JM à JR (Fresnes 47/08/10)

 

Dimanche 10 août 1947

Ma Jeannette chérie,

Bien reçu ta bonne lettre du 7 août. J’ai visité le village et la maison avec toi. J’ai couru avec Frédéric dans la cour, j’ai pianoté dans la salle à manger, taquiné la cuisine où les casseroles n’ont pour moi plus de secrets, taillé du bois dans le bûcher, et je me suis couché dans le lit à deux places.

Ensuite, j’ai été traire les vaches, laver les cochons, taquiné les dents des veaux qui tètent les doigts comme le pis de leur mère, et je suis l’ami de tous les chiens, et de toutes les poules, pour avoir dans mes poches de quoi me faire suivre comme un seigneur persan par tout un peuple affamé de grain et de vieux débris de côtelettes. Naturellement, j’ai été réveiller les carpes et les tanches de l’étang. Elles ne sentent pas trop la vase.

Et puis je t’ai regardé dormir. Tu racontais beaucoup de choses à une oreille attentive. Je crois même que la conversation était animée. Est-tu venue te reposer presque dans mon épaule ? Il y avait de ça. Quelles bonnes vacances nous allons passer.

Ici l’atmosphère est toujours très dure. On fusille sans répit. Un de nos camarades que tous s’attendaient à voir gracié a été emmené à Châtillon il y a trois jours. Est-ce que les chaleurs prédisposent à la vengeance ? Le gouvernement est-il si inquiet de l’avenir qu’il ne puisse se passer de rigueur présente. On a l’impression que jusqu’au bout l’aventure sera tenue. Je crois que nous n’allons pas vers l’apaisement, mais sans doute vers le « coup de tabac ». On sent cela partout. Il faut donc prévoir tout et lutter encore. Je pense que d’ici le mois d’octobre, nous verrons plus clair et je crois que nous avons bien fait d’attendre. Il faudra essayer encore de gagner une période plus sûre. De toutes façons nous sommes parés pour deux mois.

Les bruits les plus extravagants courent. Il est certain que l’affaire d’Algérie est énorme [1]. Un gouvernement pourra-t-il se maintenir si l’Afrique du Nord se détache de la métropole ? Il semble que nous allons à un durcissement de la situation qui pourrait bien se traduire par des troubles. Ce n’est pas souhaitable pour nous et j’aurais préféré que tout s’apaise très vite. Mais ce monde n’est-il pas destiné à craquer.

Je travaille à des compilations bibliques ou autres travaux personnels d’un intérêt palpitant. En pleines prophéties apocalyptiques. Tout est devenu si clair. On t’expliquera ça. Je crois que je vais faire coucher ma Bible entre nous deux, à moins d’y mettre une épée comme Tristan et Yseult. Sois tranquille, il y a des nuits sans lune où l’on nous permettra d’ôter l’épée.

J’ai vu ma mère au parloir. Elle m’a dit beaucoup de bien de toi. Et du Frédéric. Elle n’a pas besoin d’insister pour que je pense tout ce qu’il faut. Je sais que tu es dévouée plus que possible. Ne crains rien. Nous sortirons de tout.

19h15.

Fermés plus tôt que d’habitude ce soir pour raisons d’inspection (dit-on). Je suis toujours très content d’être seul à pouvoir travailler, écrire, sans gêneurs. Deux ans ½ de cellule à trois m’ont appris la cohabitation. Un peu de répit est savoureux. Et dès cette lettre terminée comme un bouquet de fleurs rares, je vais me livrer à mon vice favori : l’exégèse ! Drôles de mœurs. En Angleterre je porterais rabat et chapeau rond, et tu aurais des corsages montants boutonnés jusqu’aux oreilles. Avec un chapeau plat, à fleurs, une ombrelle, et des gants de dentelle, et tu apprendrais à tous les Frédéric à marcher sur la pointe des pieds, à embrasser avec correction, à saluer cérémonieusement, et à ne pas rire devant les grandes personnes.

Et le soir nous chanterions des cantiques, devant un feu de bois, ou nous échangerions à voix basse feutrée des souvenirs prudes, et nous parlerions de confitures ou de poneys. Le temps s’écoulerait comme un fleuve de brume, avec de jolis tintements de cloche de presbytère, et nous serions considérés comme respectables par toute une kyrielle de gens honorés, ceux à cravate raide, à col empesé, à chapeau ciré, à chaussures ecclésiastiques. Le beau roman.

Préfères-tu la passion fougueuse du chevalier Tristan qui, dans l’impossibilité d’atteindre sa belle, se dépérit et menace le ciel et la terre. De temps à autres, il peut franchir la garde du roi, venir partager la couche aimée, puis il se voit à nouveau trahi, forcé de ramper dans l’ombre et l’amertume. Ce n’est qu’un combat autour d’un rêve précieux. Une désespérance ardente. Et leur mort ne les réunit que par la volonté de poussière.

Tout autre est l’union de Lancelot et Parise que tu connais. Il a guéri la jeune aveugle de son ignorance de la merveille, et c’est elle dès lors qui le conduit en avant pour qu’il puisse franchir les dangers du monde. Plus pure qu’une image bénie, Parise sait si bien de ses doigts de fée délivrer Lancelot des épines du sentier qu’il ne sent plus guère les souffrances de la terre. Et il la récompense à flots de baisers.

