous quand nous buvons à la source de toute vie. Ce matin, j’ai bu longtemps. Tes yeux étaient un soleil si tranquille.

Le colis est plus que parfait, comme toujours. Pour le café, dis à ma mère de me mettre en supplément de l’ersatz et du café moulu, une boîte de Nescafé qu’elle doit avoir en réserve. Je lui rends mon pardessus et la prochaine fois le veston qu’elle m’a envoyé aujourd’hui. Inutile. Il fait trop chaud maintenant. Par contre, qu’elle m’envoie le costume brun demandé. Du reste je le lui dirai. Je ne sais comment vous vous arrangerez pour le parloir de jeudi. Si tu as des nouvelles importantes, prends sa place et viens (c’est du reste ta place, car tu as droit, toi, à tous les jeudis, mais patience).

À l’instant je reçois ta lettre de vendredi. Enfin ! Elle est très, très gentille. Naturellement, nous nous entendrons très bien et nous mettrons non seulement beaucoup de bonne humeur, mais toutes sortes de qualités en commun. C’est un gros capital que l’affection mutuelle. Nous sommes très riches. Il nous faudra prouver toutes nos bonnes intentions, et nous serons pleins d’égards l’un pour l’autre. Tout ira bien. Moi aussi j’ai confiance dans l’avenir, comme dans le présent. Ce ne sera pas une petite, mais une grande existence heureuse. Toutefois, le bonheur exige beaucoup de sacrifices raisonnables. Pour ma part, j’ai suffisamment vécu pour connaître le prix du désintéressement. Quant à toi, tu me donnes toujours des leçons sur ce point. Je t’embrasse donc une fois de plus.

Alors, tu ne viens pas jeudi ? Tâches. J’ai beaucoup de plaisir à voir ma mère, mais ce n’est pas la même chose. J’aurais bien voulu avoir des tuyaux sur l’aviation.

Tu ne m’as pas dit exactement ce que tu as trouvé dans le dossier de Floriot. Il y a quatre dossiers corrigés. Est-ce cela ? Plus un original d’Hyppo (exactement un original Hyppo, un corrigé Hyppo, un corrigé Lancelot, un corrigé B.d’or, un original Empyrée). Réponds-moi si tu as tout trouvé. Je crois que le dossier sera complet.

Comment vont tes affaires ? As-tu assez d’argent ? Avec ton nouveau patron ? Mon camarade t’a-t-il donné du travail ? Je t’ai présentée comme étant la secrétaire chef d’un grand avocat pouvant se charger de faire taper par une de ses subordonnées des manuscrits à moindre prix que sur la place. Voix si tu peux (et si tu veux) faire ce travail, qu’il faut traiter comme une affaire ordinaire (c’est-à-dire réaliser que tu dois prendre à peu près les ¾ du prix de Copy-Bourse puisque tu n’as pas de frais généraux).

Je regarde vingt-cinq fois par jour les photos de Frédéric qui datent de près d’un an. Il doit avoir poussé comme mes tulipes. Sait-il écrire, lire, va-t-il au jardin d’enfants ? En combien de temps fait-il son cent mètres ? Ses impressions sur le chameau du Jardin des Plantes ? Et à Guignol ? Je suis très impatient de tout savoir.

Tes cactus de l’an dernier durent silencieusement, bien qu’on ne leur donne guère à boire. C’est qu’ils ont de la ressource. Ainsi de nous. Il ne nous faut qu’un souffle de souvenirs, qu’un appétit du lendemain, que la présence du jour. Nous sommes si patients que la terre s’écroulera à nos pieds sous le poids de ses décombres, et que nous aurons la primeur des premières roses qui poussent sur toutes les ruines, nos illusions d’hier écroulées. Combien de fois faut-il t’embrasser pour que tu saches tout ? Une fois ? Une immense fois ?

J.

[1] Vademecum : marque de dentifrice lancé en 1892 toujours existante aujourd’hui (note de FGR)
[2] Hors d’atteinte, ouvrage d’Alfred Fabre-Luce (édité par l’auteur en 1946). (note de FGR)
[3] Pierre-Antoine Cousteau,  frère aîné du célèbre commandant Jacques-Yves Cousteau). D’abord homme « à l’extrême gauche de l’extrême gauche », il évoluera peu à peu vers le fascisme puis collabore ensuite au journal Je suis partout en compagnie de Rebatet et de Robert Brasillach, puis dirige le journal. Condamné à mort, puis gracié par Vincent Auriol, il sera libéré en 1954. (note de FGR)
[4] André Algarron, journaliste et collaborateur, membre du PPF, rédacteur en chef adjoint du Petit Parisien, un journal ouvertement favorable au gouvernement de Vichy et aux nazis. Il s’enfuit en 1944 et se réfugie en Allemagne. Arrêté en mai 1945 après la capitulation allemande, il est emprisonné et condamné à mort le 27 novembre 1946 par la Cour de justice de la Seine. En 1947, il est gracié par Vincent Auriol le gracie et sa peine est commuée en prison à vie. (note de FGR)