JM à JR (Fresnes 47/07/06)

 

Dimanche 6 juillet 1947

Ma chérie,

Ainsi donc j’aurai le bonheur de te voir demain quelques minutes, si brèves et si longues, si pleines de tendresses, qui comptent plus que des semaines. Et puis jeudi nous nous redirons tout ce que nous avons pensé l’un de l’autre pendant ces courts instants. Ensuite, ce sera le prochain parloir. Et puis les grands évènements qui vont arriver. Car nous y sommes. Tu n’y crois pas. On ne croit jamais tout le ciel. L’humain est ainsi fait qu’il ne voit plus que le mal et non plus la délivrance. Il ne sait plus croire à la liberté. Mais nous qui sommes passés par toutes les affres de l’adversité nous savons bien maintenant qu’elle existe celle-là, et qu’elle nous est donnée pour qu’on en fasse précieux usage. Ne faisons pas de projets trop tôt. Pensons à aujourd’hui.

Aujourd’hui est splendide. Il est bleu, parsemé de nuages légers, fouetté par le vent, fleuri comme il faut (mes gueules de loup ont produit de nouveaux amours – mon camarade m’a laissé des capucines qui poussent rapidement et mes œillets d’Inde tiennent encore). Pas de point noir à l’horizon. Au contraire, Jeannette, toute heureuse avec Frédéric qui est si content de se suspendre aux lustres de toutes les salles à manger [1] et de casser des potiches pleines d’eau. Ah ! Tu as voulu connaître les joies de la maternité ! Et bien, il faudra plus souvent réparer les dégâts, panser les genoux et les bobos, et veiller tard que se sentir flattée par des milliers d’anges mondains. Que sera-ce quand tu en auras six qui monteront sur tous les arbres, escaladeront toutes les cheminées, chevaucheront toutes les rampes d’escalier, tireront les sonnettes de toutes les concierges, tireront la queue de tous les chiens, et découperont tous les chapeaux et tous les parapluies de leur tante (comme il m’est arrivé dans mon âge limpide). Quel bon souvenir à raconter pour le Frédéric quand il sera grand-père. Voilà qui va lui rester toute sa vie : quand j’avais trois ans, un jour, j’ai poussé le lustre et j’ai dit « pourquoi ma tête n’est-elle pas cassée ? ». Voilà de quoi faire rire pendant cent ans tous les petits enfants d’une belle famille. Félicite le Frédéric de s’en être aussi bien tiré. J’espère qu’un dieu bénévole remplira aussitôt sa tirelire car si nos fautes nous dépouillent il faut bien que nos qualités nous enrichissent et un sourire de Frédéric vaut toutes ses lettres.

Je te verrai demain et je te dirai tout, en trois mots. Tu n’auras pas besoin de me dire quoique ce soit. Tout est déjà dit. Mais il faut le redire, ou le renouveler. Parce que tous les matins il faut changer l’eau des fleurs, aviver celles qui vont venir et laver les larmes de la nuit. Un amour, pour être pur doit être lavé à grande eau fraîche avec des mots tout neufs, et surtout brûlé à un soleil nouveau, qui fait jaillir toutes les nouvelles pousses. On ne se lasse pas de le contempler, de l’enrichir, de le développer, de l’approfondir. C’est qu’il n’était point en surface, c’est qu’il ne s’applique point à la personne, mais à l’être substantiel par delà la personne, c’est qu’il vient de plus haut comme de plus loin, comme de partout, c’est qu’il est un univers de tendresse patiente, c’est qu’il gronde et qu’il attend, qu’il s’élance et qu’il est immuable, qu’il court et qu’il s’arrête, qu’il est une orgue et un chant ténu. As-tu les oreilles pour entendre ? Sais-tu bien distinguer la voix juste, le plus haut chant intime, la gloire qui vient de la douceur quotidienne. J’ouvrirai tes mains toutes grandes pour qu’y tombent toutes les bénédictions et toute la paix.

