JM à JR (Fresnes 47/10/11)

 

Samedi 11 octobre 1947

Ma petite fille chérie,

Non, je ne te laisse pas éteindre la lumière. Il faut au contraire la pleine lumière pour voir les yeux francs, les lèvres sincères, les mots loyaux, les gestes simples. Nous ne sommes pas des ténèbres nous autres, nous n’avons point besoin de nous cacher pour que notre amour brille mieux dans une nuit complice. Au grand jour, devant tous, avec cette sérénité si simple, si douce, qu’elle semble être l’apanage de la paix elle-même. Pour aimer nous n’avons pas même besoin de mots. Ni même un battement de cils. Tout est prodigieux sous un sourire à peine esquissé. Je crois que le bonheur n’a pas besoin de démonstration. Il est. Il vit. Il remplit tout. Il est le ciel en marche. Il est la joie à l’infini. Être heureux, c’est ne penser à rien de laid. Il faut éliminer toute impureté, se laver de toute tache, de tout souvenir, construire sur un roc adouci, poli, la maison qui tienne contre l’orage, le temple qui n’est pas bâti de main d’homme.

Tu ne m’as guère écrit cette semaine. Et tu ne me dis guère tout ce que tu as derrière la tête. Car tu dois garder d’immenses réserves futées. On sent que sous une façade de mots charmants, il gronde des sources vives. Je voudrais bien voir le torrent secret, le fleuve qui baigne les rêves, le lac qui ne se découvre qu’à la lune, ou au matin discret, si haut perdu dans les cimes.

Depuis quelques jours je suis tout content. Tout un travail secret se prépare en moi qui me rend plus fort et plus vif, et meilleur et plus décidé. Ce qui compte, c’est l’esprit dont on affronte les épreuves. Je crois maintenant pouvoir supporter le feu sans brûlures. De la belle ordalie [1]. Nous finirons par nous accoutumer à tous les supplices chinois. L’atmosphère nous semble plus favorable depuis huit jours. Grosses campagnes de presse en notre faveur. Que vont donner les élections ? Il semble que le jeu du Général ait réussi à rassembler beaucoup de Parisiens, comme à intéresser nombre de provinciaux. Peut-être jouera-t-on d’ici peu une partie décisive.

J’ai beaucoup parlé de toi à Mlle Meyer. Tu sais qu’il est absolument indispensable que tu la voies d’ici peu. Pour toutes sortes de raisons que je ne peux te dire ici, mais qui tiennent toutes à des préoccupations d’avenir. Elle connait fort bien le caractère de ma mère. Elle est très au courant de mes pensées profondes (une praticienne scientiste est beaucoup plus qu’un prêtre). Elle m’aide pour tous mes problèmes moraux, sentimentaux. Et naturellement je lui ai parlé de mes projets. Elle veut te connaître. Et je veux que tu la connaisses. J’aimerais que tu lui amènes Frédéric ; mais non la première fois, car je préfère que vous ayez une conversation entre femmes. Elle te dira beaucoup de bonnes choses qui te feront plaisir. Entre autres, tout le bien que je pense de toi.

Elle t’encouragera également de ma part à travailler dans le sens qu’il faut pour que nos affaires réussissent, car tu peux activer toi-même la réalisation de nos plus chers désirs. Il faut pour cela te délivrer de ta sauvagerie, de cette timidité qui paralyse tout, ou bien de cette farouche petite volonté qui refuse de faire un pas qui ne soit pas à son gré, quand on la presse d’être docile. Sais-tu bien qu’avec moi, au point où j’en suis, il faut vivre en fonction d’une foi précise qui n’admet pas les intransigeants. J’ai appris à obéir. Il faut bien que la femme que j’aime le mieux au monde sache aussi s’incliner devant les choses ou les principes qui nous dépassent tous et consente à convenir que le rôle d’une créature est d’essayer de comprendre ce que la nature exige d’elle, d’autant plus qu’on veut pour elle le meilleur et le parfait.

Dimanche matin.

Je t’ai dit bonsoir hier, mais tu étais déjà endormie. Ce matin c’est moi qui t’ouvre un œil après l’autre. Il fait si clair. Tu as tellement de paix dans tes yeux que toute la chambre est lumineuse.

J’ai beaucoup pensé à toi. Mon petit doigt m’a dit beaucoup de choses. Je veux que tu sois heureuse. Faut-il que tu veuilles bien faire un pas vers le bonheur. Petite fille aimée, comme on veut ton bien, le veux-tu aussi ? Est-ce que tu acceptes que je t’aime comme il le faut : hautement, avec une dignité intransigeante, avec un  sens permanent de l’absolu, avec une humilité de vivre ? Il me faut une compagne d’apôtre (le mot n’est pas vain) qui marche dans le même sens que moi. Je c rois que tu seras prêtre à t’ouvrir à cette vérité si substantielle. Et quand tu auras sondé tout ton cœur, tu verras combien il faut s’engager à fond dans la tâche la meilleure. Tu me parlais, au dernier parloir, de travailler beaucoup. Hé oui. Mais à un travail qui profite, qui exige du dévouement le meilleur, qui soit utile pour tous.

