JM à JR (Fresnes 47/06/08)

 

Dimanche 8 juin 1947

Ma petite fille chérie,

J’ai bien reçu ta lettre de jeudi. Moi aussi j’étais heureux de te voir comme je suis heureux de penser à toi. Il semble que quand nous nous rencontrons la paix entre par la fenêtre. C’est pourquoi il fera très calme dans la salle d’audience si tu es assise bien sagement à ton banc, et si tu écoutes sans battement de cœur tout ce que je vais dire à ces braves gens qui ne savent pas grand-chose de la Collaboration. Mais arriverons-nous à cette audience ? Il y a des jours où j’en doute quand je vois ce qui se passe dehors, si toutefois nous devons y aller, ce sera avec tant de calme.

Le procès Benoist-Méchin [1] nous a appris beaucoup de choses. Au lieu de chercher à dissimuler, à s’excuser, à prétexter le double jeu, mieux vaut attaquer en face, dire toute la vérité qu’on attend de nous, faire voir à la foule que les hommes courageux et probes sont ceux qui sont dans les prétoires, et que de l’autre côté siège qui veut. J’ai beaucoup réfléchi à cela ce matin. Il n’y a maintenant plus à ruser, ni attendre, mais foncer. Le moment va venir. Sera-ce juillet ou octobre ? Peu importe. L’occasion nous est donnée. Et nous ferons œuvre utile. J’ai retrouvé tout à coup toute la lucidité voulue.

As-tu travaillé un peu ? Où en sont les rectifications ? On me signale un éditeur : Le Portulan qui vient de publier le dernier « Prix Sainte-Beuve ». Veux-tu te mettre en rapport avec lui et lui présenter les B. d’Or. L’auteur du prix Ste Beuve est un de mes bons camarades Soulès [2] qui était chef du MSR. Il te faut maintenant commencer les démarches. Si tu ne les fais pas directement fais-toi conseiller. Ne présente que les B. d. et tu peux montrer Hippodamie. Un point c’est tout. Pour le reste, n’en parle pas. Dis que tu sais qu’il y a d’autres choses en préparation, mais… Pour les B. d. fais récupérer le manuscrit qui est ici et qui est le définitif. Peut-être l’ami de la rue Ampère peut-il te conseiller. Il faut absolument commencer à démarcher.

J’ai déjà lu avec intérêt Tropique du Capricorne [3]. L’auteur est digne de l’asile d’aliénés. Voilà où mène la littérature surréaliste, la philosophie communiste ou marxiste, la libre pensée, les éditions Gallimard et autres saletés. Ne nous indignons point. Inutile. Tu n’as pas à être effarouchée en me tendant ce document spécial. J’en ai lu d’autres. Mais il faut l’avoir lu pour comprendre quels soucis hantent l’homme d’aujourd’hui. Nous sommes là en face d’une des plaies du monde. L’auteur a mis à nu ce que d’autres voilent pudiquement. Il y a des milliers, des millions d’hommes qui vivent ainsi. Nous qui savons autre chose pouvons échapper à de telles hantises qui conduisent à des catastrophes morales et physiques. Car ces sortes de gens sont des malheureux inassouvis qui ne savent point ce qu’est l’amour, l’affection, la tranquillité, la pureté de l’œuvre commune. Ils cherchent dans un plaisir effréné une satisfaction qui ne vient jamais. Je ne t’apprendrai pas à vivre de cette manière. Nous construirons notre foyer sur d’autres bases, plus solides.

