Dimanche 19 octobre 1947
Ma petite fille chérie,
Je crois que nous commençons à vivre des jours fameux. On sent dans ce pays un profond bouleversement. Depuis quelques jours les nouvelles paraissent imprécises, mais tout tend à prouver que l’état de choses d’hier va cesser et que ce pays ne peut plus supporter le désordre. Nous espérons que nous serons compris dans cette volonté de rénovation et que la lutte de demain nous trouvera libres et décidés. On voit de grosses campagnes pour l’amnistie. Je pense que ce n’est pas tellement par générosité que par souci de nous utiliser bientôt activement.
Il faut donc, comme tu dis si bien, tenir le coup là où tu sais. Et je suis sûr maintenant que c’est possible. D’ici peu nous verrons combien il était logique d’espérer tout du retournement politique inévitable. C’était une question de temps. Nous voici arrivés à terme.
Demain nous commencerons à connaître les résultats. Mais, d’ores et déjà, il est acquis que l’extrême gauche se trouve fortement contre, battue par toute la droite et par la propagande et la volonté américaine. Dès que l’on aura supprimé l’odieux système de justice qui s’est exercé contre nous depuis trois ans, nous pourrons nous justifier aisément. Je crois, on vote, que pour tous les gens sensés, la cause est entendue.
Je me sens ce soir de parfaite humeur. Tout va très bien. D’autant plus que je sais avoir encore devant moi 45 ans de vie sur ce plan pour réaliser quelques petites choses chères. Et on peut faire en si peu de temps du bon travail. Après, nous irons travailler de l’autre côté, à la gloire du véritable Grand Architecte de l’Univers (comme on dit dans le jargon maçonnique).
J’ai bien reçu ta petite lettre où tu refuses encore de faire ce que je t’ai demandé. Il faudra donc attendre la sortie pour que nous mettions au point toutes sortes de choses. Car il est important, capital, absolument nécessaire de voir clair en soi pour savoir dans quoi on s’engage. Je ne veux pas me disputer avec toi toute la journée. Je t’aime trop pour cela. Et tu ne veux pas non plus vivre avec quelqu’un qui te sera complètement inconnu et que tu verras toujours plongé dans des bouquins que tu ne comprends pas ou que tu ne veux pas comprendre. Pour être heureux il est essentiel d’aller jusqu’au fond du cœur l’un de l’autre. Ce serait imprudent, déloyal, peu sage de ne pas convenir de tout avant de construire quelque chose d’aussi important que toute une vie. Or, il faut bien que tu saches que l’étude de la Christian Science est devenue pour moi beaucoup plus qu’une petite marotte, ou qu’un divertissement intellectuel. J’ai compris trop de choses dans ce domaine de la métaphysique pour ne pas voir mon comportement complètement transformé par les idées qui sont expliquées dans ce livre et d’autres. Les Scientistes ne vivent pas comme tout le monde. Ils vivent même à l’envers de tout le monde quand les humains se précipitent vers des plaisirs fades ou des erreurs subtiles. Je te dis tout cela, non point pour te détourner de moi, bien au contraire, mais pour que tu sois complètement éclairée. Je ne veux pas que tu puisses me reprocher de t’avoir caché la moindre chose.
Si je divorce d’avec ma première femme, c’est presque en totalité à cause de l’opposition absolue qu’elle faisait à la Christian Science, en plus d’un caractère détestable et d’autres choses impossibles à admettre. Toutefois, toutes ces choses auraient pu être détruites si elle avait accepté de se réformer, comme, de mon côté, j’ai fait le trajet. Si je te trouve aujourd’hui sur ma route, c’est que ta mentalité me semble saine sur beaucoup de points. Faut-il que tu consentes à l’essentiel. Car je sais fort bien que mon expérience m’oblige à redoubler d’efforts dans la voie où je me suis engagé.
Lundi.
Je relis ma prose de la veille et la trouve fort dure pour une aussi gentille personne que j’aime tant et pour qui, depuis quelque temps, j’éprouve tout l’intérêt qu’il faut pour réussir une admirable union. Je les laisse quand même ces lignes très inspirées par la rigueur car elles définissent une position mentale qu’il faut que tu connaisses. Elles ne peuvent que te réjouir, car tu verras que tu te trouves en présence de quelqu’un d’infiniment sincère et solide qui ne dissimule rien et sait bien ce qu’il veut. Je suis si convaincu par l’expérience que là est la vérité, qu’il n’y a pas de doute sur mon attitude de demain quant aux problèmes de la vie. La liberté morale est la condition de toutes les unions heureuses même si l’on diffère sur certains points de vue, il faut s’harmoniser. Or je crois que nous irons fort bien ensemble quand j’aurai eu avec toi les grandes conversations qui décident de tout le bonheur. Tel que tu l’es, tu es si charmante, si dévouée, si affectueuse, si pleine de cœur, si bien une femme et une sœur, que toute cette affection doit être sublimée pour qu’elles parviennent au plus haut de l’idéal impersonnel. Dieu ne peut pas se tromper dans ce qu’il unit et il ne saurait associer que des idées pures. Et dans un foyer très chèrement apprécié on doit brûler tous les égoïsmes comme faire flamber toute la flamme d’un amour transcendant.
12h.