J’aime mieux Lancelot des bois [2], que son père Lancelot du lac, trop brutal chevalier, amant de la reine Guenièvre et banal amant d’une épopée grandiose dont le cœur est Perceval. As-tu toujours le livre que je relus au dépôt, et qui m’est resté cher. Je pense que c’est ma mère qui a du le récupérer. Pour l’instant, je relis Balzac, sans discontinuer. J’en suis au Lys dans la Vallée, après cinq ou six autres. Mais la Bible prend tout mon temps. On ne sait pas ce que contient Ézéchiel [3] ! Et Abdias [4] ! Et Zacharie [5] ! Et Habacuc [6] ! Et j’en suis à décortiquer l’Apocalypse ligne à ligne. Tous les romans de la terre ne valent pas ce livre inestimable plus que féerique.

Ma chérie, j’écrirai pour toi seule un nouveau Cantique des cantiques [7]. Sans plus m’occuper de L’Ecclésiaste [8] qui ne croit plus à la beauté de la Terre. Notre expérience n’est point terminée, à peine commencée. Il se peut qu’un jour lointain, après avoir épuisé tout le cycle de l’expérience humaine, nous en soyons à nous dire qu’il faut monter plus haut que notre amour. Pour l’instant il est un sommet divin, dans quoi nous devons inclure toute la pureté qu’il faut pour que l’ascension en soit viable. Ce n’est pas du tout commode d’arriver à ce point. Il faut tout le désintéressement, toute l’humilité, toute la patience sans limites pour que les souffles soient du même rythme. Ne pas respirer à contretemps. Est-ce que ton cœur bat en mesure ?

Comment te coiffes-tu dans ta Creuse ? En paysanne ? As-tu des sabots ? Fais-tu la chasse aux papillons ? Aux scarabées ? Je voudrais que Frédéric prenne goût à connaître toutes les bêtes. J’avais des collections de sauterelles et d’araignées. Y a-t-il des rossignols ? Comment est le paysage ? Vallonné ? Des collines ? De petites failles ? Quelle altitude ? Un peu la Suisse normande ? Ou le Morvan ? Ou quoi ? Et les gens ? Sympathiques ? Bonne race dure ?

Je voudrais, à la fin de cette lettre que tu sois plus contente que tout, que tu emportes de sa lecture une impression de nouveauté si grande qu’elle soit comme un matin imprévu dans une existence déjà comblée. Que faut-il te dire ? Et faut-il le dire ? Avec quels mots ? Avec quels sous-entendus ? Avec quels silences ? Et puis ceux d’aujourd’hui ne sont-ils pas les mêmes que nous renouvellerons demain. Mais l’eau toujours fraîche coule sans cesse. De plus en plus vite. Il ne faut donc pas l’arrêter. L’essentiel est de laisser couler, laisser courir. Baigne tes mains, ton front, ton cou, dans nos mots frais, dans ma source ardente. Ils coulent si vite ces mots puissants que le torrent t’en emporte en cascades. Il y a des fées à tous les étages de la vallée. Elles t’arrêteront pour te montrer les gouttelettes brillantes de tes cheveux, les perles sur tes doigts, la saveur de la rosée sur ta bouche avide. On t’embrasse en torrent et on te roule dans une aube vivante. Et on tourne autour de toi la ronde des lutins et des elfes. Et l’on te bénit comme la reine du jour. À bientôt te lire, c’est-à-dire te voir en transparence. Immense baiser.

J.

[1] Le conseil des ministres adoptera le 27 août 1947 un « Statut de l’Algérie », désormais « dotée de la personnalité civile et de l’autonomie financière ». Une Assemblée algérienne de 120 membres, répartis en deux « collèges », les citoyens de statut civil français dans le premier, les citoyens de statut musulman dans le second, gère, avec le gouverneur général, « les intérêts propres de l’Algérie ».(note de FGR)
[2] Lancelot des bois : pièce de mon pére, inspirée de l’histoire de Lancelot du lac (note de FGR)
[3] Le livre d’Ézéchiel est un livre du Tanakh et de l’Ancien Testament écrit par le prophète Ézéchiel parmi les exilés de Babylonie. Le livre contient des reproches et des menaces contre les Israélites avant le siège de Jérusalem, des oracles contre les nations, des consolations pour le peuple déporté, et l’annonce d’un rétablissement religieux et politique en terre d’Israël. (note de FGR)
[4] Le livre d’Abdias est une prophétie concernant le jugement divin du royaume d’Édom, qui est condamné à la ruine, et la revanche que les fils d’Israël prendront sur ce royaume. Le texte se compose d’un seul chapitre, divisé en 21 versets, ce qui en fait le plus court livre dans la Bible hébraïque. (note de FGR)
[5] Le livre de Zacharie est un livre de l’Ancien Testament. Zacharie est un prophète qui vécut pendant le règne de Darius 1er. (note de FGR)
[6] Habacuc est le huitième des douze petits prophètes de la Bible. Il est l’auteur d’un des livres du Tanakh ou Ancien Testament. (note de FGR)
[7] Le Cantique des Cantiques, dit aussi Cantique de Salomon, est un livre de la Bible. (note de FGR)
[8] L’Ecclésiaste (« celui qui s’adresse à la foule »), est un livre de la Bible hébraïque, faisant partie des Ketouvim. (note de FGR)