Dimanche 27 avril 1947
Mon moineau chéri,
Tu me fais rire, sourire, et je t’aime bien. Et je t’aime encore mieux, oh ! Petite fille orgueilleuse qui prétend se passer de tous les conseils et de tous les livres. Et qui a tout trouvé sans jamais rien chercher, ni comparer. Par instinct merveilleux. Par instinct quelquefois trop capricieux et imprudent. Heureusement qu’on est plus sage que vous, mamzelle, et que l’expérience nous a mûri. Je ne te forcerai jamais avec un esprit sévère, chagrin, grognon, à accepter des théories stupides, ennuyeuses, morales, étroites. Mais je prendrai ta tête sur ma poitrine, je t’embrasserai les yeux et je laisserai tomber longtemps le silence pour que ton cœur batte moins vite. Et alors seulement nous parlerons de la vie telle qu’elle est, qui est plus profonde et plus haute, et plus grande, que tout ce que tes yeux si jolis, que les miens si brûlés d’épreuves, ont pu concevoir. Il est un moment de la vie où il faut monter sur les déchets du passé. On ne peut indéfiniment tâtonner dans les méandres des petits préjugés humains. Le seul bonheur c’est la vie grande. Tu l’auras. Ne crains rien. Personne n’a jamais dit qu’on devait supprimer les baisers. Bien au contraire. C’est une folie que se priver du meilleur et pour s’aimer mieux faut-il se découvrir tout entier, comprendre ce qui est inaltérable, le toujours fidèle, ce motif du cœur qui fait que les mots qu’on dit sont vrais, qu’ils durent parce que conçus de pâte éternelle.
Les serments, les passions humaines sont frivoles. Je tremblerais à ta place si je n’étais qu’un homme chargé d’effluves quotidiens qui, après avoir déchargé son goût de plaisir, reprenne sa carcasse égoïste pour mieux jouir d’un silence personnel. Quelle vie affreuse que celle de deux êtres emmurés dans leurs contacts de peau qui ne trouvent rien d’autre à échanger que des minutes de sommeil ou des affabilités animales. Tu n’es pas cette femme là. Je t’aime pour tes qualités, toutes celles que tu as déjà prouvées, et toutes celles qui vivent ignorées et que demain l’on te montrera du doigt. Car tu es infiniment meilleure que tu le crois. À t’épouser tu commenceras à vivre dans l’accouchement d’une nouvelle pensée. Si je t’emmène avec moi dans la vie c’est pour l’apprendre toute entière et ne pas se borner à un petit bonheur personnel qui ne serait qu’un cercle étroit, à la taille de nos timidité ou de nos préjugés. Il faut vivre à la taille de la création. Il faut oser s’affirmer dans sa plénitude. Et ne pas craindre de regarder les grandes expériences de ceux qui nous ont précédé dans ces voies glorieuses. Tout cela est très sérieux. Ce n’est plus de la littérature mais la nécessité quotidienne de comprendre son destin, son identité. Peut-être autre chose que toi-même ? J’exige de toi de te révéler absolument. Sans bousculade. Nous avons tous l’éternité devant nous pour démontrer notre perfection.
Je t’aime bien. Je t’aime beaucoup. Je t’aime infiniment. Je t’aime tout court. Mais ce que j’aime en toi, c’est le toi, c’est la vie, c’est l’intelligence qui est capable de tout comprendre et de tout réformer, c’est l’obéissance à la loi. C’est Jeannette qui me donne sa tempe chaude contre mon front et qui promet non seulement des enfants mais de découvrir le meilleur quotidien. Je te mets très haut dans ma vie. Tu ne seras pas une petite compagne qui suivra comme une sotte et tâcheras d’accomplir quelques gestes précis. J’ai besoin d’aimer la perfection de la vie dans toutes ses œuvres. Tu es cette femme là. Tu l’as déjà prouvé. J’ai confiance en toi parce que tu peux beaucoup. Tu peux tout.
