JM à JR (Fresnes 47/11/03)

 

Lundi 3 novembre 1947

Ma chère petite fille,

Voici l’avant-dernière lettre avant le procès. Et avant la décision, car le lundi 17 je n’aurai pas le temps de t’écrire. Nous aurons du reste passé la journée ensemble. Et je te dis tout de suite ce qu’il me faut.

  1. J’ai besoin de toute urgence d’un bouquin : La libération de Paris par Dansette [1], dans la dernière édition, c’est-à-dire celle où figure un certain accord (dans les pièces annexes) entre les Américains, le Maréchal Pétain, document contresigné par Mr Parodi au nom du Général de Gaulle. Il est capital que j’aie ce document. Veux-tu le chercher partout et bien vérifier qu’il y soit.
  2. Il faut que les B.d’or soient prêts le plus tôt possible pour les donner à Flo. Mais aussi pour l’usage que je dirai jeudi.
  3. Débrouille-toi dans tes relations pour amener des journalistes amis. Je pense que Combat peut être intéressé. Je te dirai surtout jeudi tout ce qu’il faut faire. Ne néglige pas la presse étrangère. C’est le plus important. Il y  a dans le procès quelque chose de capital pour les Américains. Remue tout le monde pour y arriver.

Merci pour le colis. Tout est parfait. Les roses sont splendides.

Figure-toi que je ne pense guère à toute cette affaire. Je ne vais pas jusqu’à écrire une pièce d’ici là, mais quelques poèmes… peut-être… Ce qui me préoccupe surtout est de savoir comment le gouvernement va tomber et quels seront les prochains évènements. Et puis, sais-tu, tout cela est tellement irréel. Il vaut tellement mieux se retrouver dans des difficultés que dans des jouissances basses. J’ai beaucoup réfléchi à cela. Il m’apparait que ma situation est infiniment préférable à celle de tas de gens qui croupissent encore sur des tas d’or ou devant des cocktails, croyant être libres, et s’étourdissant de leurs vices. Dans peu de temps, la terreur envahira ces âmes folles. Pour moi, je suis blindé contre tout. Bonne expérience que celle-là devant les épreuves qui viennent.

Les deux prochaines années vont révéler au monde la barbarie totale. Déjà nous avons vu les prémices. Mais on ne sait pas assez, chez les pauvres gens qui essayent désespérément de trouver une paix impossible, à quel point la nature humaine est bassement monstrueuse, à quel point il faut monter dans la vie, la conception divine pour que l’homme apparaisse dégagé de ses souillures, à quel point il faut vaincre la matière, l’animalité bestiale qui est en chacun pour bien se parer du nom d’Homme. On pressent l’évènement qui sera effroyable. Les esprits subtils et intuitifs l’ont détecté depuis longtemps, mais la presse étouffe systématiquement toute nouvelle à ce sujet.

Pas de nouvelles de Floriot. Je voudrais qu’il m’envoie au moins Demery pour que je puisse avec elle convenir de certaines choses (liste de témoins à décharge, etc.). Il faudra que tu penses aussi à prendre en sténo tout ce que je dirai, et en plus ce que certains témoins diront, car il n’y a pas de sténo dans ces audiences, or certaines choses seront essentielles à conserver, en particulier tout ce qui concerne l’activité des certains partis pendant l’Occupation.

Pense aussi à me ravitailler un peu à chaque audience. J’aurai soif si je parle beaucoup. Eau minérale naturellement. Et un sandwich pour tenir l’homme. Arrange-toi avec ma mère pour tous ces frais.

Et maintenant parlons sérieusement. J’ai bien reçu ta bonne lettre si affectueuse où tu me dis tant de gentillesses et tu témoignes tant d’impatience. Voilà bien des sentiments amoureux qui ne sont guère la marque d’une personne sage. Il faut savoir se grandir à la taille des circonstances si l’on veut supporter les coups du sort. Je crois que tu changeras d’avis un jour et que l’expérience t’apprendra combien il faut dominer tous ses désirs. Il faut surtout que ce procès ne te trouble en rien, que tu ne sois pas comme un petit oiseau affolé mais au contraire comme une personne si calme que rien ne peut la troubler et qui voit toujours plus clairement combien il faut que la sagesse domine la situation. On se tire de tous les mauvais pas. Il y en a bien d’autres qui sont passés à travers des épreuves plus terribles. À toutes les époques. L’adversité nous apprend beaucoup plus que la vie jouisseuse. Et il est nécessaire d’apprendre à quel point on doit monter au-dessus de tout.

Donc, il ne faut pas du tout trembler, pas du tout se sentir émue, mais au contraire, lutter pas à pas. Tu sais qu’avec moi, ce sera une épreuve de tous les jours. Pas si terrible bien sûr, mais qui sait ? Aussi difficile. Plus on avance vers une réalité très spirituelle, plus les démons de la Terre prétendent se venger. On m’a raconté hier des histoires vécues d’une telle horreur que cela dépasse l’imagination.

Et il faut bien vite oublier tout cela. Il faut l’effacer à tout jamais de son esprit car cela est mal d’en conserver la trace, même pour haïr la persécution que les hommes s’infligent entre eux. Il faut commencer à voir plus clairement combien la vie est douce et paisible pour celui qui n’a plus souci de la tempête mais qui sait lutter contre la lame. On se sent si sûr sur un bon bateau, si à l’abri de toutes les fureurs de l’orage. Et c’est la Providence qui gouverne, la Vérité qui guide, l’Intelligence qui calme les flots.

Je ne doute pas que tu aies fait tout ce qu’il fallait pour préparer le terrain. Et je crois que là, tes amis peuvent t’être très utiles.

Veux-tu bien m’apporter une sorte de sac en toile ordinaire où mettre un peu de provisions pour la journée, avec un nœud coulant. Le mien est usé. Prends une sorte de sac d’épicier. Tu sais, là où on met du riz. Grandeur ? 20×40 cm. Tu le mettras dans le prochain colis de lundi.

N’oublie pas de venir jeudi au parloir. Exige ta place. C’est ton tour. Et j’ai à te parler longuement. Si quelquefois on a une communication à me faire, qu’on te la fasse par ma mère, et tu me la diras.

Surtout que ma mère ne vienne pas au procès. Qu’elle reste bien tranquille chez elle à méditer, et qu’elle soit heureuse dans toute sa béatitude inspirée. Dis-lui cela de ma part.

Je t’embrasse petite fille, mais pas trop parce qu’il ne faut troubler les belles petites âmes qui rêvent la nuit de choses folles ou méchantes. Regarde comme la vie est belle. Elle t’a donné à aimer un petit garçon qui est l’ange des anges, un grand ami qui te gronde et te conduit comme une toute petite fille que tu es et qui a besoin de tant de tendresse, quelque fois un peu sévère parce qu’elle veut absolument que la vie corresponde à son rêve. La réalité est bien plus belle. Mes gros baisers.

J.

[1] Histoire de la libération de Paris par Adrien Dansette (Fayard 1946)