Dimanche 1er juin 1947
Ma chérie,
J’ai bien reçu tes deux pneumatiques. Nous en parlerons jeudi. La période choisie me semble bonne, bien que j’aie l’impression que nous pourrions tout éviter si nous attendions encore. Les évènements tournent si vite que l’on peut espérer beaucoup. Maintenant ceci n’est qu’objection personnelle. J’ai l’habitude depuis longtemps de les faire taire, et de me prêter à de plus hautes décisions. Nous ne sommes là que pour affirmer tout ce que nous savons de la vie, et si c’est le moment d’une bataille utile, nous la ferons. Le nom du président est diversement commenté. Il a à la fois bonne et mauvaise réputation. On ne voit pas qu’il soit très indulgent. Mais je me battrais contre qui le sort me désigne. Il semble spécialisé pour ce genre d’affaires. C’est lui qui présida Bernard Faÿ, Cousteau, Rebatet, Algarron… Belles références ! Il ne fut pas très objectif. Nous verrons s’il sera plus conciliant avec moi. Maintenant il est passé beaucoup d’eau sous le pont depuis lors et de jour en jour on s’en va vers un chambardement, donc un apaisement ou un renforcement de rigueur ?
Fresnes fait la grève de la faim. Je n’en suis pas, pour des raisons personnelles, estimant de mon devoir de me sustenter en vue du procès. Mais il se peut que l’opinion internationale alertée s’inquiète du sort des condamnés politiques en France. Il semble que de ce côté, il y ait des pressions. Le maréchal serait réclamé par l’Amérique où il possède beaucoup d’amis. La presse de gauche s’en indigne. En vain sans doute. La détente est proche. Le gouvernement est critiqué même par ses anciens amis. Il semble les conduire à l’abîme. Nous savons que dans les organisations auxquelles j’appartenais il y a des réticences, et du sursaut profond. Les communisants n’ont pas la loi. Les avocats paraissent apporter des nouvelles bien curieuses. N’est-on pas à la veille d’une telle transformation que les procès disparaîtront dans la nouvelle marée.
En tout cas, j’ai une confiance absolue. Je passerai à travers toutes les flammes sans me brûler. Les adversaires hypocrites en seront pour leurs frais. Et puis je te regarderai dans la salle.
Tes marguerites tiennent encore. Les roses ont peu duré. Mais ce qui tient plus que tout, c’est tout le flot de tendresse que je reçois de toi à chaque heure et qui est comme un bain de fraîcheur ravie. Je sais tout ce que tu penses, et souhaites, et espères. Ce dont tu es convaincue, et les pas que tu fais, et les efforts que tu poursuis. Tu seras récompensée de tout. Je pense que nous aurons notre jour de triomphe après ceux d’épreuve. Au fond, le jour d’épreuve n’est-il pas celui du triomphe ? Si nous pouvons faire s’évanouir à la haine qui trouble tous les cœurs, nous aurons gagné.
La journée est chaude, presque accablante. Je vais aller au culte cet après-midi pour trouver un peu de fraîcheur dans les boîtes de la chapelle, car nous sommes enfermés dans des armoires particulières. Un haut-parleur diffuse des disques sur le terrain de la Croix de Berny où campent des communistes qui nous ont abreuvés hier soir de chants russes et de L’Internationale. De fenêtre en fenêtre on ne parle que de la grève. Hier on nous annonçait les événements de Hongrie. Ce matin, l’histoire d’Abd el Krim [1]. Tout se précipite. Et le scandale Roussy [2]. Tâche d’arriver jeudi avec une masse de nouvelles. Je veux savoir les résultats de la grève dans les journaux américains, l’opinion de l’étranger etc….
Les légendes de Selma Lagerloff [3] sont épatantes, la première surtout. La Fille du grand marais fera un excellent film. C’est noté. N’en dit mot à quiconque. Je veux me réserver le sujet. Si tu as l’occasion de lire d’autres récits avec des personnages d’une santé morale, d’une pureté enfantine magnifique, mets le de côté. Je ne veux plus m’occuper que d’un certain art. Remercie infiniment l’ami de la rue Ampère.
Merci d’avance pour Eschyle. Je vais y travailler immédiatement. Veux-tu spécifier sur le livre en même temps que les indications d’usage « livre d’étude » pour qu’il reste dans ma cellule et que je ne sois point obligé de le donner à la bibliothèque. Pour le Chantepie, comme c’est pour toi, fais pour le mieux. Si je pouvais faire beaucoup plus… mais un jour viendra où nous partagerons tout. Pour l’instant tu ne partages que mes soucis. Merci aussi d’inviter ma mère le 8 juin. Je suis certain qu’elle en sera heureuse. Cela me touche beaucoup.
Lundi 14 heures.
