Dimanche 20 avril 1947
Ma chérie,
Alors, on n’écrit plu. Jean attend Jeannette ! Jean soupire après la prose de Jeannette ! La dernière lettre date de dimanche sauf le pneu de mardi. Sais-tu bien que j’aime tes lettres. Tu ne le sais pas assez ; Il est vrai que tu ne sais peut-être plus quoi me dire, sauf que tu m’aimes. Il ne faut pas m’attendre. Il faut m’écrire comme tu m’écriras tous les jours quand je serai dehors et que nous vivrons ensemble. Car, au milieu de la journée, sans nous quitter une minute, tu m’écriras ;
J’imagine que tu attends la lettre du jeudi pour me répondre le vendredi, de sorte que je ne reçois le courrier que le lundi ou mardi. Il faut m’écrire le dimanche (je la reçois le mercredi), le mercredi (reçue le samedi) et le vendredi (reçue le lundi) et me donner tous les détails sur les faits et gestes de Frédéric, sur tout ce que tu penses, sur ce qu’on pense, sur ce qu’on dit, sur ce que tu espères, et redoutes, et attends, et décides. As-tu décidé que nous serions très heureux ? Je crois l’avoir perçu si nettement que mes journées s’en trouvent toutes vivifiées.
Plusieurs choses importantes à te dire aujourd’hui :
- Pour les colis, veux-tu bien, pour évider qu’on ouvre le colis, coudre en deux ou trois points facilement détachables au couteau du surveillant chargé de l’opération le rabat du sac à l’enveloppe (aussi bien linges que vivres). Il faut qu’on ne puisse glisser la main pour saisir une denrée. Jusqu’à présent, il n’y eut jamais de dégâts, mais des précautions sont à prendre. Pour le méta, jamais plus de 2 boîtes de 50 (largement suffisant). Tu peux même n’en mettre qu’une pendant une semaine ou deux. J’ai de la réserve. Les bougies sont toujours utiles. Le reste est toujours parfait.
- J’ai été jeudi à l’instruction. C’était la dernière. Le dossier a été déjà examiné par le commissaire du gouvernement. On m’a dit que le réquisitoire ne serait pas « méchant ». Il faut s’attendre à ce que l’affaire passe en juin ou en juillet. À moins qu’on ne la repousse à la rentrée. Mais ce serait douteux. Je me fais lentement à cette idée quoiqu’il me soit impossible de préparer aujourd’hui aucune défense. Les évènements politiques changent d’heure en heure. Où serons-nous dans deux mois ? Veux-tu te renseigner de ton côté pour voir ce que Floriot pense de tout cela. J’espère qu’il ne me demandera plus d’argent. Il me semble que la somme versée est raisonnable. Je ne pourrai aller plus loin. Nous en parlerons au parloir. Ne soulève pas la question chez lui. Vois s’il doit s’arranger avec le Parquet pour la date. À l’instruction on m’a dit que j’en avais pour une semaine, à moi tout seul. Cela me semble énorme. On doit pouvoir liquider en trois jours.
- Pour le bouquin de Bardanne [1], tu peux me l’envoyer par les moyens ordinaires, mais il faut savoir s’il est intéressant. J’ai peur que ce soit un ramassis d’arguments sans valeur. Bardanne est un auteur du 10ème ordre. Ses bouquins sont de mauvaise littérature à sensation. Il vaudrait mieux des documents plus objectifs et plus sérieux. Ne parait-il rien sur le problème russo-américain ? Quels sont les pronostics des personnalités compétentes ?
- As-tu vu l’aviation ? Peut-il faire quelque chose pour reculer nos échéances ? Que pense-t-il ? Optimiste ou pas ? Pense-t-il que je pourrai lui rendre visite bientôt ? Et au besoin travailler ensemble ? Je crois qu’il y a de l’ouvrage, à pleins bras.
