Dimanche 13 juillet 1947
Ma chérie,
Et bien ! Je t’attendais jeudi avec plein de sourires, des bouts de papier plein les poches où j’avais noté mes désirs de cuisine, des poèmes plein les lèvres et les yeux, des désirs de partout et des amabilités sans fin. Et puis, point de Jeannette ! Et point de nouvelles ! Que s’est-il passé ? Est-ce la visite inopinée de mon fils mardi qui nous a privé d’un parloir ? Pourtant, généralement, on m’accordait le supplément de visites ! Il faut croire que quelque chose s’est passé qui t’a empêchée de nous sourire à travers les grillages. Nous aurions dit tant de choses affectueuses, intimes, absolument définitives, particulièrement agréables.
Et notre affaire ? Je ne crois pas que nous soyons dérangés ce mois-ci. Tout à l’air de le confirmer. Le silence. Et les indications reçues. Attendons. Patientons. Les évènements ont l’air si proches, et si importants. Rappelle-toi tous mes conseils. Il faudra être très prudent. Je ne crois pas pourtant que les craintes que nous avions l’année dernière de voir une deuxième invasion puissent se réaliser aujourd’hui. Il semble que tout tiendra devant les assaillants (si assaillants il y a). De tous les côtés on nous confirme que tout est inévitable et prochain. Pour nous autres, il n’y a rien à craindre. Nous sommes passés à travers tant de choses. Un peu plus, un peu moins. J’aimerai être en ce moment où nous serons à l’abri en un quelconque pays d’outre océan, loin de toutes ces bagarres.
J’ai sur mon mur tes fleurs de bonne fête et celles de bon anniversaire. Les lavandes sentent encore bon. Je les laisse sous mon nez proéminent tous les deux jours, et je regarde les autres, qui témoignent de mes 45 ans, se pencher peu à peu en fermant leurs corolles. Elles ont été belles. Elles sont encore un bon souvenir. Elles peuvent durer dans un livre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de témoins de ce jour de fête. Ainsi sont tous nos actes qui ne s’accrochent qu’à nous-mêmes, à des lambeaux d’impression, à des étés fugaces.
Pourquoi n’as-tu rien écrit cette semaine, méchante fille ? On vous aime, mamzelle, et vous prétendez y répondre sans rien nous dire. Tu sais que j’attends toujours de toi le flot de paroles qui prouvera ta nature torrentueuse. J’aime les cascades qui descendent des montagnes avec un bruit de tonnerre. C’est ainsi que les amours sont vifs. Impétueuses colères de tendresse. Alors, on n’est pas capable d’ouvrir toutes grandes les écluses quotidiennes de l’affection débordante. Qu’est-ce que c’est que ce bout de femme qui se cloue les lèvres avec des timidités, ou des négligences ??? Pourquoi es-tu partie si vite ? Pourquoi as-tu retiré ta main ? Qu’est-ce qui t’a fâchée ? Pourquoi n’es-tu pas restée dans ma poche ? Pourquoi ne m’as-tu pas souri davantage ? Pourquoi n’as-tu pas voulu que je t’embrasse ? Plus longuement ? Plus doucement ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit à l’oreille ? Pourquoi étais-tu si nerveuse ? Pourquoi ton cœur battait-il ? Pourquoi ne battait-il pas ?
Tu n’avais pas du tout l’air content de me voir. Tu étais pressée de me quitter si vite. Tu n’as pas voulu rester trois heures, quatre heures à bavarder. Je t’aurais expliqué des choses sublimes. On avait le temps. Tout le temps. Ton sandwich était délicieux. J’ai mangé tes abricots en pensant à tes oreilles. J’ai mangé ton chocolat comme un glouton. As-tu lu Gabriella ? Que penses-tu de La Cuve à serpents ? Travailles-tu ? J’ai bien reçu le bouquin d’Aymé. Pas bon du tout. Déteste ça. Remercie Philibert quand même, et accepte tout ce qu’il te donne. Pour Le Tropique du C. il y beau temps que je l’ai enfermé loin des regards curieux. Ignoble littérature. Cette époque est basse au point de l’abject jamais atteint. Nous ne sommes pas privilégiés. Ma toute pure, je t’embrasse avec tant d’affection. À demain. Dors des rêves bleus, roses, verts… comme des fusées d’artifice. Ce 14 juillet inaugure une série de sombres jours. Il faut crier que le monde va déchirer ses cauchemars et retrouver la paix. Dors en paix.