Tu ne connais pas du tout ce milieu littéraire qui édite ces choses. J’ai fréquenté ces gens pendant des années car nous étions obligés de nous côtoyer dans le cinéma ou ailleurs. Ce sont de tristes personnages, des amis qui se sont révélés des ennemis, des voyous insanes, des gens qui ont aujourd’hui réputation littéraire bien assise dans les milieux dits « de gauche » mais qui ne doivent leur succès qu’à des cochonneries éditées sous le manteau. Je ne suis pas du tout de cette pâte, et s’il m’est arrivé de les avoir écoutés autrefois, je m’en suis éloigné avec dégoût. Maintenant le calme est totalement revenu. Guéri de toutes ces aventures de jeunesse où l’on vous berça d’illusions bêtes, je puis regarder ces pauvres hommes de quarante à cinquante ans qui n’ont pas eu le courage de rompre avec eux-mêmes, de se révolter contre l’infamie qui pesait sur eux. Ils se sont abandonnés au vice, à la gloire éphémère, aux clans, à l’opinion publique, à tout ce qui les flatte, les grise, les empêche de voir l’avenir sous le jour qu’il faut. Ils ne connaissent rien de la vraie joie, comme du chemin rude qu’il faut monter quand doit accomplir une œuvre valable. Il leur faut les palmes du triomphe, mais ils refusent la croix. Or celle-ci est nécessaire sinon on n’arrive pas au but qui est d’être humble et sincère, et vrai, et détenteur de la vérité éternelle qui ne jaillit que pour les cœurs purs, ceux qui sont assez soumis pour faire taire tous les démons du monde.

Tu es ma petite compagne, petite fille Si tu veux m’aider, si tu veux me laisser t’aider, il faudra écouter mes paroles douces comme les plus âpres et sages. Je ne veux que ton bonheur et n’ai pas le droit d’appesantir sur toi ma propre volonté, mais tu dois savoir que je suis engagé dans des sentiers peu commodes et peu fréquentés. Ceux de l’honnêteté, ceux d’un art plus difficile que les formes mondaines des snobismes actuels, ceux de la rareté, ceux de la foi dans un idéal moins visible que ceux propres aux foules. Sauras-tu être assez patiente pour écouter ce que la vie oblige d’être à chaque minute : silencieux et tendres, calmes et bienheureux, pleins d’ardeur et tranquilles, actifs au plus haut point contre tous les dangers, contre toutes les tentations. Avec moi tu n’auras pas de jouissances mais des épreuves qui apporteront un bonheur réel, pas de plaisirs malsains mais des joies dures, affermies, réelles. Je suis un homme d’étude et de travail, comme de tendresse et de douceur. Ne seras-tu pas jalouse de la Poésie qui prendra des heures précieuses, de la recherche métaphysique, des travaux mentaux qui demandent des soins assidus, de tout ce qui ne te sera pas exclusivement consacré, bien que tu sois incluse dans tout et que tu bénéficies de tout. Il ne faut pas m’aimer seulement. Il faut aimer ce qui est aimable, ce qu’on doit aimer en tout, le Principe qui nous aime, l’Univers qui nous soutient, la vie qui est là et qu’on partage, le bonheur qu’on découvre.

Pour ce soir je t’enveloppe de tous mes bras, je te berce de toute ma paisible espérance, de toute ma présence sans remous. Tu passeras une soirée merveilleusement bonne à savoir que la vie est si grande qu’on n’en finit plus de la contempler. À bientôt te lire, te voir, t’embrasser (avant Noël, pourquoi pas ?).

J’ai bavardé tout l’après-midi avec un camarade qui vient d’être arrêté et qui m’a rapporté beaucoup de choses. Tout va très bien. Pas d’inquiétudes. Dors bien. De mon côté je suis plus que tranquille. Bonne nuit.

Lundi 14 heures.

Bonjour toi. Je t’ai dit longuement bonjour ce matin quand tu es venue, toute menue, apporter ton offrande au prisonnier. Je t’ai sentie de si loin. Tous tes baisers ont raisonné sur mes barreaux. Ton cœur battant a fait un tel vacarme dans la prison que les portes s’en sont ouvertes. Ta voix retentissait dans ma tête comme un bourdon charmant. Tes mains dissipaient mon rêve et tu t’es glissée tout au long de moi dans la peu de mouton pour rester là sans rien dire comme une fille éblouies par la chaleur retrouvée. Je t’ai gardée en silence, sans bouger en priant pour que l’instant le meilleur continue toute l’éternité.

17 heures.