- Autre chose de tout à fait sérieux, dont je voulais te parler depuis longtemps. Tu sais que je m’intéresse de plus en plus à la Science chrétienne (religion dite protestante américaine, sans aucun rite ni manifestation spectaculaire, dont le siège est à Boston et qui comprend près de 4.000 églises filiales dans le monde. Elle fut fondée par une femme en 1875. C’est certainement la plus prodigieuse découverte métaphysique du monde moderne, et, pour moi, la seule façon logique, raisonnable, simple d’accepter le christianisme, les autres formules me semblant désuètes, magiques, dangereuses). Comme nous devons envisager l’avenir ensemble, il convient que tu soies au courant de toutes ces idées, ne fusse que pour les enseigner à Frédéric, qui sera, comme beaucoup d’enfants américains, et autres, élevé selon ces principes strictement moraux et très sains. Ce sera pour son plus grand bien et aussi pour le tien, car nous avons tous besoin d’apprendre. Je voudrais donc que pour toi, tu commences à lire et étudier peu à peu le livre, qui est la base de la doctrine. Il s’appelle Science et santé avec la clef des écritures [2] et est vendu à l’une des trois églises filiales dont ma mère te donnera l’adresse. Si tu dépenses 3 à 400 francs pour l’acquérir ce sera de l’argent bien placé. Intelligente comme tu l’es tu pigeras tout de suite. Nous avons ici les « services » que j’ai fait demander, et déjà une trentaine de mes camarades s’intéressent amoureusement et travaillent. Je vais plus loin. Si j’ai tenu jusqu’ici et si j’en sors, c’est grâce à la Science qui donne une force morale étonnante et nous délivre de toutes les erreurs que nous commettons. Tu n’as pas le droit d’être ignorante sur un point aussi capital de la vie, et il faut que tu commences cette étude. Voilà. Je t’embrasse et je t’aime. Et je lis dans tes yeux toutes les tendresses et je serre sur ma poitrine toute ta douceur et tout ton bonheur. Si tu ne veux pas mêler ma mère à cette histoire, va directement place d’Iéna, ou au rond-point des Champs-élysées, tu t’y procureras le bouquin + une Bible, version synodale [3], et un livret trimestriel pour les leçons. Et après, si tu veux (tu es libre, tout à fait libre, personne ne te force à quoique ce soit, même pas moi), tu pourras assister aux services du dimanche matin ou à ceux du mercredi soir dans une des trois églises. Tu iras à la 2ème ou à la 3ème (ma mère fait partie de la 1ère) et nous travaillerons ensemble pour ma sortie très rapide, et notre mariage encore plus rapide, car tout se résout en Science par le bonheur. Je ne t’emmène pas sur un mauvais chemin.
Voilà pour aujourd’hui, si grand jour de printemps plein d’effluves heureux. La journée fut calme et douce. Le paysage d’Île-de-France est aussi pur qu’il y a quinze cents ans quand Clodion [4], fils de Pharamond [5], premier des rois français, combattait Aetius [6] et préparait l’avènement de son père Mérovée, le vainqueur d’Attila. Nous sommes au berceau de la première France. Ici passèrent les hordes que Sainte Geneviève, bergère de Nanterre détourna par sa prière : Lutèce fut sauvée et l’armée de l’envahisseur se dirigea sur Orléans. Chaque colline, chaque champ de cette plaine dorée est marquée de batailles fameuses ou de souvenirs royaux. Toute la France de vingt siècles passa par cette vallée sur la route que nous voyons aujourd’hui mordue par les voitures chaudes. Et de vieux uniformes apparaissent quelquefois derrière les arbres. Le vieux sol, foulé par tant d’illustres garde encore sa sève pour des générations ardentes, éprises de quel Dieu ? Soumises à quelle fatalité ? Rêvant de quelle puissance ?
Ce matin nous nous sommes réveillés ensemble dans la peau de mouton. Je ne t’ai rien dit mais j’ai pensé si fort contre ta tempe que tu m’as écouté t’aimer. Au revoir, ma chérie, Jeannette petite, lourde de tendresse pure, je t’assure de ma pensée.
Lundi.
Jamais je ne t’ai sentie plus près que ce matin. Tu étais consentante à toutes mes joies et tous mes efforts et nous avancions vite dans la voie de nos désirs. Je crois que nous nous aiderons beaucoup mutuellement et que nous parviendront à réaliser beaucoup. Il y a déjà tant de chemin de fait. Je n’ai jamais eu confiance en quelqu’un comme en toi. Tu ne me sembles si sûre, si loyale, si absolument dévouée à un travail parfait. Je voudrais te dire tous les mots que je pense, tout le bien que je vois en toi pendant des heures. Je te le dirai. Et j’en découvrirai bien plus.
C’est un enchantement de découvrir un être sain que la vie n’ait pas atteint dans son essence pure. C’est une joie extraordinaire que sentir vivre en soi le même renouveau ardent. À vingt ans, on ne sait guère ce que c’est qu’aimer. Il semble que c’est prendre. Et de plus, on s’aperçoit que c’est découvrir et donner. Le chemin est immense, long, comblé de joies et quelquefois d’épines, mais la récompense est au bout de l’effort. Je crois que tu m’as donné le meilleur de ma vie. Non, pas le meilleur. Le reflet du meilleur. Car le meilleur n’appartient qu’à la vie elle-même, et il ne convient point de louer davantage la créature que le créateur.
Tes marguerites sont très jolies et ont repris toute leur vigueur. Tes pâquerettes durent encore et le myosotis a poussé. Il est devenu presque blanc.
Toujours pas de lettre à midi ! Le colis est parfait. Dis à ma mère de me mettre du Nab [7] ou autre poudre à vaisselle que toutes les trois semaines. J’en ai encore deux paquets de réserve. Pour le savon ne m’en envoyez plus. J’en ai. Par contre un tube de pâte dentifrice me serait utile. Qu’elle se préoccupe de mon costume brun. J’aurais besoin aussi d’un béret neuf. Celui que j’ai commence à vieillir. Je crois que ma taille est 57 ½. Surtout que le cuir soit de bonne qualité. Dis à ma mère de s’en occuper.