Petite fille, j’ai reçu beaucoup et peu de toi cette semaine. Un petit mot, une grande lettre, et à travers toutes tes pattes de mouche beaucoup de sourires et de pensées que j’aime, beaucoup de tendresse vivante. Donne tout ce qui te plaira. Elle est toujours reçue dans la meilleure terre.

Je ne crois pas que ce soit Floriot qui ait obtenu tout seul l’heureuse surprise qui te réjouit. Il me semble que ce soit venu d’un autre côté que je connais. On m’a donné les meilleures informations. De toutes façons il apparaît que nous sommes reportés après vacations. J’ai lu moi-même une lettre de l’avocat de mon coéquipier qui est formelle dans ce sens. Donc, pas d’inquiétude. D’ici là… Et à ce moment-là… Patientons. Nous arrivons aux derniers sursauts de l’épuration. Les dernières ruades sont toujours dures. C’est pourquoi il était préférable d’éviter les chaleurs, mais, comme prévu, la roue tourne et le monde entre dans une nouvelle phase d’action. On ne voit pas demain, quand les anti-communistes seront recherchés sur le marché politique ce dont on pourrait nous accuser sinon d’avoir été des précurseurs et des prévoyants. Bien plus, il apparaîtra que, dans la mesure où nos adversaires se sont lourdement trompés, nos fautes seront considérées comme vénielles, si fautes il y a ne seront-elles point références ? Car, en Amérique, les plus énormes campagnes de presse sont faites contre l’ombre de Roosevelt qu’on accuse de tout ce dont nous l’accusions pendant l’occupation. Les journaux et les livres américains sont pleins d’arguments que nous étions les seuls à faire valoir pendant quatre ans. La vérité d’hier est toujours celle d’aujourd’hui. Pour l’avoir dite contre qui nous condamne, on nous félicitera bientôt.

La vérité d’aujourd’hui est surtout caractérisée par le fait qu’il fait beaucoup plus calme dans la tête de certains hommes que l’épreuve a mûris. Je suis de ceux-là. Trois ans de prison, trois ans de méditation quotidienne dans la tempête révolutionnaire, trois ans de luttes pour échapper à la vague absurde, trois ans de progrès et de tranquille prière pour qu’on retrouve à travers soi, au-delà de soi, les grands courants vivifiants qui balaient les nuées du monde. J’aurais appris davantage dans ces trois ans que pendant vingt et trente ans de vie tumultueuse et facile. Il faut que l’homme impur soit bouleversé dans tous ses travaux, dans tous ses dogmes, dans toutes ses constructions terrestres pour qu’il s’évanouisse comme un spectre et qu’apparaisse une réalité plus douce et juste. La prison est nécessaire à celui qui entre dans le combat politique avec une foi vive. Il connaîtra les dangers de l’action, comme la prudence. Elle conduit toujours à une action plus haute, à un sens de supériorité dans la doctrine épurée, dans l’acte plus certain. Tous ceux qui sont passés par l’adversité en ont éprouvé le bénéfice. Je ne pense pas que nous soyons exclus de cette récompense, toute morale, toute mentale mais capitale.

Et voilà pour le futur. Revenons toujours au présent. Quel est-il ? Merveilleux. Puisque nous sommes là tous les deux, riches de nous-mêmes, des dons que nous manifestons sans cesse. Tu as cheminé un sentier d’angoisse et de tendresse pendant ces années d’épreuve. La récompense est au bout de ton effort. Sois confiante et persévérante. Lutte toujours. Il s’agit de gagner le port. Il n’est plus très loin. C’est le moment de veiller et de redoubler d’efforts. Ne jamais s’endormir sur les succès passés. Un pas après l’autre. C’est le dernier pas qui compte, car c’est pour celui-là que nous avons fait tous les autres. Et derrière celui-là, il y a encore devant soi un autre sentier.