Le soleil est si joli que je t’en envoie tout un paquet. Sois patiente et sage.

Lundi.

Toujours pas de lettre de toi. On m’oublie ? Déjà ! On est fâchée ? De quoi donc ? On s’ennuie ? De quoi encore ? On a eu trop à faire ? C’est bien vrai ? On a pensé qu’il valait mieux agir qu’écrire ? Possible. Toujours pas de nouvelle de Flo. Laissez dormir. Les évènements tournent si vite. Il faut encore aller jusqu’à la crise qui est toute proche. De cela, tout est gagné. Je crois que maintenant le plus dur est fait.

Bien reçu l’excellent, le parfait colis. Veux-tu bien me procurer une boîte de cirage marron clair (du Kiwi si possible, c’est le meilleur et je suis très difficile sur le cirage). Dis à ma mère de faire réparer mes chaussures de daim (elles me semblent avoir des semelles plus importantes). Je te rendrai jeudi la paire abimée que j’ai ici. À faire ressemeler illico sans attendre.

Je viens de recevoir ta lettre de samedi. Elle est remplie de bonnes et mauvaises choses. Passe encore pour Kafka avec son histoire à la fois idiote et intéressante, mais le poème (qui semble de fonction) est prodigieusement laid et je suis à l’opposé aujourd’hui de cette conception égrillarde qui trouve son bonheur dans l’animalité. Voilà vingt ans que je m’éloigne avec horreur, avec ténacité, avec méthode, de cette pensée stupide qui veut absolument trouver la vie belle pendant l’espace d’un moment et rien après. C’est vraiment un jet de salive d’éphémère, de pauvre ivrogne qui n’aura connu qu’un spasme et qui aura sombré dans une mort affreuse où il doit souffrir un martyre glacial. Car pour ces appétits bestiaux plus on va, plus il en faut de cette truculence paillarde jusqu’au comble du vice et du sadisme.  Je suis tout à fait guéri de ces bêtises qui, sous couleur de poésie, ont hanté ma jeunesse et qui continuent à fêler les cervelles des malheureux qui rêvent d’orgies. Heureusement, nous avons d’autres joies.

Mon procès ? Je n’y pense absolument pas. Sauf pour le nier toujours. Tout à l’heure, le coéquipier qui doit passer avec moi dans le box prétendait que son avocat avait reçu renseignement pour une date début novembre. Il me semble que Floriot aurait été le premier prévenu et m’en aurait averti. Or, un procès de 4 jours ne s’intercale pas sans qu’un avocat aussi chargé que lui soit pressenti. De plus, l’instruction n’étant pas terminée, il conviendra de repousser la date. Quand il le faudra, nous irons nous expliquer devant les juges sans passion. À moins que, les passions continuant, nous allions vivre la vie des hommes enchaînés qui se dépêchent d’écrire leurs dernières volontés pour que la postérité en goute la douceur et l’amertume.

Je suis très heureux d’avoir appris tout ce que je sais maintenant. Je suis très heureux de savoir que nous n’avons pas tout à fait tort, quand nous pensions à des solutions de sagesse. Et depuis quelque temps j’apprends encore davantage, je suis bien près d’être tout à fait sage. J’ai tourné la mauvaise page de la vie, celle toute noire où l’on n’inscrit que des rêves. Derrière, il n’y a plus que de la lumière. Quand la nuit est finie on se réveille et l’on ne voit qu’une chose, qu’au lieu de s’épouvanter de cauchemars, il fallait aimer bien davantage et la vie et les hommes pour ce qu’ils sont (et qu’ils ne savent pas), pour ce qu’ils seront, pour toutes les meurtrissures qu’ils s’infligent, pour toutes les bontés qu’ils négligent.

Ainsi, toi, tu prends ton temps à te lamenter quand il te faudrait dérouler des minutes de bonheur (mais on ne peut le trouver dans la présence animale de quelqu’un). Si tu savais comme on est libre devant un mur, heureux devant une âme propre, aimant en pensant à un enfant pur, joyeux quand on roule dans sa tête des mots de douceurs, des idées parfaites.

C’est pourquoi je vais déchirer ta lettre tout de suite (pour le mauvais poème). J’en garderai tous les baisers, toute l’affection réelle, toute la tendresse aimée, toute l’éternité aimante, car c’est cela qui dure. C’est la seule chose qui vaille la peine de vivre. Rien ne compte sauf l’amour, mais pour qu’il soit beau il faut qu’il soit lavé à grande eau trois fois par jour dans le ciel bleu.

Dépêche-toi de faire tout ce que je t’ai dit. Nous n’avons plus de temps à perdre. Sache que nous sommes bien  conduits. Je te dirai jeudi tout ce qu’il faut. Tu es tout un torrent de tendresse. Je l’accepte comme une rivière gonflée de tout toi. Mes gros baisers. N’en prive pas le Frédéric.

J.

[1] Ordalie : épreuve judiciaire employée au Moyen Âge pour établir l’innocence ou la culpabilité de l’accusé (synonyme : jugement de Dieu). Ordalie par l’eau, ordalie par le feu.