Pour Frédéric, si tu veux lui raconter de merveilleuses histoires, relis Lancelot du lac. J’en avais l’exemplaire au dépôt. Ce doit être ma mère qui doit l’avoir. Voilà de merveilleux contes pour un enfant. Il y a aussi Les Contes de Perrault et le Robinson suisse (certainement le bouquin le plus extraordinaire pour éveiller chez les jeunes le goût de l’aventure, de la découverte du travail, de la famille et de l’amitié). Je crois que Les Aventures de Babar, l’éléphant, sont très épatantes et présentées admirablement, mais elles n’éveillent rien d’autre que la découverte d’un monde animal. Il faut toujours mêler l’histoire d’une morale souple, qui pénètre déjà l’esprit du bonhomme. Pour cela sois très ferme. Élever un enfant, c’est lui apprendre le bien, et le bien seul. Et ne pas le laisser pousser de travers selon son caprice. Mais il ne faut pas non plus contrarier la vie, briser les qualités sous prétexte de vouloir trop diriger. Il faut le développer dans la pleine conscience de toutes ses qualités et l’aider à lutter lui-même contre les défauts qui tentent d’envahir sa petite conscience, lui donner l’horreur du laid, du petit, du mesquin, et lui montrer déjà les grands modèles de caractère ;
J’ai rêvé cette nuit d’un monde où les hommes s’entendaient, où nul désaccord ne troublait plus le bonheur de travailler et de vivre. La misère y était inconnue, comme tout mal. On y gardait une éternelle jeunesse. On y chantait les louanges de la vie. Toute de poésie, de musique, de rythme et de danse gracieuse, l’existence se déroulait à l’infini, sans heurt, sur un ciel d’extrême douceur. Un vent d’amitié animait ces Champs élyséens, où nul ne triomphait plus qu’un autre, mais où tous étaient transformés par l’irradiance de bonne volonté. C’est ainsi qu’au plus haut, au meilleur de leur nature, les hommes retrouvent la paix, une fois qu’ils ont surmonté le monde, et la mort du monde.
Fais attention dorénavant dans tes lettres de ne plus inclure de passages susceptibles d’être censurés. Il apparaît que les consignes sont redoublées. Inutile donc de me signaler ce que je sais par ailleurs. Par contre, tu peux me raconter toutes les histoires familiales et sentimentales que tu veux. Ne manques pas de me dire ce que tu penses de l’été qui vient ; où tu comptes passer les vacances ; si tu préfères m’attendre, ou t’adonner seule à la joie des bains de mer. Ne manque pas de venir au parloir le jeudi 1er mai (ou le jour qui le remplace, si quelquefois il est considéré comme férié. Jusqu’à présent nous n’avons reçu aucun avis).
Est-ce que t’embrasser suffit pour te dire tout ce que je pense. C’est la moindre chose. J’espère que tu sais que tu seras couchée. Tu m’importes, à quel point nous sommes devenus associés, époux. Crois, saches que je t’aime. Plus encore. Vis dans cette réalité et construis sur cette présence. Il n’y a pas de doute. À toi, avec tendresse.
J.
[1] Probablement Espionnes au service du Reich de Jean Bardanne (paru en 1945) ou Le Colonel Nicolaï, espion de génie (paru en 1947). (note de FGR)
[2] Science et Santé avec la Clef des Écritures est l’ouvrage fondamental de Mary Baker Eddy, fondatrice de la Science chrétienne, publié en 1875. (note de FGR)
[3] Le régime presbytérien synodal (ou presbytéro-synodal) est l’une des formes d’organisation des Églises protestantes, c’est la plus usitée au sein des Églises réformées. (note de FGR)
4] Clodion dit le Chevelu, était le chef des Francs saliens et le plus ancien roi de la dynastie des Mérovingiens dont l’existence soit certaine. (note de FGR)
[5] Pharamond ou Faramond est le nom qui fut donné durant le Moyen Âge et l’Ancien Régime au premier roi des Francs et ancêtre des Mérovingiens. Ses qualités de roi des Francs et d’ancêtre mérovingien sont depuis rejetées par la critique historique et son historicité est également mise en doute. Comme ancêtre des Mérovingiens et premier roi des Francs, il est donc maintenant considéré, comme un personnage essentiellement mythique. (note de FGR)
[6] Aetius est un sénateur romain et un généralissime de l’armée de l’Empire d’Occident. il s’occupe surtout de ce qui se passe en Gaule. Il combat les Francs et les Wisigoths. Vers 447 il octroie à Clodion, chef des Francs, le statut de fédéré ainsi qu’un territoire autonome au sein de l’Empire, autour de Tournai, que les Francs saliens sont chargés de protéger contre les autres barbares. (note de FGR)
[7] Nab : marque de poudre à récurer créée en 1905 par les laboratoires Dousselin, disparue aujourd’hui. (note de FGR)