Tu es la merveille des merveilles. Malgré les difficultés, tu as réussi à m’apporter ce matin le colis habituel et magnifique. Tu es le dévouement lui-même. Tu es tout ce que j’aime. Mais je ne veux pas que tu éprouves pour moi de l’amour aveugle. Ma mère, quand elle me parle de toi, me dit : « Elle t’adore. Tu es une idole pour elle ». Je veux absolument briser ce sentiment d’extase qui ne nous apportera rien ni à l’un ni à l’autre. Si tu m’aimes, tu aimeras aussi la vérité que j’aime, car ce que j’aime en toi c’est la vérité que tu manifestes inconsciemment, tout à fait naturellement, sans la connaître. Tu es la plus loyale, la plus douce, la plus sensible et aimante, tu es l’amour même ; je ne veux pas faire de toi une intellectuelle, mais une chrétienne, car tu l’es, et tu l’ignores. Et ce sera la base de notre vie. Ce n’est pas une conception limitée. Je n’exige pas de toi une conversion spectaculaire, mais je sais que dans tout être il y a, à un moment donné, un intense besoin de spiritualité, une ascension merveilleuse vers une vie plus haute que la matérielle, un refus du vulgaire, une appréciation des choses éternelles. Si tu es sur ma route, si je suis sur la tienne, c’est qu’il était écrit que nous nous apporterions mutuellement des vérités. Toi, avec ton cœur, moi, avec mes facultés d’analyse, quelquefois bien sèches, mais que je nourris de tellement d’amour qu’elles coulent à flots et deviennent vivantes comme l’Esprit. Je vois d’ici ta moue : « Je ne comprends rien à tout ça. Moi j’aime, et puis c’est tout ». On ne demande pas autre chose que de la multiplier par mille, par un milliard, et de savoir que tout le fleuve de tendresse qui sort de ton cœur est parole de vérité. On ne te demande ni génuflexions, ni prières sottes, mais d’appliquer ton intelligence à aimer plus haut, à découvrir les grandes lois de la vie, à vivre harmonieusement, en paix, riche d’émotions douces, et pleine d’une bonté absolue. On te demande de croire qu’il existe un merveilleux principe sur quoi s’appuyer de toutes son âme qui guérit tous maux, et qui nous dit qu’avant ou après la mort, l’homme continue à chercher la voie de l’éternité. Ce ne sont pas des mots, ce sont des faits. Il faudra que tu élèves tes enfants dans cette voie étroite et resserrée. Et même si ce n’est pas commode pour toi aujourd’hui, même si le petit égoïsme que tu hésites à me donner pour que je le casse en mille morceaux, comme j’ai cassé le mien, s’anime un peu contre le gros méchant monsieur qui veut nous écraser de tout son poids de théologien, et bien, les efforts que tu seras obligée de faire seront de ces pas humains que nous avons tous fait et qui ont leur récompense. Dans la vie, il faut lutter pour arriver à la situation supérieure. Ma jeannette est une femme obéissante, non pas à son mari, mais au Principe Vital qui commande le monde entier. La loi est pour elle comme pour les autres. On apprend à tout âge. Moi aussi, je me suis qu’un étudiant. Et il n’y a pas de raison que tu ne fasses pas ton effort.
Et puis je suis bien bête de me tourmenter, et de te faire tant de grandes phrases. Je suis certain que tu as déjà commencé. Dans le fond, tu sais bien que j’ai raison. Quand tu pleurais tout contre moi, c’est que tu voulais que je t’apprenne de grandes choses, non pas que je t’aime, moi (c’est fait, mais cela n’est pas suffisant) mais que Dieu, le Principe de tout, t’aime, et c’est cette pensée là qui te guérit. Tu n’as pas besoin d’être une petite fille nerveuse vite consolée avec trois baisers, mais d’être une femme profondément remuée jusque dans sa sensibilité la plus haute, et qui donne le maximum de son fier dévouement à la démonstration d’une vérité spirituelle dans toute sa vie. Le bonheur, c’est écouter dans le silence les voix les plus étranges, les plus impénétrables, les plus douces, les plus pures. On n’entend l’infini que lorsqu’on on s’oublie soi-même.
Voilà pour aujourd’hui une grande leçon de morale chrétienne. Passons maintenant au grand réconfort de toute ma chaleur tendre. Je te prends sur mes genoux. Je mets ta tête sur mon épaule, et je te berce comme une fillette aimée jusqu’à ce que tu t’endormes, confiante. Tu vois bien que je ne te veux point de mal, mais seulement veiller sur ton sommeil, et prier pour que ton réveil soit beau. Et ce réveil, c’est la douceur au fond des yeux mouillés de larmes de gratitude, tant le bonheur pèse sur le cœur contrit.
21h.
Cette fois-ci, c’est bonsoir. Je viens de faire une grosse tache. Prend la pour un gros baiser. Mais un baiser d’amour. Celui qui ne laisse pas de marques sur la peau, mais qui scelle le cœur d’une douceur galante. Comme je t’ai beaucoup bousculé dans toute cette lettre, je veux que tu dormes ce soir d’un sommeil heureux d’enfant apaisé. Tout va bien. Le mieux du monde. Tout est calme. Parfait. La vie est belle. Plus belle encore que prévu dans ces contes de fées si bizarres où l’homme rêve de tant de choses inutiles, tandis que nous, nous ne pensons qu’à dormir en paix, et à nous souvenir qu’il ne faut pas bouger quand les anges passent.
J.
PS. Ne m’envoie plus de bougies pour l’instant. Plus de méta non plus pendant huit jours. Par contre la saccharine et le lait en poudre sont les bienvenus. Et ma mère ne sait guère forcer la dose. Encore un peu de temps et c’est moi qui te le préparerai, le petit déjeuner.