La grève bat son plein ici. Plus de la moitié ne mange pas depuis deux jours. Les chaleurs sont mauvaises conseillères. Nous faisons tous nos efforts pour apporter un peu de sagesse dans des cervelles détraquées. Ce n’est pas commode. Espérons que toute cette effervescence ne tournera pas au détriment des malheureux qui s’énervent derrière les barreaux. On comprend leur désespoir. Rejetés de cette communauté française où ils avaient inclus le meilleur d’eux-mêmes, ils demandent à vivre sur un sol humain. Peu sont habitués à l’adversité perpétuelle. Leur cerveau naïf s’émeut de choses qui nous paraissent à nous, leurs aînés, fort naturelles, car nous avons vu le jeu des forces antagonistes et nous avons mesuré les déchaînements de part et d’autre. Et jamais je n’ai senti comme ce matin et la menace qui pèse sur ce pays. Une fissure s’élargit entre le bas misérable et le moindre qui possède un peu. Le prisonnier du deuxième étage envie celui du quatrième. Celui qui n’a pas de colis enrage contre celui qui reçoit. Le plus bête hait le plus intelligent. Personne de la base ne veut apprendre, mais régner par les poings. Ainsi dehors, nous voyons bien le genre d’erreurs qui prétendent s’implanter sur ce peuple. Voilà les résultats de 70 ans d’école laïque, et communisante. Il faudra que je t’apprenne le B.A.BA. de la vie, car, toute petite fille, tu ne connais que les instincts du cœur, mais il faut t’en donner la science. Tu dois faire de ton fils, de toutes tes enfants, des merveilles, des miracles accomplis.
Que veux-tu savoir d’aimable aujourd’hui ? Que je pense à toi avec cette affection permanente et profonde qui est la joie de celui qui donne comme de celle qui reçoit ? Que tout ce que j’ai de meilleur dans la tendresse qu’on porte aux êtres choisis, élus, patiemment recherchés, s’en va non point tant vers la personne, que vers ton essence, ce meilleur toi-même, cette plus haute nature le sourire qui est derrière ton front et qui s’éclairera tous mes matins, qui les éclaire déjà, qui les baigne d’une patience lente, ces deux bras frais et jeunes qui savent s’appuyer sur les épaules, ces mains qui se posent sur les yeux, où l’on trouve le repos d’un bonheur sans limites, cette tempe soudée contre la mienne, où l’on perçoit le battement d’un infini tout proche, et un irrépressible amour qui attend son heure toutes les heures, toute son éternité. Car nous nous suivrons partout, dès maintenant. Tu ne me quitteras plus jamais. Il faudra que je t’apprenne comment ne pas nous séparer bien plus loin encore que dans la vision humaine. Je t’ai. Je te garde. Et je te donne la permission de m’aimer sans limites, sans aucune restriction, tant que tu veux, à n’en plus pouvoir, à ne plus savoir quoi dire, à éprouver toutes les satisfactions les plus impondérables, celle de se sentir plus légère, et plus joyeuse, et plus dévouée, et plus réceptive, et pleine d’idées étonnantes et si stables, et si bénéfiques que tu t’en sentiras toute renouvelée. Je t’aime, petite fille, sans passion, avec passion, avec une pureté qui est flamme, avec une ardeur qui est océan de douceur, avec tous mes bras, tous mes yeux, toutes mes plus hautes faveurs. J’ai découvert cela en moi ici, parce que ce feu dormait, couvait dans mon coin et devait un jour réduire en cendres tous préjugés, toutes timidités, toutes barrières obscures. Pourquoi ne l’ai-je pas dit plus tôt ? Avant ? Parce qu’on ne raconte que ce que l’on voit, on ne décrit que les faits dont on est témoin, et cela n’était pas apparu avec autant de netteté, d’ampleur, de puissance. Ce que je veux pour toi est le même que ce que je veux pour moi. Une largeur d’horizon si grande qu’on n’en finisse plus de contempler l’espace, une précision si vive du moment, qui contient tout, que la merveille nous en apparaisse sans relâche, un étonnant éclair de vie qui dure tant qu’on ne vit plus que dans la lumière. Sais-tu rire à pleins poumons libres ? Je te ferai tant rire que les bois et les monts s’empliront de tous les cris des oiseaux railleurs. Sais-tu regarder les étoiles ? Je t’apprendrai tous les noms de celles qu’on ne voit pas, de celles qu’on ne connaît pas, de celles qu’on n’imagine pas, de celles qui ne sont pas encore nées. Veux-tu savoir le secret de la Terre et du Ciel ? M’entrouvriras-tu ta main pour y déposer en silence un baiser si pur et profond que tu comprendras d’un coup pourquoi il se fait que le soleil semble plus brillant quand les yeux s’ouvrent sur les choses réelles ?