Je ne t’ai jamais promis avec moi une vie « drôle » (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera sans joies, bien au contraire, toute la joie, toutes les joies). Je ne te promets pas de plaisirs. Au contraire. Nous chercherons le bonheur. Je ne te promets pas de distractions. Que non. Mais la plénitude. Tout ce qui fait ordinairement l’amusement futile des humains, nous le remplacerons par une étonnante vision d’une réalité si riche en harmonie qu’on en oublie tout le spectacle grotesque de la vie médiocre. Plus haut que Mozart, Beethoven, Wagner, qu’il faudra réentendre et assimiler jusqu’à les dépasser. Plus haut mille fois que Baudelaire et Villon. Mille et mille fois plus loin que Bouddha et Confucius. À cent mille lieues de la politique, de la rue Geoffroy Saint Hilaire et des années d’épreuve. Il faut vivre avec le temps qui vient. Très simplement et avec beaucoup de patience. Et très cachés, mais très sociables. Présents partout.
Merci pour tes démarches qui peuvent être utiles. Elles le sont sans doute. Je pense que le dossier ne sera pas transmis avant quelque temps. Mais nous en bavarderons au parloir. Nous verrons ensemble comment agir au mieux. Je t’attends mercredi sans doute, avec toutes tes boucles, et ton chapeau plein d’ailes.
13 heures, après déjeuner.
Campagne noyée de lumière douce. Tiédeur de l’air. Mes deux camarades jouent aux échecs. J’ai épuisé depuis hier la substance d’un bouquin chinois, plein de récits et de pièces de théâtre, trouvé ta petite mythologie insuffisante, vais éplucher une histoire grecque. Très vieux bouquins relégués au sommet de la bibliothèque, et naturellement les meilleurs comme toujours. Bonne affaire que pouvoir lire en tout repos. À propos, plus j’y réfléchis, plus il faut tâcher de gagner octobre. Arrange-toi avec Floriot. J’ai des projets pour cet été. Je commence à trouver mes sujets. Il faut être prêt pour le jour où l’on nous demandera nos œuvres d’urgence pour tel théâtre en difficulté qui aura soupé de l’existentialisme ou de la pièce d’apaches. C’est le plus important. Qu’on ne nous ennuie pas avec des procès idiots. Paperasses sans valeur. Est-ce que nous dépendons d’un dossier nous autres ?
Vas-tu au concert ? As-tu été au théâtre ? Que joue-t-on ? Qu’écrit-on ? Que lit-on ? Qu’est ce que valent les poèmes de Pierre Emmanuel [1] ? On en fait un plat. La Comédie Française a l’air de sombrer. Quels sont les bons films nouveaux ? En as-tu vu ? Comment vont les affaires ? As-tu de l’argent ? As-tu mis au point Les Barreaux ? Et Le Jour et la nuit ? Et Lancelot ? Et Hippodamie ? Gabriella est quasi terminée. Et Empyrée ? Tu ne me dis rien ? Et les évènements ? Que dit l’aviation ? Il semble bien qu’il se prépare quelque chose. Enfin ! Je persiste à croire que je tiendrai ma promesse pour Noël. Sans doute avant. C’est bien pourquoi il est inutile d’aller faire le jocrisse devant les banquettes du Palais baveux, bavassant, bavant.
Est-ce que tu m’aimerais toujours si j’étais condamné ? Est-ce que tu voudrais de quelqu’un qui soit déclaré « indigne national », forçat, traite, bourreau, gestapiste, fasciste, sinistre individu, dévoyé, cynique, bon à jeter aux cochons qui mangent les petits enfants et le collaborateurs ? Est-ce que tu serais fière d’accorder ta vie à quelqu’un d’aussi méprisable, d’aussi unanimement rejeté ? Est-ce que tu ne préférerais pas un colonel Fifi à six galons et demi ? Oh ! Prestige de l’uniforme, grandeur et gloire du vainqueur !
Et si le vainqueur c’était moi, qui aurait dominé toute la vague de boue avec calme et qui en sorte régénéré !!! Car la victoire ne s’obtient que sur la laideur ou le mensonge. Apprenez-le, petite fille qui ne voulez que des baisers et pas de tendresse infinie par le chaud enveloppement du cœur, pas la prière profonde qui atteint jusqu’à l’Être, par la douceur d’être aimée. Je t’embrasse comme tu le mérites. Il dépend de toi qu’on fasse mieux demain.
Lundi.
Tu mérites d’être embrassée cent fois plus. Le béret est parfait, le colis magnifique. Je suis comblé. Les lilas sont une joie. Et tu es ma joie. Pour la peine je laisserai ma tête sur ton épaule tout le temps qu’il faudra pour que tu comprennes tout ce qu’il te faut de bonheur pour aujourd’hui. Nous aurons des récompenses d’yeux, de la vie, et de silence, et de doigts serrés ou détendus, et de confiance renouvelée, et d’enthousiasme secret.
