Dimanche 15 juin 1947
Ma petite fille chérie,
9 heures.
Alors, tu veux qu’on te dise qu’il n’y a qu’à toi qu’on se confie. Quel exclusivisme ! Je ne puis empêcher certaines démarches d’être faites contre mon gré. Cela ne veut pas dire autre chose. Et je n’ai rien demandé. Et surtout cela ne t’enlève rien. Tu es toute mon affection. Je ne dirai pas « toute ma vie ». Ce serait romantique. Et injuste. La vie appartient à la vie. Et tu n’aurais pas plus le droit non plus à ce qui revient au Créateur de la vie, et non point à la créature. Mais tu es ma capacité toute entière d’aimer, pour ce qui concerne la femme, étant donné que Frédéric, que ma mère, que mes amis, rentrent dans d’autres compartiments d’affection, bien étanches, où ne se mêle pas le même intérêt. Pour ce qui est du principal c’est toi, c’est devenu toi. J’ai reconnu que là je pouvais avoir confiance, que mon intérêt aimant était en de bonnes mains qui ne le brutaliseraient pas, que tu étais sincère, dévouée, et désintéressée. Moi aussi. Et que nous pouvions échanger nos bonnes volontés. Que tu m’aiderais comme je t’aiderai. Que j’avais beaucoup de choses à t’apprendre et à te donner et que tu saurais me donner la patience de vivre et l’affection tant cherchée. Que tu étais de plus si futée, si fine mouche, si intelligente, que tu saurais bien te débrouiller dans les multiples réseaux de la vie quotidienne où tous les problèmes sont à résoudre à chaque instant. Que de mon côté je saurai bien t’ouvrir les mains et t’apprendre l’essentiel de la vie : une prière pure que tu devras apprendre à tes enfants. Que jusqu’à présent tu n’as trouvé personne qui s’intéresse à toi autant que moi, et moi de même. Et que j’ai tant besoin de donner et recevoir, que tu ne sauras qu’accepter. Voilà de quoi faire de bonnes années de tendresse, une entente cordiale, amicale, amoureuse, confiante, deux à deux, et pour toute la nichée, du bonheur, dans la lutte quotidienne. Puisque nos cœurs se marient, que nos esprits s’épousent, que nos volontés se comprennent, que tu ne fais pas d’objections à ma plus haute vie, comme je suis tout dévoué à comprendre tous tes souhaits les plus purs, nous marierons aussi les corps et les identités devant les hommes, une fois que j’aurai laissé glisser toutes mes chaînes. Elles sont déjà toutes parties mentalement. Le reste viendra vite. Mais déjà à présent nous luttons, nous espérons, nous travaillons pour que tout soit accompli en nous, et que le meilleur nous vienne chaque jour. Sois confiante et forte, et heureuse dans la vie certaine et pleine de joie. Peu à peu l’horizon s’éclairera jusqu’au grand jour.
Je t’aime comme tu n’osais l’espérer, comme je n’osais l’espérer moi-même. Et ce miracle est venu parce qu’il était là en germe, que c’était le destin voulu par la Puissance qui dirige tout, que je devais être l’homme qui t’amène à la lumière d’être aimée, comme tu devais être la femme qui me révèle la tendresse possible. On ne peut pas aimer que des corps. Il faut aimer le seul possible, le seul digne d’être aimé, et pour cela voir à travers le trouble humain, la perfection réelle, l’être sain, le pur du cœur brûlant. Tu es cela qui vit pour moi dans un recoin fidèle. Je suis cela qui vit pour toi dans un élan total. Tu n’auras plus que des larmes de bonheur. Il y a si longtemps que ce cœur trop plein de dons se refoulait et entassait ses oiseaux vivaces. Il faut maintenant qu’il les groupe autour de la personne à entourer de mille airs joyeux. Et qu’en témoignage de la fête quotidienne on te dise toute notre joie vivante.