Voilà qui te montre qu’on te veut du bien, qu’on veut ton bien, qu’on cherche à être celui qui doit te plaire. Tu ne me dis point trop si tu trouves de la joie à lire les mots doux et sincères qui font notre joie du lundi. Je sais bien que d’autres préoccupations rodent autour de toi et que les angoissent d’un procès semblent plus proches que les bonheurs de la liberté retrouvée. Tu voudrais qu’on t’ôte toute ta peine à sentir combien la main des hommes est dure quand elle retombe sur des vaincus. Patience ! Nous en sortirons. Même si cela doit être très dur. J’ai l’intention de me montrer le plus digne possible, digne de toutes les estimes, comme de toutes les railleries de l’adversaire, de toutes ses vilénies. Le mal n’aura pas le dessus. Déjà dès à présent nous sentons un souffle nouveau dans une foule écœurée de tant de procès pitoyables et d’une si interminable persécution contre ceux qui n’ont agi que selon leur cœur.
Il ne faut jamais voir en l’épreuve un danger, mais une occasion de vaincre. Si tu veux être ma femme, ma compagne de vie et de lutte, il faut déjà te mûrir, et apprendre qu’on doit traverser toutes les flammes d’un cœur farouche. J’ai confiance en toi pour ne pas trembler, car il n’y a pas à trembler. La crainte n’existe pas. C’est un mauvais rêve. Il ne faut jamais, jamais, douter de la présence absolue, totale, de cet Esprit qui renverse toutes les machinations humaines, qui guérit tout, qui réconcilie tout, qui rétablit quiconque dans ses droits légitimes. Ne t’inquiète point et marche avec moi, la main dans la main. Oui, sans conditions.
Nous conviendrons jeudi de tout ce que nous devons faire pour la chose en question. Ce qui m’importe c’est d’avoir le plus de renseignements possible sur la mentalité du monsieur, sur la date, sur les dessous de l’affaire (Pourquoi lui ? Est-ce un hasard ? N’a-t-il pas réclamé, etc…). D’autre part, n’oublie pas de me parler de la presse. Je te donnerai des indications là-dessus. Si tu vois Floriot demande-lui de m’envoyer une secrétaire au hasard d’une visite à Fresnes (veille à ce qu’il ne te parle point d’argent. S’il faut le laisser dormir, laissons. Quoique je pense que ses prétentions sont maintenant assouvies, d’autant plus que je ne suis pas un client remuant).
À part cela, tout cela, rien que cela, que te dire ? Ceci : le soleil est si beau qu’il écrase toutes les laideurs et fait vivre toutes les plantes, et fait crier d’aise toutes les bêtes. Imagine donc ce que sera notre vie placée sous le signe brûlant d’un amour si intense qu’il épurera jusqu’au souvenirs. Tu m’apparais radieuse dans une aurore de chansons. Sache bien que ta main ne s’est pas ouverte en vain le jour où tu a voulu me donner ton secret le plus caché. Dis à mon Frédéric et à ma Catherine, et à mon Roland, et à mon Agnès, et à mon Grégoire, et à notre Thomas que je les aime tous et toutes d’un cœur immense, et que je te vénère à plaisir. Mes très gros baisers sans conditions.
J.
[1] Mohamed ben Abdelkrim El Khattabi, résistant marocain combat à partir de 1925 les forces françaises dirigées par le maréchal Pétain. En 1926, Abdelkrim et une partie de sa famille est exilé à La Réunion. En mai 1947, ayant eu l’autorisation de s’installer dans le sud de la France, il embarque, avec 52 personnes de son entourage et le cercueil de sa grand-mère, à bord du Katoomba, un navire des Messageries maritimes en provenance d’Afrique du Sud et à destination de Marseille. Arrivé à Suez où le bateau fait escale, il réussit à s’échapper et passe la fin de sa vie en Égypte, où il présidera le « Comité de libération pour le Maghreb ». (note de FGR)
[2] Gustave Roussy, Le père de la cancérologie. Durant la deuxième guerre mondiale, il prend ouvertement position contre l’occupation allemande. Au faîte de sa gloire en 1947, il est nommé secrétaire d’état et appelé à siéger au Conseil des ministres. Quelques mois plus tard une instruction judiciaire est ouverte contre lui sur la demande du ministère des Finances au motif d’une sombre affaire de fraude fiscale. Ce scandale fait l’objet d’une campagne de presse diffamatrice et retentissante, animée par la jalousie de ses ennemis et par de sourdes rivalités politiques. Il est contraint à la démission de toutes ses fonctions et tente de s’empoisonner. Sa bonne foi est enfin reconnue et un non-lieu est prononcé en mai 1948. Humilié et brisé, il se suicide le 30 septembre 1948 à l’âge de 73 ans. (note de FGR)
[3] Selma Ottilia Lovisa Lagerlöf est un écrivain suédois. Elle est la première femme à recevoir le Prix Nobel de littérature. Son œuvre la plus connue est Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. (note de FGR)