JM à JR (Fresnes 47/10/27)

 

Lundi 27 octobre 1947

Ma petite fille chérie,

J’ai reçu le pneu de Floriot tout à l’heure. J’espère que, prévenue, tu fais le nécessaire pour ce que je t’ai dit. Il faut agir sans tarder. Et si quelque fois nous n’arrivons pas à ce que nous voulons, c’est qu’il en sera décidé autrement pour nous. J’écris à Flo. dans ce sens.

Que je te dise immédiatement tout ce dont j’ai besoin ici :

  1. mes chaussons de mouton
  2. le vieux pardessus qui me sert de robe de chambre
  3. une paire de chaussures ressemelées. Celles que j’ai sont déjà trouées comme prévu
  4. du méta dans les colis
  5. veux-tu te mettre en rapport immédiatement avec Mlle Meyer, Grésillon 09 31 (le matin) et lui réclamer Les Barreaux d’Or. Tu mettras immédiatement au point la chose pour Flo. Je compte du reste te voir au parloir pour t’indiquer ce qu’il faut faire. Viens sans faute non pas le 30 mais le jeudi 6. Nous mettrons tout au point.

Les jours qui vont venir vont être décisifs. Si quelquefois des évènements cruciaux intervenaient, je risque d’être repoussé encore très loin. Sinon, il faudra supporter patiemment les coups du sort et nous en tirer au mieux.

J’ai bien reçu ta bonne lettre où tu me dis des choses si gentilles. Figure-toi que ce soir je suis un peu bousculé par l’évènement pour m’épandre sentimentalement. Tu ne m’en voudras pas d’être bref à l’excès. Je t’ai déjà écrit tellement de choses que tu as tout en mains pour savoir combien mon cœur contient de pensées affectueuses pour toi qui m’a tant aidé pendant ces trois ans. Voici le moment de l’épreuve le plus dur. Je suis bien sûr que tu sera là, fidèle, dans l’ombre, et que tu veilleras à tout.

Je crois aussi que la force dont je me sens soulevé fera que chaque obstacle sera vaincu, si insurmontable paraisse-t-il. Et puis, à bien réfléchir, ce soir, je préfère être encore dans ma peau que dans celle de certaines gens au pouvoir aujourd’hui. Qui sait ce qui peut se passer très vite. Je crois être tellement plus calme et plus pur que certains responsables qui ne doivent pas se sentir sir sûrs du lendemain.

Au fond, je crois que je tiendrai ma promesse d’aller te faire ton petit déjeuner un de ces matins. Ce sera une surprise. Quelle vie curieuse, hein ? Ne pas savoir si dans un mois on sera en liberté ou dans une bagarre inimaginable ou bien condamné à mort, en train d’écrire des mémoires importants ou des poèmes bibliques. Car rien ne pourrait m’exalter autant qu’une condamnation. Je me sens déjà tout près d’un ciel si puissant, si plein d’anges, si délivré de toutes chaines que je ne sens plus le poids d’hier, la vie malfaisante, ni même la lutte qui s’annonce grandiose. Que je sois de ce côté-ci ou de l’autre, je vais voir, comme tous, la destruction d’un monde mal famé, à mesure qu’apparaitra le bonheur de vivre plus près de la paix.

Peut-être aussi serai-je sous la lampe près d’une blonde à qui je ne raconterai aucune des histoires terribles que je connais parce qu’elle n’a pas besoin qu’on lui découvre toute la méchanceté du monde. Bien au contraire, il faudra lui apprendre les merveilleuses vérités qui font que les hommes ne doivent plus se battre et qui construisent définitivement le bonheur et la vie. Ainsi nous aurons été pour Jeannette le guide et non le tourment, et nous lui donnerons la lumière qui éclaire le sentier étroit, le petit chemin où le cœur doit passer tout pur pour atteindre à l’aube la montagne haute.

Je relis ta lettre.

Mais non, petite fille bébête, je ne veux pas me détacher de toi, mais il est indispensable que pour jouer ensemble deux violons soient accordés. Il nous faut le même « la ». Or, le mien n’est pas du tout, mais pas du tout, un amour charnel, plein de délices et de ravages intimes avec des imaginations frivoles. Je suis complètement guéri de cette façon désastreuse d’aimer, et s’il est une chose qui peut ne plus correspondre à mon expérience actuelle, avec toute la volonté d’y échapper que cela comporte, c’est bien la passion. Toujours aveugle, toujours animale, toujours capricieuse ou tyrannique, elle pousse les hommes et les femmes au désespoir, et fait s’enfuir l’un, comme se tordre de douleur l’autre qui s’entête.

Par contre la recherche lente d’une vérité sublime développe chez celui qui tente à fond l’expérience de merveilleuses possibilités d’aimer. Mais ce n’est plus sur le même plan. Cela exige un sacrifice total de l’égoïsme, un dévouement absolu non plus pour la personne, mais pour l’idéal commun. Et chacun tient son bonheur de la vérité qu’il manifeste.

Réfléchis bien à tout cela. Crois-moi, quand je t’ai dit déjà il y a quelques mois de commencer à étudier toi-même ce qui me paraissait indispensable pour ton progrès, j’avais raison. Ne t’entête pas. Il faut briser cette petite volonté, mettre l’humilité là où il y a de l’orgueil, l’obéissance à la place de la révolte. Tu vas te trouver enfermée de problèmes que tu ne pourras pas résoudre toute seule. Il te faut une méthode. Je n’insisterai pas davantage. Tu es assez intelligente pour comprendre ce qui convient à ta mentalité.

Et puis, au fond, tu ne veux peut-être pas du tout qu’on t’ennuie avec des choses qui te sont pour l’instant complètement étrangères. Voilà le drame. C’est peut-être moi qui ai évolué terriblement. La prison ne vaut rien aux amoureux. Et pourtant je t’aime tellement. Mais voilà, il faut qu’on puisse parler la même langue. La mienne n’est plus celle des amants dévorés d’extase. Je ne peux plus retourner en arrière. Alors je t’aime avec toute la bonté divine que je peux. Elle te bénit aussi bien. Et je prie pour que tu sois heureuse. Mais est-ce que tu veux du ciel que je te donne ? Et n’exiges-tu pas plutôt ce déchainement d’hier que je ne peux plus te donner parce qu’il est pour moi le ma à vaincre, la confusion mentale, le magnétisme animal dégradant ?

Tes fleurs de la semaine dernière avaient tenu. J’ai rajouté celles de ce matin qui sont merveilleuses contre les deux branches de feuillage vert ciré. Si, pour le début novembre tu trouves un des tes amis qui ait un chrysanthème, j’aimerai qu’il veille le soir à côté de ma table et qu’il déverse sur toutes les bibles de ma cellule un flot de gentillesse chiffonnée.

Je vais aller me coucher. Il n’est pas si tard mais il ne fait pas si chaud. Et puis j’ai envie de dormir comme du plomb. Quand je pense à ceux qui autrefois avaient la tête sous les bombardements effrayants ma situation actuelle me semble idyllique. Jamais on n’aura été aussi tranquille. Pas de soucis. La vie est splendide. On peut méditer toute la journée sur des vérités métaphysiques. Quoi de mieux ?

Bonsoir petite chérie. Si je suis debout de très bonne heure, je te rajouterai trois mots, sinon tu prendras cette lettre comme elle est, toute courte, mais toute aimante et surchargée de tendresse.

Gros, gros baisers et plus encore, la joie de t’aimer.

J.