J’écris à Floriot ce soir pour lui donner des indications, mais je compte toujours sur toi pour intervenir dès qu’il le faut. Je te parlerai jeudi de toute la situation. Pour les bouquins [« Labois », indéchiffrable] ne m’intéresse guère, sauf si la période est calme et le procès retardé jusqu’à octobre, alors oui. Quant à J’ai choisi la liberté [1], envoie-le-moi d’urgence. C’est essentiel pour la défense. Si tu peux me l’apporter jeudi ou lundi, mais plutôt jeudi. Dis beaucoup de choses à mon camarade. Nous ne pouvons lui écrire, mais nous sommes toujours heureux d’avoir de ses nouvelles. Remercie le pour les bouquins. Jane Eyre est magnifique. Je suis enchanté pour Les Tropiques du Capricorne. Il provoque des discussions sur tout l’étage. Je suis évidemment le chef des anti-Miller, ignoble littérature puante, dégoûtante pornographie, infamie d’un aliéné. L’Histoire de la Comédie française m’amuse. De plus en plus bas. Voilà deux ans que la France offre au monde le visage du pire désordre. Tout le monde en parle en dégoûté et personne ne fait rien.
Rassure-toi. Je tâcherai dorénavant de ne plus me conduire que comme un musicien. Mieux encore. Et dès la paix revenue (dans combien d’années ?), le monde n’entendra plus de moi que des chants et des bénédictions. Ézéchiel deviendra messie. Jérémie se soumettra à Daniel et Élie. Toutes les imprécations contre la nuit feront face à des hymnes au soleil. Nous serons le maestro de la lumière revenue.
16 heures.
Tes gueules de loup rayonnent comme des fées.
J’ai bonne impression de la vie qui tourne. De tous côtés on nous rassure. Mais il faut faire encore quelques brasses. Absolument gagner octobre. Débrouille-toi. Remue tout. C’est indispensable. Pas d’histoires. Du reste, je pense que nous n’aurons pas besoin de faire des efforts. La décision sera là. Tout est prévu, d’accord avec la procédure. Tout est récompensé pour les honnêtes cœurs loyaux. Nous aurons lutté et gagné le combat, une de ses phases tout au moins. Confiance. Courage. Tiens bon.
Voici que le soleil si doux qu’il me semble une caresse de tes cheveux. Voici qu’il est si chaud qu’il me brûle comme tes souvenirs et ton sourire. Voici qu’il est si prodigue qu’il se cache derrière un nuage timide. Voici qu’il est si plein de joie que j’imagine combien tu seras muette quand nous pourrons retrouver notre souffle à ne plus finir de nous serrer dans des bras trop petits. Voici que je ne veux regarder ni en avant ni en arrière, mais aujourd’hui qui est tout bonheur, et toute joie promise, car t’aimer suffit pour que ma journée soit complète dans la mesure où il m’est donné de la vivre en patience loin de ton image humaine mais si près de ta tempe intime que je peux te souffler tous les mots qu’il faut pour qu’elle frémisse ; Dors bien mon aimée et sois sûre que les mêmes anges nous protègent.
Lundi.
Pourquoi, ce matin, à l’encontre des autres jours, étais-je réveillé de si bonne heure ? Pourquoi, dès six heures ? Pourquoi à 7 heures me suis-je levé pour regarder à la fenêtre si je voyais un point noir sur la route ? Pourquoi ai-je pensé que le bonheur était plus près ? Pourquoi ai-je senti des caresses de douceur contre les barreaux ? C’est qu’un moineau joli picorait dans le ciel tout le bonheur qui nous entoure. Moineau chéri dont le frémissement chaud garde longtemps dans la main calme la spontanéité de l’envol. Tu venais d’où ? Tu m’arrivais de quel horizon ? Tu m’apportais quelle nouvelle heureuse ? Tu pensais à quel prisonnier, qui ruminait sa liberté dans une cage de poète, qui s’acharnait à vivre contre toute la haine dans un paradis de patience. Nous irons jusqu’au bout tant qu’il le faut, pour gagner la mer calme et le port. Et nous n’aurons cessé de sourire.
Que ferons-nous en Amérique ? Mais avant l’Amérique il y a un énorme travail à accomplir. Et tu dois te dépêcher de mettre au point tout ce que tu peux. Sais-tu bien que Gabriella est à retaper entièrement !!! J’ai eu ce matin une longue conversation avec un camarade au préau. Des plus optimistes. Il y a des gens qui rêvent tout haut. Pendant ce temps les ministres daubaient sur notre compte (à mon compagnon de cellule et à moi) car nous sommes en pleines discussions byzantines et nous nous lançons à la figure des arguments protestants contre catholiques. On se reproche la Saint Barthélemy [2], les Albigeois [3], l’Inquisition, l’édit de Nantes [4], les Chartreux de Londres [5], Marie Stuart, la conspiration des poudres [6] et l’attentat de [« Donneries », indéchiffrable]. Tout cela pour conclure au pacifisme intégral ; ou à la domination atomique ou au trotskisme permanent ou à la République universelle. Tu vois à quoi on passe son temps. Les psychiatres avaient bien raison.