Retour du colis qui est toujours plus que parfait. Les gueules de loup sont déjà sur la fenêtre. J’espère ne pas les voir fleurir jusqu’au bout comme l’année dernière car les évènements galopent, galopent. Nous attendons beaucoup de ce mois de juin qui commence fort bien et qui se terminera peut-être encore mieux. Des bruits courent, courent. Vous autres, dehors, ne pouvez pas savoir tant il y a de mensonges autour de vous. Le gouvernement cherche à se raccrocher. Il y aura des mouvements de bascule terribles. Je ne voudrais pas te réjouir trop vite mais j’ai bien l’impression que je tiendrai ma promesse pour Noël, et même avant.

Ma chérie, tu es toute mienne et tu ne me quitteras plus. Je t’apprendrai tout ce que je sais et tout ce que je découvrirai le long de la route. Tu m’apprendras tout le merveilleux de ton cœur sincère, toute la joie de l’effort en commun. Voici que nous nous lions pour la bonne œuvre. Elle est durable, solide, éternelle. Elle va bien au-delà de nous-mêmes. Soyez patients tous, au dehors. Passez tranquillement à travers les épreuves prochaines. Qu’elles ne vous paraissent pas dures. Je compte sur toi pour prendre ma mère en main et l’empêcher de s’émouvoir si quelquefois il y a quelque trouble. Je crois du reste qu’elle est fort raisonnable et qu’elle a pris l’habitude de surmonter ses craintes, même si rien ne marche plus. Vous devez savoir que vous pourrez durer tant qu’il faudra. Si cela est nécessaire réfugie-toi en banlieue, chez la dame où tu passe tes vacances depuis deux ans[4]. Ce sera là un excellent séjour d’attente. Je persiste à penser qu’il ne se passera rien de plus grave qu’en 1944 et que les évènements tourneront bien et vite.

Quand nous partirons pour l’Amérique, c’est que nous aurons déjà réglé toutes nos affaires ici. Or, il y a un gros travail à faire avant de partir. Peut-être toute une guerre à supporter. Encore des batailles et des massacres, contre quoi il faut protéger tous ceux qui nous sont chers. La vie ne sera harmonieuse et possible dans le monde qu’après la grande guerre qui vient, terminée. Le communisme doit être éliminé pour que les hommes puissent vivre, que les élites puissent gouverner et que les ouvriers puissent retrouver la sécurité et la stabilité. Ce ne sont pas les équipes actuellement au pouvoir qui peuvent réaliser une telle chose, elles ne sont incapables. Elles ont tant prouvé leur incompétence qu’elles ne savent que s’effondrer et s’enfuir.

As-tu téléphone à Floriot pour le mettre au courant des dispositions envisagées ? Il serait peut-être préférable de le prévenir pour avoir son assentiment et ne pas faire de faux pas. Vois cela. Peut-être l’as-tu déjà fait ? De toutes façons occupe-toi de l’affaire préventivement. Il me semble que c’est plus prudent si nous devons encore gagner un peu de temps. Les dernières réactions des gens au pouvoir vont être très dures.

Tu as dû voir que la proportion de communistes dans les jurys est inimaginable : 1.400 sur 2.000. Les ministres en place disent qu’ils ne peuvent remédier à pareille situation. Quelle justice ! Ceci nous donne d’autant plus de chances auprès de la commission des grâces. Si tu sais une date, envoie-moi un pneu car je dois agir ici de mon côté.

Comment puis-je t’embrasser mieux qu’en mettant à côté de toi ma tête si lourde de pensées heureuses, si légère de soucis, car je sais que tout nous protège. Quand tu t’endors le soir, après avoir bordé l’ange qu’on t’a donné à développer et couvrir de tendresses sages, tu dois t’abandonner en toute confiance, sachant que le présent te remplit d’un bonheur si total qu’il ne peut être brisé par rien. La vie est si pleine de grâces pour chacun de nous que nous n’avons qu’à tendre les mains pour recevoir. Faut-il donc y croire, nier tout ce qui nous parait démon, nuage, horreur, laideur, chagrin, et ne pas mettre en avant nos volontés d’enfant, mais nos désirs purs pour qu’ils soient bénis. Tu auras toutes tes récompenses si tu demandes ce qu’on peut te donner : la patience, la force, la joie, la bonté, la douceur, la raison, l’intelligence du cœur. Aime-moi tant que tu peux. Je n’aurai de cesse de t’aimer et de t’assurer de mon dévouement le plus cher. Tu sais que je ne m’attache point comme un jaloux, mais comme un amant dévoué, que tout mon bonheur est de partager, que tout mon effort est d’élever au plus haut celle que j’aime, que tout mon plaisir est de me confier avec gratitude, que c’est le meilleur de la vie que de donner.