Pour les vacances, il me semble que tu devrais te contenter raisonnablement de Lozère, si tu en as les moyens. Pour toutes sortes de raisons. Tu verras que ces vacances seront ou excellentes ou très courtes. Il faut prévoir tous les évènements. Et tout ce que je te disais l’année dernière là-dessus est valable pour cette année. On ne se sera trompé que de quelques mois. C’est toujours ainsi. Nous nous trompons régulièrement de date, mais non point sur les faits.

Pour le complot [2], je n’en sais pas plus que toi. Tout cela a l’air peu sérieux. Des histoires rocambolesques inventées par la police pour couvrir les scandales et la faillite. C’est toujours ainsi en période jacobine. Dès que les démagogues incapables se sentent menacés ils crient au secours en agitant devant le peuple le spectre de la dictature. C’est un vieux procédé politicien. Il faudra leur en faire passer le goût. En Russie, tous les procès sont basés sur ce même esprit. Dame ! Il faut bien un bouc émissaire pour supporter les fautes des dirigeants. Alors on accuse un adversaire imprudent ou on fabrique une petite conspiration. C’est un procédé de gouvernement aux abois. En période de prospérité, il n’y a pas de complot.

Ma chérie, je t’embrasse, mais ce n’est rien à côté du jour où nous pourrons nous retrouver sans barreaux. Dire, quand tu recevras cette lettre que je t’aurai déjà vue et que je te verrai l’après-midi. Viens toute confiante, parée et pimpante à ce parloir qui est notre boudoir précieux. Je t’y raconterai mille histoires en une. Ton bouquet de lavande que tu m’envoyas pour ma fête est toujours sur ma table, aussi odoriférant. Je le porte à ma respiration aussi souvent qu’il faut pour retrouver l’image de ta main qui le piqua dans la lettre. Mais ma plus chère image est celle de la petite fille qui pose toujours la même question depuis tant de temps qu’on la connais : « tu m’aimes ? ». Comment pourrait-on ne pas t’aimer ? Tu as tout le paradis dans ton cœur qui bat trop vite. Et tu sais si bien attendre pour qu’il vienne. Dans combien de temps veux-tu que je sorte ? Donne une date et ferme les yeux. Ou plutôt non. Ne donne pas de date. Ouvre les yeux. Me voilà. Ce n’aura pas été très long. On n’y pensera plus jamais ou on se rappellera les seuls bons souvenirs. Et on sera plus prudent. Au revoir Mamzelle ! Petite madame, mon moineau. Je t’embrasse à tous vents.

J.

[1] J’ai parfaitement souvenir (mais je n’imaginais pas que j’avais alors 3 ans) d’être monté un jour sur la table centrale de la salle à manger et de m’être alors suspendu au lustre à quatre globes accroché au plafond et qu’il s’est décroché et que nous sommes tombés tous les deux devant ma tante qui était censée me surveiller. J’ai aussi souvenir de lui avoir fait si peur que je n’ai pas été puni sauf à recevoir une fessée magistrale que ma donnée ma mère avec une énergie démesurée et sans la moindre émotion quand elle est rentrée le soir de son travail. En revanche je n’ai aucun souvenir de potiches pleines d’eau.(note de FGR)
[2] Il s’agit du « plan bleu », complot anti-communiste, visant à prendre le pouvoir en France, préparé en 1946-1947. Le jugement de l’affaire du Plan bleu fut prononcé le jeudi 3 février 1949. Ce complot réunit d’anciens vichystes, d’anciens résistants anti-communistes, des militaires, qui obtiennent des financements d’industriels en jouant de la peur du communisme. Ses principaux dirigeants sont Roger-Luc Aurouet (de Mervelce) et le comte Edme de Vulpian. Georges Loustaunau-Lacau et le général de gendarmerie Maurice Guillaudot également impliqués seront arrêtés et libérés sans suite après six mois de prison. Le complot est découvert par les Renseignements généraux et révélé par le ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux le 30 juin 1947. Cette révélation permet de souder les forces démocrates autour de la IVème République. (note de FGR)