JM à JR (Fresnes 47/06/22)

 

Dimanche 22 juin 1947

Ma chérie,

Voici déjà six jours que j’ai changé de cellule et vis seul à partir de 19 heures jusqu’à 7 heures le lendemain. Depuis trois ans je n’avais pas connu un seul moment de répit. Toujours à deux, trois, cinq, dix ou vingt ensemble, sans aucune possibilité de s’isoler, même pour les plus menues choses. Et voici que le repos vient avec le progrès. Il m’est permis de t’écrire sans que j’aie besoin de répondre dix fois à des sollicitations ou des plaisanteries ou autres interruptions. Il m’est permis d’écrire sans qu’à chaque minute le voisin m’adresse obligeamment et sans méchanceté la parole pour un quelconque conseil.

Bien reçu ton pneu. Veille donc au mieux pour la suite. Il faut aboutir. C’est possible. Ne manque pas de me prévenir aussitôt. Au besoin pour le recevoir plus vite dit à Floriot de me prévenir lui-même, car les pneus de famille sont moins rapide que ceux d’avocat. Mais je crois que tu ferais mieux de lui téléphoner avant pour qu’il agisse. Nous n’allons pas échouer en arrivant au port. Il faut donc aviser et manœuvrer très dur. De mon côté je travaille.

Tu m’as surpris l’autre jour : si énervée ! Toi qui habituellement est si calme, et douce, et patiente. Pourquoi cet émoi ? Et ce petit air frondeur qui s’élevait si effrontément contre notre tranquillité : « tu me fais rire » m’as-tu dit deux fois. Heureusement qu’on t’aime et qu’on t’aime tant que même les petits sursauts féminins ne détourneront pas notre flot de tendresse. Sais-tu bien que je te guérirai de tout cet humain qui se confiait à des émotions enfantines. Avec moi, il faudra être heureuse, et jamais révoltée. Jamais tourmentée. Et jamais méfiante. Ni jalouse. Ni contrariée. Parce qu’on aura ébouriffé ta volonté. La vie nous oblige à devenir sage, apaiser nos soucis, admettre d’autres réalités que les circonstances malheureuses, vaincre nos timidités, nos angoisses, surmonter tout ce qui s’oppose à l’harmonie. Sais-tu bien que toutes les horreurs dans lequel le monde se débat n’existent pas, que tu te réveilleras un jour de ce rêve, toute heureuse, toute réconfortée, que tu auras gagné la paix par une étude attentive de ce qu’il faut savoir pour connaître la vraie vie, et que ce jour-là ta main se serrera plus fort dans la mienne, ta joue sera plus chaude contre ma tempe, tu viendras me dire avec plus de joie que tu es toute ravie et soulagée.

Alors, tu n’aimais pas ma dernière lettre ? Ou bien était-ce plaisanterie mutine ? Je crois y avoir mis le meilleur, comme toujours. Les mots qu’on te dit n’ont jamais été écrits que pour toi, et mon amour veille, comme il s’étend, grandit, pénètre, t’entoure avec plus de douceur.

T’ai-je dit que cette semaine notre camarade Knipping [1] nous a quittés courageusement pour aller à Châtillon. Il est parti comme tant d’autres, happé par le Bête monstrueuse qui dévore tous ceux qui prétendent se recommander d’un autre dieu que celui de la foule. On a vu en lui un effroyable ennemi du peuple. C’était le meilleur des hommes et le plus droit des soldats. De même cette semaine, mon vieil ami le colonel Bordage a été condamné à mort. Le commissaire du jour qui l’a accusé de trahir la France est un juif fraîchement naturalisé (depuis 1935) qui, en 14-18 servait (à l’arrière probablement) dans l’armée autrichienne contre nous. Au nom de quoi ce glorieux officier fut insulté par cet ex-moldo-slovaque qui avait, comme tu le vois, toutes les qualités pour donner des leçons de patriotisme. Ne nous indignons point. Nous ne sommes plus de ce monde, c’est-à-dire dans le combat contre ce monde.