Lundi.
Depuis tout à l’heure je suis en train d’énumérer tes qualités. Elles sont bonne, douce, aimante, amoureuse, fidèle, travailleuse, économe, intelligente, jeune, fine, bien habillée, jolie, jeune, fraîche, dévouée, bonne mère, studieuse, souple, obéissante, musicienne, cultivée, simple, humble, fière (cela va très bien ensemble), sauvage (juste ce qu’il faut pour ne pas aimer le monde), saine, patiente, tendre, pure, toute neuve. J’ai une formidable chance de t’avoir rencontrée. Plus j’y pense, plus j’en remercie le Ciel, et plus je t’aime, et plus je te vénère, et plus j’embrasse Frédéric, et Catherine, et tous les autres.
Mes fonds d’artichauts cuisent. Ce matin j’ai préparé des pommes en compote, et hier de la gelée de groseille (délicieux). J’espère avoir des fleurs demain dans un colis fait de mains de fée. Je les vois d’ici, les fleurs et les mains.
Pourquoi n’es-tu pas venue jeudi dernier ? Tu viens sans faute jeudi prochain. J’ai tout à te dire, avec des riens. Et quand je t’aurai tout dit, tu ne sauras encore rien, ou pas grand-chose, car si tu pouvais tout savoir !!! J’ai l’impression que tu serais contente.
Faute de lettres cette semaine, je relis celles de la semaine dernière. La dernière date du 5 juillet. C’est un mot si gentil qu’il m’a suffit de jeter les yeux dessus pour être tout consolé. Et je sais bien que si tu n’as pas écrit., c’est que tu n’as pas pu, mais que tu voulais bien. Et puis tu as sans doute écrit. Pas mardi, pas mercredi, mais jeudi. J’aurai la lettre demain et je te verrai jeudi. Alors tout va bien.
Cherche vite un coin dans la Cordillère des Andes où l’on puisse être heureux comme des moineaux dans le nid.
Je n’écris plus guère, sauf des mises au point. Les évènements me paraissent si curieux que je crois qu’il vaut mieux attendre. Et pourtant j’ai des tas d’idées, mais il me semble maintenant qu’il se découvre pour nous un nouveau travail. J’ai sur ma table depuis deux ans le plan d’une pièce que je n’arrive pas à commencer. Le personnage principal est si pur (c’est une toute jeune fille) qu’il me faut peut-être encore travailler moi-même pour la comprendre dans toute sa grâce. J’ai l’impression qu’il faudra là un talent surhumain pour noter par touches légères la finesse de cette personne sage. Il y a des tableaux qu’on fait dans sa jeunesse, d’autres qui exige la maturité. Je ne veux pas commencer cette œuvre avant d’être absolument maître de moi. Car là, il y a plus que dans toutes les autres. Je viens de relire Empyrée.
Il me semble qu’il y a là quelque chose d’intéressant et d’inédit. Je ne crois pas qu’on ait écrit tellement dans ce sens. Relis Rhumbs [1] de Valéry et tu me diras si on peut comparer. J’ai souvenir que ses textes étaient plus diffus, et forcément d’une autre inspiration.
