JM à JR (Fresnes 47/08/03)

 

Dimanche 3 août 1947

Ma chérie,

J’ai bien reçu toutes les bonnes, et les excellentes, et les souveraines nouvelles, les pattes d’abeille de Frédéric qui pense déjà à écrire, et à dire, et à bouger toutes les idées qui remuent au ciel de ses désirs, les petits cris de Jeannette, révoltée parce que la cage de jeudi dernier n’était pas pour sa volonté, les merveilleuses gentillesses de la même et toujours bonne Jeannette qui avait compris dès jeudi matin qu’elle était fêtée comme il n’est pas possible et que tout l’Empyrée [1] s’est dérangé pour elle, pour lui assurer une journée calme, si tranquille, si pleine de réalité tendre.

Mais naturellement tout va bien ! Une tempête est toujours un mauvais moment à passer. Un bateau peut quelque fois être en perdition, mais si le marin tient bon, et sait se confier à l’infini qui protège tout cœur tranquille, il finit par dompter l’élément, par ressurgir de dessous la vague, et il sourit d’autant plus que l’épreuve a été dure. Nous sommes encore au petit matin après la nuit d’épouvante pendant laquelle nous n’avons jamais perdu confiance. La mer est encore très dure, mais le flot ne nous pousse plus si vite vers les brisants, et nous avons pu rester en marge de passes dangereuses. Tes amis n’ont pu que te dire ce qu’ils croyaient de la situation. Tout se déroule pour le mieux de tous. Nous allons encore travailler plus précisément. La liberté de Dieu est une grande récompense. Elle nous arrive après beaucoup de luttes. Je crois qu’en octobre beaucoup de choses nouvelles se seront passées et que notre affaire recule plus qu’elle s’approche. Peut-être suis-je victime de mes illusions, mais je me sens infiniment plus ferme qu’il y a deux ans, tout à fait certain du succès.

Je viens de finir le dernier colis. Il était excellent. Il était excellent. Les viandes de l’avant dernier ont peu duré. Je préfère de beaucoup les conserves, le lard salé, tous les produits durables dont on peut manger un peu, et qu’on garde. Je suis sûr que tu t’es arrangée au mieux avec ma mère pour ces vacances. Tu es la plus magnifique des amies dévouées, des femmes assidues, des compagnes aimantes. Tu ne veux pas de compliments, par humilité. Mais tu veux bien que je t’embrasse, par reconnaissance, et par tendresse, et par amitié, et par amour, et par feu secret, et par intimité, compréhension silencieuse, intelligence commune, poésie lente, souffle de paix, divination, intuition spirituelle. Tu es si pure qu’on te chantera dans toutes nos pièces, dans tous nos romans, dans toutes nos audaces, dans tous nos espoirs et nos souvenirs.

Je suis ravi que tu ailles communier avec les bois et le foin fraîchement coupé, et le blé brûlant, et les animaux lents et les scarabées farfouilleurs. La vie de la terre vous arrache aux habitudes mesquines de la cité fantôme. On y redécouvre une santé inconnue, une sorte d’excitation cosmique qui peut se traduire pour des êtres élevés par une surabondance d’idées constructives où la nature marâtre joue le rôle d’un humus fécondant. Il me semble qu’au milieu de tant de douceurs enivrantes je me révolterai contre un ciel trop bleu, une terre trop brune, une prairie trop grasse quand les hommes s’acharnent tant à vivre de violence et de désespoir.

2 heures.

Des camarades m’ont interrompu. Nous avons raconté de vieilles histoires. En face de moi, un de nos ex-condamnés à mort, l’excellent message est surveillé de près par deux détenus préposés à sa garde. Ce brave type a vécu pendant six mois dans l’attente de la fusillade du lendemain. Aujourd’hui il est gracié. Dès la nouvelle son esprit a déraillé. L’homme qui s’attendait à mourir ne sait plus vivre. Il ne reconnaît plus personne. Il confond ses camarades, croit parler encore à tel ou tel qui fut fusillé il y a un mois. Il faut le conduire comme un enfant à travers les couloirs et les galeries, de crainte d’un geste insensé. Il regrette presque d’être resté.

Les fous sont nombreux ici. Ils ne sont pas tous poètes. Ils n’ont pas tous la marotte du christianisme. Généralement ils défoncent leur porte. Puis ils se déchirent un peu la tête contre les murs. On les soigne, ou on les secoue si le personnage semble suspect. Que de déchets dans une guerre si tourmentée ! Les conséquences de toutes les erreurs révolutionnaires de l’espace sont inimaginables.

Pendant que je t’écris un moustique rôde. Je m’envoie des gifles et surveille mes mollets. Comme il fait chaud la tenue d’aise est de rigueur et les bestioles carnivores ont beaucoup plus de place pour mordre. Tu voudrais bien être moustique ? Voilà que je deviens très taquin. Tu sais que je ne te permettrai pas d’être gourmande. Je te prends pour une fille bien élevée.

Je remercie le ciel tous les jours de t’avoir connue.