Sais-tu à quel point la vie est belle ? Comme elle se manifeste toujours précieuse, pleine de richesses, absolument parfaite. On commence à en découvrir la splendeur quand on ferme les yeux. Ce ne sont plus que paysages, villes d’architecture pure, temples extraordinaires, symphonies grandioses, mers immenses, terres promises. Plus loin encore les forêts vierges remplies d’oiseaux de feu, de papillons lents et géants, de serpents tranquilles, de singes charmants… résonnent déjà du tam-tam des mondes inconnus aux hommes des cités ordinaires. Puis le ciel se transforme. Il devient plus fluide, s’entrouve en se déchirant à grand bruit. Dès lors apparaissent des personnages indescriptibles, les visions intransmissibles qui sont bien plus réelles encore que celles de la Terre, et qui vous font oublier la pauvreté des sens humains. Quand il nous advient le bonheur de comprendre cet étonnant univers qu’on n’explore pas par l’œil de chair, ni par l’oreille sensible, mais par toutes les antennes intimes nous entrons dans un sanctuaire d’un si profond luxe sacré que nous ne pouvons que nous incliner devant l’extraordinaire source de joie qui coule sur l’autel béni. Il nous faut vivre si haut que nous nous en sentons tout réjoui et léger, et transformé et simplifié. Et la vie apparaît, enfantine et sublime.

Et toi, comment t’aime-je ? Comme une sainte ? Comme une enfant ? Comme une fille si gentille qu’on pense à lui prendre à pleines mains tous les soucis pour les jeter au feu de l’oubli, et à lui dire à l’oreille tous les mots qui bercent et guérissent et font vivre. Elle les demande ces mots comme du lait doux quand, toute petite, elle exigeait déjà l’afflux de la vie en elle. Ils allument dans son cœur tant de feux lents, tant de prières simples, tant d’amitié sincère, qu’elle les garde comme un ange qu’on a saisi par le pan de la robe.

Voilà donc ce mois de juin qui se termine sans heurts. Et pourtant, au dehors l’orage gronde. Mais nous sommes si tranquilles devant l’orage. Le mois de juillet se terminera-t-il de même ? Où serons-nous ? Dans la même cellule encore ? Ou bien… Peu importe. Nous aurons toujours cette même tranquillité, cette même certitude. Aucun trouble ne pourra nous séparer de la vie suprême qui dépasse toute condition humaine. Et nous y ferons encore des chansons. À moins que ce ne soit encore la même cellule. À moins que nous soyons ailleurs. Dans quel Paradis ? Et quel meilleur Paradis que tes bras ! Je tiendrai ma promesse pour Noël. Sans nul doute. Jusque-là nous pourrions avoir des aventures.

J’ai vu tout à l’heure mon camarade qui m’aide de ses conseils. Il est très optimiste. Sur ce, moi qui le suis encore plus que lui, je vais me coucher avec la plénitude de tes images dans mes yeux. Et puis je penserai à toi en chantant aux étoiles. Et toutes les étoiles sont là qui chantent. Il y en a des millions qui sont autant de reines du ciel, qui se promènent sur des routes parfumées dans des sillages de lumière, en robe de soirée nébuleuse. Au revoir fillette. Je t’embrasse sur les lèvres, comme il faut pour que tu sois contente d’aimer.

Lundi, 7 heures du matin.