On me dit ce matin que Didier [7] a beaucoup de dossiers en ce moment. Espérons que cela nous servira. Nous en parlerons jeudi. Ne manque pas d’inscrire, dans ta tête tout au moins, tout ce que tu as à me dire. Il ne faut rien oublier. Ne manque pas de me parler de Miramas. Je crois t’avoir déjà averti de ce qu’il fallait faire. Nous en conviendrons à nouveau.
En Amérique nous ferons du commerce, de la culture, de l’élevage, ou du théâtre, de la littérature, du cinéma. Beaucoup trop de choses peut-être en perspective. Mais on peut faire beaucoup en allant vite. Ce que je préférerai c’est une troupe de comédiens à diriger. Reste à savoir si ce ne sera pas plus profitable de faire de la conserve pour les Européens plus ou moins atomisés. Regarde la carte d’Argentine. Il faut l’apprendre par cœur. Prépare aussi un filet à papillons. Il y en a d’énormes au Brésil. Si tu aimes les serpents tu seras comblée. On en fera des sacs, et des pantoufles, et même des robes. Tu auras des chemises de nuit en boa et des tapis en peau de puma.
17 heures.
J’ai mis dans l’eau les boutons de rose qui sont tout penchés et ont l’air d’avoir chaud. J’ai naturellement coupé les queues et pensé fortement pour qu’ils soient aussi vigoureux qu’ils doivent l’être. Je pense que l’eau et aussi – et surtout – ma belle confiance les feront s’épanouir en beauté.
Le colis est parfait comme tu es parfaite. Il est excellent comme tu es excellente. Il est le soutien de ma semaine, comme tu es le support de mon espoir, l’ange qui m’aide et qui lance des bouées salvatrices. As-tu vu le colonel ? Que pense-t-il du procès où il témoigne pour un excellent ami à moi ? Suis-tu ce procès ? J’y ai des gens qui m’intéressent. Dis-moi jeudi tout ce qu’on y a dit sur la synarchie. Renseigne-toi sur tout ce qui m’intéresse. Sois un journal vivant. Surtout cherche les évènements internationaux : Italie, Autriche, Hongrie. Je veux tout savoir.
Je veux surtout savoir ce qui se cache derrière tes yeux et comprendre pourquoi tu as accepté sans conditions ce pacte à deux que je t’ai demandé, et me réjouir que tu sois si heureuse de me montrer à travers le grillage une main menue qui contient tant de promesses loyales, et regarder tes boucles qui sont ta parure d’enfant.
Envoie-moi des photos de Frédéric et de toi. J’espère que le beau temps va te permettre d’opérer. Les anciennes datent d’un an. Elles sont toujours aussi vivaces mais il me faut du nouveau. À Jeudi. Je te verrai. Nous nous parlerons. Nous nous dirons tout à travers les mots. Tu n’oublieras rien. Et tu emporteras ce que je te donne déjà aujourd’hui, c’est-à-dire tout. Tu as tout. Es-tu contente ? Veux-tu bien accepter ce tout. On t’embrasse, et mieux encore, on ne te dit rien. Mais il faut comprendre, à l’infini.
J.
[1] Victor Kravtchenko est un transfuge soviétique et l’auteur de I chose Freedom, un livre dénonçant le système soviétique, publié à New York en 1946. En 1947, la publication de son livre en France sous le titre J’ai choisi la liberté : La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique donne lieu à une polémique retentissante et à de nombreuses attaques des milieux communistes. Dans un article signé Sim Thomas, l’hebdomadaire Les Lettres françaises, journal proche du Parti communiste français, l’accuse de désinformation et d’être un agent des États-Unis. Kravtchenko porte plainte pour diffamation. Le procès, qualifié de « procès du siècle », débute le 24 janvier 1949 devant le tribunal correctionnel de la Seine. Une centaine de témoins y participent. L’Union soviétique envoie, afin qu’ils le désavouent, des anciens collègues de Kravtchenko et son ex-épouse. Les défenseurs de Kravtchenko font venir à la barre des survivants de camps de concentration soviétiques. Le 4 avril 1949, le procès est remporté par Kravtchenko. Le tribunal lui accorde un dédommagement de 150.000 francs, somme symbolique en comparaison des 11 millions demandés en réparation de la diffamation. La sentence est confirmée en appel (décembre 1949). Les intellectuels de la gauche non communiste brillent par leur absence durant le procès.