Tu es la seule femme qui m’ait réconcilié avec la femme. C’est-à-dire que je découvre la femme. Ce n’est pas du tout ce que j’imaginais. J’avais si peu d’imagination, ou d’expérience. On ne m’avait pas appris. Je ne m’étais pas intéressé à la chose. Peut-être aussi le hasard ne m’avait-il fait rencontrer des compagnes un peu bizarres. Et puis moi-même je ne cherchais pas autre chose que des distractions fugitives, qu’une rêverie sans but. J’ai trouvé au fond très peu de réelle satisfaction. La femme commence à être intéressante quand elle est mère. Il faut des fruits aux arbres. L’homme est né producteur. Dieu est fécond. Et plus tard quand on comprend mieux les choses, on s’aperçoit que les dons les plus sublimes sont exprimés avec aisance par les plus douces des créatures. On était passé à côté de leur regard pendant des années sans remarquer le feu de leurs yeux. On n’avait pas saisi la lenteur sage de leur souffle, on redoutait de s’assouvir trop de la volupté grisante qui brûlait la minute trop charnelle, mais une fois le feu éteint, une autre flamme, invisible celle-là, subsistait qui irradiait sans brûlure et faisait vivre la merveille, celle qu’on ne découvre que dans les sanctuaires de tendre prière. C’est là que s’enferme la femme dans son infini de liberté. Elle domine tout l’espace avec une sûreté sans limites. Elle est certitude de joie. J’écoute pendant des heures l’amour qui chante à mon oreille. C’est Jeannette qui sait attendre et se réjouit d’être puissante dans sa douceur latente. Elle a conquis son univers, le champ de vision de son audace absolue. Elle gouverne dans la paix tout ce qu’elle touche de son regard féerique.

Un de nos camarades du 4ème étage fait des petits jouets en bois. Il y a des petits nains de Blanche-Neige qui ressemblent un peu à Frédéric, un Frédéric à grande barbe et à nez rouge. Toi, tu es la princesse. Et moi que deviens-je dans tout cela ? Je voudrais être la forêt, et le liseron, et la cabane du charbonnier, et le papillon, et l’eau du lac, et le reflet de lune, et la margelle du puits, et l’écharpe de Blanche-Neige. Je ne t’étranglerai pas trop. Et j’aurai de jolis refrains pour tes oreilles, le soir après le coucher du rossignol.

Comme tu es encore à Paris au moment de ces lignes, je t’embrasse comme un métro entre en gare, avec un sifflet électrique, une sorte de salut à la société qui s’est précipitée pour le voir arriver. Ils sont très fêtés les métros. Est-ce que tu m’attends avec mille yeux, mille bras comme un bon vieux « tropolitain » qui fait son métier d’amant souterrain. Ce soir je descendrai à la station Diderot et je chercherai un premier étage où déverser le toujours trop-plein de la source que je prétends être ou imiter. Bonne nuit ma douce, tu as tout mon amour dans tes cheveux.

Lundi.

Avec les œillets sur ma table, mon rideau de tulle et mon lit drapé, j’ai la mince illusion d’un home tranquille. Combien est plus paisible encore ma douce conscience d’être au plus haut de la paix rêvée. Que me manque-t-il ? Tes bras autour du cou ? Ils y sont ? Les mots de ta bouche ? Ils traversent l’air et la pluie. La présence de ta voix ? Tout est présent. Je suis comblé. Et ta dernière lettre reçue que je relis encore suffit à mon repos, celui qu’on ne trouve qu’après tant d’attente, tant d’angoisse, tant de doute, celui qui est le vestibule du bonheur. Vais-je écrire ce soir des vers à la gloire de tant d’intimité ? Non. La chaleur a été telle qu’il me faut plutôt me reposer. J’éprouve le besoin réel d’aller étendre sur un sommier de fer rigide une carcasse fatiguée. Ainsi l’esprit pourra voguer vers son ciel de toujours sans que je sois obligé toutes les trois minutes de suspendre mes épaules à un clou. Trois ans de prison creusent un peu. Je crois qu’un bon mois de vacances me fera du bien après pareille aventure.

On nous confirme de tous côtés que la situation tourne rapidement. Déjà une maigre amnistie pour les jeunes. D’autres mesures suivront-elles ? On ne sait. Mais je ne compte pas du tout sur la générosité des hommes pour sortir. Le refrain est connu. Mieux vaut attendre d’autres réalités.

Ma chérie, si je t’embrassais à l’infini ce ne serait pas assez. Et que faire de plus ? Te dire que tout ce que j’ai construit sur toi est si solide que nous ne l’userons jamais parce qu’un tel amour est de pâte immortelle que nous en retrouverons toute l’essence par delà les Enfers et les Paradis. Mes anges volent vers toi à travers les routes et les rues. J’entre dans le vestibule où j’entends les cris de Frédéric. Je te serre dans mes bras trop robustes, et tu retrouves une épaule où tu as donné sans plus te souvenir de l’avoir quittée. Tu verras comme on oublie vite les mauvaises choses.

Écris-moi souvent, écris-moi vite, écris-moi longuement, raconte-moi tout. Décris-moi la campagne, la maison, le chien, la fourmi, le papillon. Dis-moi si tu es gaie ou triste, dis-moi à quel point tu es heureuse de savoir que tout va bien.

Je travaille beaucoup en ce moment, non point à des travaux littéraires, mais à d’autres choses fort utiles. Je me suis fait pour moi une compilation des 4 évangiles, à ma manière. Et me voila passé exégète. Où cela va-t-il nous mener ? Tu finiras femme de pasteur. Me vois-tu avec un rabat ?

As-tu travaillé de ton côté ? Tu ne m’as jamais donné des nouvelles des œuvres immortelles de certains écrivains qui se confient à tes bons soins. Où en sont les projets théâtraux ? Les discussions métaphysiques ? Les pamphlets littéraires ? On ne me dit plus rien.

C’est sans doute qu’on a trop à me dire. On t’embrasse madame, tu es toute la vie dont j’ai besoin comme d’un ciel vivant. Mille millions de baisers. Dis au Frédéric qu’il est le plus beau de tous.

J.

[1] Dans l’antiquité, l’Empyrée est la plus élevée des quatre sphères célestes, celle qui contenait les feux éternels, c’est-à-dire les astres. (note de FGR)