Ma première pensée est pour toi et je me précipite sur ma lettre. Tu dois être si près que je sens d’ici toute la chaleur de ta gentillesse et j’entends d’ici ton cœur battre dans le vestibule des colis. Il battra bientôt, un jour plus prochain que nous le pensons tous les deux, contre le mien, et je lui ferai oublier ses angoisses. Déjà, dès maintenant, il faut qu’il soit tout calme ce cœur, en pensant que la vie est là, généreuse, qui pardonne toutes les fautes et qui guérit tout. Déjà, dès aujourd’hui, tu ne dois plus avoir aucune crainte, car la protection est immense et le mal recule pour s’enfuir à jamais. Sois donc heureuse et pleine de courage. Tout ce qui nous arrive nous confirme notre force. Si tu es mon amie, si tu es ma femme, si tu es mienne, tu dois croire que ce que je te dis est vrai. Je le sens partout en moi comme une présence vivante, éternelle. Il ne faut pas douter. Comme je ne doute point que si tu t’es trouvée sur ma route, c’est que tu m’étais destinée pour de grandes tâches. Tu ne seras pas à côté de moi comme une servante, ni comme une impératrice orgueilleuse, mais comme une compagne égale en droits et en travaux de qualité. Crois-tu que je te laisserai à la cuisine ? S’il le faut ce ne sera que pour un temps très court. Moi aussi je sais fort bien cirer les parquets et récurer les casseroles. Mais tu n’es pas destinée à ces besognes. Nous expérimenterons d’abord une période de travaux littéraires, où tu me seras de première utilité, puis nous irons plus avant et tu dirigeras les affaires que je monterai, si les enfants te laissent le temps qu’il faut. Et surtout, nous monterons ensemble, la main dans la main, l’étroit sentier du bonheur.

Et pour cela il ne faut plus du tout que tu te révoltes ou que tu craignes. Il est un moment où il faut obéir au meilleur conseil, à la meilleure voix, la plus douce. Il faut cesser de s’effarer devant les images mauvaises et commencer à penser constructivement. Il n’y a pas de démons, d’hommes si mauvais qui veuillent tuer, assassiner ton mari. Il ne faut pas me croire sous la menace mais sous la grâce, quelles que soient les apparences.

Bien reçu bon, excellent colis. Merci pour les œillets. Toute ma table en est remplie. Veux-tu noter : plus de cire, plus de méta. Inutile ces deux choses. Id pour les allumettes. Le reste va très très bien.

J’envoie ce soir un pneu à Floriot pour lui signifier mes indications. Qu’il fasse son possible. Et mieux encore. Les nouvelles qui me parviennent aujourd’hui prouvent un désarroi complet dans la politique intérieure et européenne. De très grands évènements sont en cours. Le gouvernement tiendra-t-il après la séance d’aujourd’hui ? Demain on discute l’amnistie. On a proposé la suppression de la peine de mort. Voilà qui nous intéresse. Bientôt nous aurons la vie éternelle. Nous l’avons déjà.

Tu es si mignonne dans ma pensée : un reflet de lumière, un oiseau joyeux, une pure fée toute pleine de vaillance et de bonheur. Quand je pense à toi, c’est avec toute la joie immense d’un infini inépuisable. Il semble que tu as besoin de cette becquée tous les jours comme s’il fallait te nourrir de soleil. Eh bien, je te donne toute ma part de soleil, d’autant plus que celui-ci, généreusement, me redonne à foison tout ce qui s’envole de ma poitrine pour toi, et toute ma part d’amour, et toute ma part de tranquillité. Dors avec un sourire si bon qu’il en poussera des roses dans le plafond de ta chambre. Dors avec tous tes anges et tout ton cœur plein de richesses tendres. Dors en bénissant le Frédéric qui est le roi des rois.

À bientôt te lire, te voir, et déjà dès maintenant toutes mes mains tendres. Tu es la femme que j’aime parce qu’elle s’est dévouée à notre bonheur commun comme une ouvrière agile. J’embrasse toutes pensées une  par une. Elles sont si pures qu’elles tracent des éclairs dans la nuit. Mais je n’ai pas de nuit. Au revoir mon printemps.

J.

[1] Max Édouard Hubert Knipping, né à Reims en 1892 et mort au fort de Montrouge le 18 juin 1947, fusillé pour sa participation active à la Milice française, est un aviateur français, héros de la Première Guerre mondiale. Il lui fut principalement reproché, bien qu’il l’ait nié à son procès en février 1947, d’avoir organisé l’assassinat de Georges Mandel, le 7 juillet 1944 en forêt de Fontainebleau, pour venger l’assassinat, le 28 juin précédent, du ministre de l’Information, Philippe Henriot.