On nous dit ce matin que Ramadier prétend défendre la République jusqu’à son dernier souffle. Elle est donc menacée cette vieille essoufflée ? T’ai-je dit que j’ai connu le Ramadier sur les bancs d’une loge de la rue Froidevaux. De même le sieur Beylot [2] qui est son commercial était mon… j’allais dire mon ami… précisons : ma relation « fraternelle » la plus en vue. Aux derniers renseignements, ce n’est pas Ramadou mais Auriol qui avait prononcé la phrase fatidique. La France est borgne et essoufflée. Dame ! Elle a connu un drôle de handicap.
J’aime beaucoup tes cheveux blonds. As-tu coiffé Frédéric, le Tout Soleil ? Combien de lustres a-t-il cassés cette semaine ?
Des avions sont passés ce matin. Y a-t-il eu revue militaire ? On ne voyait pas leurs couleurs. Et les feux d’artifice ? Et les bals ? Tout a l’air d’être mort. On n’imagine guère que les gens puissent rire dans des circonstances aussi graves. La Libération n’aura été qu’un intermède, très court. D’ici peu tout reprendra avec des forces neuves, et nous livrerons le grand, le suprême combat. Il faut en finir. Les pessimistes prévoient l’écrasement de tout. Il en est d’autres, dont je suis, qui savent qu’il n’y aura que les pertes minima. Tout est bien. Et je t’expliquerai des choses quand j’aurai ton oreille contre ma bouche. Tout ce que je ne puis écrire, je le dirai, et tout ce que je ne peux pas dire, je le penserai, et tu l’écouteras beaucoup mieux encore. C’est le plus pur. Il ne se comprend que dans le silence.
18 heures.
La journée fut belle. Quelques ministres sont venus discuter en promenade. On a parlé philosophie, poésie, théâtre, surréalisme. Chacun s’arrête devant ta photo, demande « qui est-ce ? ». Je réponds glorieusement « la mère de mon second fils » !!! Et ce n’est pas fini. À quelques uns, plus intimes, je dis « ma femme ». Ce n’est pas si prématuré. Ne m’as-tu pas dit oui, sans conditions.
Je t’ai trouvée un peu maigriotte. Veux-tu bien te remplumer. Fais un peu de cellule. Que de bais de vapeur pour faire tomber tous ces kilos qui m’encombrent.
Alors, tu penses à nos vacances ? Tu revois tout. Est-ce que tu as prévu que je t’aimerai autant ? Est-ce que tu prévois que tu vas être très heureuse ? Est-ce que tu sais qu’avec moi tu n’auras jamais de chagrin qu’on ne puisse vaincre immédiatement ? Nous serons si forts que tout le mal s’évanouira devant nous.
Je t’embrasse comme tu le mérites. Juges en toi-même. Est-ce que tu le mérites ? Alors tu as droit à tout ce qu’il te faut. Et plus encore, nous ne sommes pas économes sur ce point. Bonne semaine. Gros gros…
J.
[1] Plusieurs ouvrages de Paul Valéry contiennent le mot « Rhumbs » dans leur titre : Autres rhumbs (1927), Tel quel. rhumbs. notes. autres rhumbs. Analecta (1934)… Il s’agit de courtes citations. En termes de marine, un rhumb est un secteur d’1/32e de la rose des vents, couvrant un angle de 11°15′ délimité par deux directions du vent. (note de FGR)
[2] Résistant pendant la guerre, Jean Baylot fut préfet des Basses-Pyrénées de 1944 à 1946, des Bouches-du-Rhône de 1948 à 1951 et enfin préfet de Police de Paris de 1951 à 1954. C’est sous sa responsabilité que la police réprime violemment une manifestation d’Algériens, le 14 juillet 1953, où sept manifestants sont tués. Il se consacre aussi à la Franc-maçonnerie. Membre du Grand conseil de l’Ordre du Grand Orient de France, il devient en 1958 un dignitaire de la Grande Loge nationale française, où il est Grand maître provincial d’Aquitaine. Il fut aussi secrétaire général au ravitaillement du gouvernement Paul Ramadier (du 22 janvier 1947 au 14 juin 1947). (note de FGR)