Tu ne m’écris pas. Tu ne m’écris plus. Mais tu parles si joliment le lundi matin. Il faut toujours dire le meilleur avec des fleurs.
À propos, pour lundi prochain :
- Pas de méta du tout.
- Ni pain Hovis, ni flocons d’avoine (pour une semaine seulement).
- De la Vaniline [2] SVP.
La couture est très bien ainsi, pas plus forte. Le béret est parfait (je l’ai déjà dit, je le redis). Je suis très très content. Quel bonheur d’être en prison et d’avoir ainsi une femme dévouée qui se charge de tout. C’est la vie rêvée. Dire qu’il va falloir sortir un jour ! Retrouver le monde avec ses empoisonnements. Nous partirons immédiatement vers une autre prison, pas vrai ? Et tu me feras un collier de tes bras, et des chaînes de tendresse.
Ce matin, au préau de promenade, nous discutions entre amis de notre société future après les terribles épreuves qui vont soumettre l’humanité à la loi commune du progrès spirituel inéluctable. Il se constitue en Amérique un « Front mondial chrétien ». Tâche d’avoir le plus possible de renseignements dessus. Ici, catholiques, protestants, scientistes (il y en a, notre groupe compte déjà vingt cinq personnes) sont intéressés au plus haut point par cette tendance. C’est sous ce signe que se déroulera la prochaine croisade. Et nous sommes bien assurés de voir le triomphe de la bonne cause. Le monde se réveille lentement. Mais il apparaît des signes indiscutables d’énergie transcendante. Il faut en finir avec le poison du marxisme où qu’il soit. L’erreur doit être pulvérisée, anéantie. Et nous reconstruirons des cités neuves avec des hommes régénérés, purs, libres de tous dogmes.
On aurait dit, à nous voir mon camarade et moi, deux moines en promenade dans leur couvent. À côté, les ministres et les copains journalistes racontaient des histoires d’hier et d’aujourd’hui. Cousteau et Rebatet sont très en verve. Pour l’affaire qui nous préoccupe j’ai pris ici quelques dispositions dont je te parlerai mercredi au parloir (car tu recevras cette lettre après m’avoir vu). J’aurai de plus amples détails après-demain. Il m’apparaît que tout va bien. Si ce qu’on prévoit arrive, nous sortirons de cette histoire avec une expérience renouvelée.
Voilà pour aujourd’hui tout ce que j’ai à t’écrire. De quoi te nourrir le cœur toute une grande semaine. De quoi te donner pleine ration d’affection stable. De quoi te faire entrevoir de meilleurs jours. De quoi t’assurer qu’aujourd’hui contient déjà l’essentiel qui est la volonté de construire ensemble. Nous n’en n’étions pas là il y a deux ans. Tu vois comme les jours s’approchent du meilleur printemps. Les inquiétudes, les doutes disparaissent et la Terre tourne du bon côté. Demain sera le jour d’une meilleure preuve. Il faut aussi que tu te débrouilles les deux petits préjugés d’orgueil personnel pour accéder à l’étage au dessus où la loi est plus forte et plus large. Tous tes pas dans la vie doivent être dirigés par une harmonie supérieure. Nous avons tous commis l’imprudence de croire que nous avions inventé le monde et qu’il suffisait de vouloir pour que nos souhaits triomphent. Il faut être humble devant l’Amour qui châtie ceux qu’il aime. On n’a pas ce que l’on veut mais ce que l’on doit. Petite fille, tu es une si charmante enfant qu’on voudrait te donner tous les jouets qui s’offrent à ton désir. Mais tu ne crois plus aux rêves, heureusement. Pratique, tu t’ingénies à chercher la vie là où elle est, dans les trésors du cœur. On ne cesse de t’aimer pour tout ce que tu es. Sois heureuse.
J.
[1] Noël Mathieu, plus connu sous le pseudonyme Pierre Emmanuel, né le 3 mai 1916, est un poète français. Souvent perçu, par extrapolation, comme un poète d’inspiration chrétienne. Réfugié dans la Drôme pendant l’Occupation, il poursuivit ses activités d’enseignant et participa à la Résistance. Il fut chef des services anglais puis américains de Radiodiffusion-télévision française de 1945 à 1959. (note de FGR)
[2] Vaniline : additif alimentaire aromatisant (vanille). (note de FGR)