Dimanche 9 novembre 1947
Ma petite fille chérie,
J’ai vu ce matin le secrétaire de Floriot avec qui j’ai eu un excellent entretien. Il a l’air optimiste me disant que les évènements tournent d’heure en heure et que l’atmosphère change rapidement. Nous le voyons ici dans certaines décisions de Cour de Justice qui apparaissent comme plus mesurées, et surtout dans l’attitude de certains qui nous confient leur dégoût de l’actuelle situation. Il parait que les prix augmentent vertigineusement. On va à la catastrophe rapide. Mon jeune avocat me disait ce matin (il est résistant, deux ans à Buchenwald) « Malheureusement (sic), je crois que c’est vous qui avez raison ». Il m’a conseillé d’être gentil avec les jurés. Je vais réfléchir à cela. Il faut être très modéré mais ne faire aucune concession sur le fond de la doctrine.
Pour ce qui est des B.d’or, tache de me les donner à l’audience si tu peux. Tout au moins le dernier jour. Je pense que Flo. pourrait en communiquer peut-être un exemplaire au Président (il en faut donc plusieurs, car je ne veux pas le laisser, trop de travail). J’en ai besoin d’autre part d’urgence pour un de mes camarades, éditeur. Tout cela me semble indispensable pour un certain coup de rein littéraire que je médite. Il faut profiter du vent qui souffle. Et nous devons nous préparer à regonfler la voile.
Les trois roses tiennent toujours. Les mimosas aussi. Je bois du thé en pensant à toi. Tu peux me remettre du thé, mais surtout du méta, beaucoup de méta. C’est indispensable (si possible 100 à 150 bâtons par semaine. Débrouille-toi avec ma mère. Je vais tâcher de trouver une autre solution, en attendant…).
Tu es très gentille. Je t’aime beaucoup. Mais il faudra m’écouter en tous points. Pas de caprices. Pas de volonté personnelle. Et beaucoup d’ardeur à comprendre. (Entendons-nous. Il faudra écouter la bonne loi en tous points. Pas moi bien sûr, qui suis très obéissant pour moi-même, mais ne puis vivre, marcher, penser pour toi).
Je remue dans ma tête des tas d’idées. Quel travail ! Il me semble enfin que quatre ans d’activité dans le sens que tu sais vont être utiles. Ce procès serait-il ma récompense ?
Dire que tu ne sais pas que tu es désormais dans ma cellule. Dire que tu ne crois pas que je suis dans ta chambre. Il faut que ta pensée monte si haut qu’elle me rejoigne. D’où je suis, il n’y a pas de prison. Il n’y a que des flots d’anges.
Il faudra le lundi 17 m’apporter mon colis de très bonne heure pour que je sois servi très vite. Au fait, à bien réfléchir, il vaudra mieux l’apporter le samedi matin. Ce sera plus commode.
Lundi soir.
Je relis la dernière phrase et écris ce soir au directeur pour lui demander autorisation pour le colis. Donc, fais comme convenu à moins de contrordre. Si par hasard le colis était refusé tu le rapporterais lundi. Tant pis.
J’ai été dérangé toute la journée. Impossibilité d’écrire et ce soir il me reste quelques minutes pour griffonner. Tu veux bien m’excuser si je n’écris pas la tendre et longue lettre habituelle. L’esprit travaille dans un sens plus précis pour le jour que tu sais, et les arguments roulent dans ma tête sans arrêt.
Tes œillets sont superbes, magnifiques. Merci. Ils sont la joie de ma cellule.
Je pense être fin prêt lundi. Plus les évènements se précipitent, plus je pense qu’il est intéressant de passer et de dire ce qu’il faut. Il me semble arriver à l’heure juste. D’heure en heure on nous a annoncé quelque nouvelle encourageante. Nous ne sommes pas loin du but. Pour moi, c’est une bagarre à fond, quels que soient les risques. Ne t’inquiète pas pour la suite, même si j’attrape le maximum. Il faut gagner, et pour livrer bataille, et les adversaires sont en mauvaise position, de par leur mauvaise foi, leurs erreurs, leurs crimes. Tout tourne, très vite.
Alors, je vais t’embrasser très tendrement pour me replonger dans le travail de mon dossier. Si tendrement que tu en seras toute calme le long d’une nuit clémente.
Je dors si bien, si reposé, si parfaitement tranquille. Au comble du bonheur. Absolument délivré de tout. Quelle force on a quand on est certain d’avoir raison et de s’appuyer sur le bon principe. Et qui peut quelque chose contre vous ?
Ton petit mot m’est bien arrivé. Tu me donneras un exemplaire des B. d’or le premier jour car j’en ai besoin ici. Je le redonnerai à Floriot. Fais-moi dire jeudi si tout va bien et ce qu’on prévoit, si tu le sais.
Je t’embrasse petite fille, mille fois, et une encore. J’embrasse le Frédéric qui est le plus heureux du monde aussi. Tout est si calme. Il est tard. Tes œillets sont inondés de lumière par ma lampe. À peine quelques bruits de serrures lointains, les dernières portes qu’on boucle, un pas de gardien. J’ai préparé mon lit pour la nuit et vais me fourrer au chaud en pensant qu’il fait bon dans le ciel et que la terre n’existe pas. Seule façon de vivre heureux, de vivre tout court.
On se réjouit là haut. Tout de suite. Tu es la toute lumière.
Gros, gros baisers.
J.