Je t’embrasse avec des mots, des regards, des silences, des heures calmes, des souffles de paix, des béatitudes certaines. Dors comme une fée bienheureuse. Tu as tout le bonheur du monde dans ta main. Embrasse le Frédéric comme un roi. À jeudi 20 avec tout ton éclat de jeunesse enfantine. Mes gros, gros baisers.

J.

[1] Jacques Benoist-Méchin est un intellectuel, journaliste, historien, musicologue et homme politique français, collaborationniste durant l’Occupation et membre du gouvernement de Vichy. En mai 1941, son nom figure sur le rapport remis à Pétain sur la Synarchie visant à discréditer le gouvernement Darlan. Il est arrêté et incarcéré à Fresnes en septembre 1944 pour son rôle dans la collaboration. Son procès se déroule à partir du 9 mai 1947 devant la Haute Cour de justice. Après six audiences, durant lesquelles il est jugé sur son rôle de collaboration tactique et stratégique avec l’ennemi, n’ayant jamais eu de rôle dans la déportation, Benoist-Méchin est condamné à mort et à la dégradation nationale à vie le 6 juin suivant. Il est gracié le 30 juillet par le président Vincent Auriol et le 6 août, sa peine de mort est commuée en travaux forcés à perpétuité, puis à 20 ans. Il bénéficie d’une remise de peine le 24 septembre 1953 et d’une libération conditionnelle en novembre 1954, date à laquelle il est libéré de la centrale de Clairvaux. (note de FGR)
[2] Raymond Abellio (né Georges Soulès) est un écrivain français et philosophe gnostique. Il est mobilisé en 1939, fait prisonnier en mai 1940 à Calais. Dès son retour de captivité, en 1941, il entre au Mouvement social révolutionnaire (MSR) d’Eugène Deloncle. Mais avec d’autres membres, il participe à une action fractionnelle clandestine. Après l’exclusion de Deloncle en 1942, le MSR se met en rapport avec la Résistance. En 1943, il est membre du Front révolutionnaire créé par Marcel Déat, qui regroupe la majorité des partis collaborationnistes à l’exception du Parti Populaire Français. Il est à l’origine de la fondation, en 1943, du groupe clandestin des « Unitaires », publiant le bulletin Force Libre. Soulès sort progressivement du champ de l’action politique et commence à « renaître » en tant que Raymond Abellio. Contraint de se cacher, il déménage plusieurs fois entre 1944 et 1947, année où il se réfugie en Suisse où il devint le précepteur des enfants de Jean Jardin, ancien directeur de cabinet de Pierre Laval. Durant cette période de clandestinité, ses premiers livres sont écrits, et son premier roman, Heureux les pacifiques, est publié et obtient le prix Sainte Beuve. En 1948, parce que confondu avec un homonyme, gérant de biens juifs sous l’Occupation, il est condamné par contumace à dix ans de travaux forcés. Gracié en 1952 grâce à l’intervention de résistants (et, en particulier, au témoignage du général Pierre Guillain de Bénouville), Abellio revient définitivement à Paris en 1953. (note de FGR)
[3] Tropique du Capricorne : roman d’Henry Miller publié en 1939. Nombre de ses romans sont censurés aux États-Unis pour obscénité mais sont vendus sous le manteau, contribuant à forger sa réputation d’écrivain underground. (note de FGR)
[4] Il s’agit de Lozère, un quartier de Villebon-sur-Yvette, entre Orsay et Palaiseau où j’ai souvenir d’avoir passé deux étés dans un petit pavillon, non loin d’une grande sablière où j’allais jouer et où je suis retourné plus tard (ma mère y avait conservé des amis, les Constant, dont la femme était une de ses collègues de bureau et le mari était boulanger-pâtissier). La maison était à côté de la gare de Lozère, gare qui dessert aujourd’hui l’école Polytechnique, comme quoi le monde est petit. (note de FGR)