[2] La Saint Barthélemy (24 août 1572) : Le mariage d’Henri de Navarre (futur Henri IV), chef du parti protestant, avec Marguerite de Valois, soeur du roi, doit cimenter la paix. Le roi Charles IX est un des derniers Valois (il reste encore le futur Henri III) et selon la loi salique, c’est la branche cousine d’Henri de Navarre qui succédera s’il ne naît pas d’héritier, or Henri de Navarre est protestant, ce qui ne peut qu’échauffer les esprits des ultra-catholiques. Coligny (chef protestant) est victime d’un attentat manqué. Le roi veut mener une enquête : les commanditaires de l’attentat, pour se disculper, convainquent le roi d’une conjuration protestante. Suite à quoi, il ordonne le massacre de la Saint-Barthélemy, début d’une succession d’égorgements dans les deux camps qui durera jusqu’en juillet 73. Coligny est une des premières victimes. Henri de Navarre est épargné à condition qu’il abjure le protestantisme. (note de FGR)
[3] La croisade des Albigeois (1208-1229) (ou croisade contre les Albigeois) est une croisade proclamée par l’Église catholique contre l’hérésie, principalement le catharisme. Dès le XIIe siècle, les textes de l’époque parlent d’hérésie albigeoise sans que cette région soit plus cathare que ses voisines.(note de FGR)
[4] Promulgué en 1598, l’édit de Nantes est l’aboutissement de longues négociations d’Henri IV entre les exigences des protestants et l’opposition des ligueurs auxquels il doit faire des concessions. Il proclame la liberté de conscience et l’ouverture des charges et offices aux protestants, la reconnaissance d’une liberté de culte limitée aux lieux où il existait déjà. Mais les protestants paient la dîme à l’église catholique et respectent les jours chômés catholiques. La parité entre catholiques et protestants parmi les magistrats rendant la justice est décidée et les protestants se voient accorder une organisation politique et une centaine de places de sûreté dont le roi paie les garnisons. Louis XIV le révoquera en 1685. (note de FGR)
[5] En 1534, Henry VIII, roi d’Angleterre rompit avec le Saint Siège qui lui avait refusé le mariage avec Anne Boleyn et entériné son union avec Catherine d’Argon, alors que la Chambre des Lords avait entériné son mariage avec Anne. À partir de ce moment, la politique du roi d’Angleterre se concentra sur l’adoption ou le rejet de l’Acte de Suprématie royale qui attribuait au roi et à sa descendance adultérine le gouvernement de l’église anglicane. Le bill fut adopté sans difficulté et voté le 18 novembre 1634. Presque aussitôt après, le gouvernement demanda l’adoption d’un nouveau bill inculpant de haute trahison quiconque, au mépris de l’Acte de Suprématie, refuserait de donner au roi, à la reine et à leurs héritiers « la dignité, le style et le nom de leur royal état, ou les appellerait hérétiques, schismatiques ou infidèles ». Ce projet de loi ne fut voté qu’après de longs et violents débats. Les premières victimes de la persécution sanglante furent des religieux chartreux. (note de FGR)
[6] La Conspiration des poudres (Gunpowder Plot ou Gunpowder Treason Plot) est une tentative d’attentat contre le roi Jacques Ier d’Angleterre et le parlement britannique par un groupe de catholiques provinciaux anglais (1605). (note de FGR)
[7] Paul Didier fut le seul magistrat français à refuser de prêter serment de fidélité à la personne du Maréchal Pétain. Par acte constitutionnel n°9 du 14 août 1941, les magistrats ont l’obligation de prêter serment de fidélité à la personne du chef de l’État, le maréchal Pétain. Lors de la cérémonie de prestation de serment des magistrats du Tribunal de la Seine le 2 septembre 1941, Paul Didier s’y refuse. Il est suspendu le surlendemain (et sera révoqué ultérieurement). Il est arrêté le 6 septembre 1941 et envoyé au camp d’internement de Châteaubriant. Libéré en février 1942, il est assigné à résidence dans sa maison familiale. Il rejoint la Résistance et participe à plusieurs actions dans les Corbières. Il réintègre la magistrature en octobre 1944 comme Président de chambre à la Cour d’appel de Paris, Il est chargé de la présidence d’une des sections de la Cour de justice du département de la Seine. (note de FGR)