Jeudi 4 décembre 1947
Petite fille toute gentille,
Je ne t’ai pas écrit lundi. Trop de grèves. Me suit dit : arrivera pas. Ai eu du remord. Vois que Poste fonctionne. Peu, mais un peu. Répare. Grande lettre aujourd’hui.
Parce que vous êtes une très gentille petite fille. Parce que vous pensez de temps en temps au prisonnier. De temps en temps ? Toutes les heures ? Tous les jours ? De temps en temps. Tous les soirs à Frédéric qui vous rappelle le prisonnier.
Tu es blonde comme un bouquet de foin d’automne. Tu es chiffonnée comme un œillet. Tu as des yeux d’oiseau moqueur. Tu ne réponds jamais ce qu’on te demande. Pour les petites choses, oui, mais pour les grandes choses, on ne sait pas.
Tu aimes la musique. Tu vas voir les expositions de peinture. Tu es très capable de bavarder beaucoup. Tu ne dis rien.
Tu es un moineau. Les moineaux sont patients. Ton mimosa dure comme le souvenir de nos fêtes du cœur.
Cet après-midi, madame ma mère m’a fait savoir que c’était son jour. Je vais tâcher de te récupérer à huitaine, sinon à quinzaine sans faute. Mais, d’ici là… Est-ce que toutes ces bêtises vont finir un jour ? Est-ce que les bourgeois imbéciles qui nous maintiennent en prison vont s’apercevoir qu’ils sont au bord de l’abime et que rien, sinon une formidable réaction inespérée, ne peut les sauver de la catastrophe ? Est-ce que… ? Est-ce que… ? Ne nous énervons pas. Trente huit mois de patience déjà.
Tu m’attends ou tu ne m’attends pas ? Je voudrais que tu m’écrives des lettres beaucoup plus gentilles. Des lettres inspirées !… Des lettres où il y ait tout le ciel et les étoiles. Des lettres qui soient un fleuve. Des lettres qui soient de feu et d’air tendre. Des lettres d’amoureuse, plus encore, de femme secrète qui comprend tout ce que personne n’a jamais su, et qui ne sait rien de tout ce que le monde connait. Des lettres d’oiseau. Veux-tu que je te fasse un modèle pour m’envoyer une lettre à mon goût. Tu me dirais d’abord mon chéri et non pas mon petit chéri. Petit, c’est trop petit. Mon grand chéri, c’est déjà plus important. Mon immense chéri, pas tout à fait à la dimension voulue. Mon chéri infini, mon infiniment chéri, mon plus que chéri, ou mon chéri tout court. Le début est difficile. Il faut toujours dire quelque chose, de soi, ou de ce qu’on a vu, c’est-à-dire de soi, ou de l’autre, comme on le voit, comme on le veut, c’est encore de soi. Alors, commençons : mon infiniment grand chéri. Voilà, c’est bien. Ça te fait toute petite. J’aime beaucoup que tu sois toute petite. Grand cœur, mais toute petite. Immense affection. Minuscule bonne femme. Le moins de place et le plus de place possible. Mets-toi dans ma poche.
D’abord, tu devrais me dire les phrases essentielles : j’ai pensé à toi, non pas pour me faire plaisir, mais comme il le faut. Je t’ai vu, non à travers mon amour, mais comme tu dois être, comme on t’a fait, avec une tête dans le ciel, des pieds sur la terre et une robe d’ange. Alors j’ai senti pousser mes ailes et j’ai chanté. A tue-tête, et puis en pleurant, de joie. Et puis en riant, parce que j’étais plus légère. Et puis en sautant, parce que la terre est gaie. Et j’ai mis ma tête sur ton épaule où les plis de la robe sont si denses qu’il me semble ne plus entendre ton cœur battre. Quoiqu’il ait le son d’un gros bourdon d’église. Celui de Notre-Dame. Le plus grave. Celui qui ne bat que pour les dimanches et les grands jours où la foule croit qu’il se passe quelque chose chez Dieu le Père, le Père qu’on ne connaît pas.
Mon chéri, j’ai voulu te faire plaisir, ajouter à ta joie qui est grande, vivre du même souffle dont tu me parles à l’oreille. J’ai voulu, j’ai consenti à briser ma petite moue qui te faisait tant de peine quand tu me disais des choses que je ne voulais pas croire, et j’ai été l’autre soir baigner mes mains dans le fleuve de vie qui sort des livres sacrés. J’ai consenti à n’être plus une petite femme selon les vieilles habitudes, à ne plus t’importuner avec mes désirs de timbres, à ne plus vouloir tellement rouler dans tes bras d’homme dont je veux éveiller l’ardeur, mais au contraire à être près de toi si purement dévouée, à me sentir toute précieuse, toute animée de voix sereines que tu te sentes reposé comme autrefois quand tu mettais ta tête sur le sein de ta maman toute jeune. Je suis ta nouvelle jeune maman, je suis celle qui saura sacrifier tout le mauvais, tout l’animal, pour marcher avec toi dans la voie secrète où l’on n’entend plus les bruits odieux de la terre marâtre. Voici que je suis princesse ou que je suis servante. Me voici fille de Dieu et ta sœur, et à ton image sainte. Je prie si haut qu’il faut bien que Dieu m’entende puisque je suis dans son orbe transcendantale, et que je commence à percevoir son pouls. Je sais que tu as tant prié, tant affirmé de joie pour moi, que les portes de l’aube se sont ouvertes peu à peu, et que je sens de plus en plus l’air frais du merveilleux jardin me pénétrer d’un arôme prodigieux. Je marche sur un sentier terrible entourée de démons frôleurs, guidée par une fragile étoile, mais je monte pied à pied et je suis sûre, et moins tremblante, et plus décidée, et moins orgueilleuse, et moins ignorante, et plus active.
Voilà de quoi, mon infiniment chéri, mon immense amour fraternel, réjouir ta coupe d’amertume si lourde, dans quoi j’ai voulu boire moi aussi pour soulager ton épreuve. Voilà que je suis compagne et non plus amie, femme et non plus maîtresse, divine et non plus animale. Voilà que je commence à monter la pente rude avec mes pieds déchaussés moi aussi, et à suivre à la trace les signes des grands prophètes, et à m’incliner devant les souffrances des vestales. Voilà que j’adore, moi aussi, et non plus toi, mais lui, car tu l’aimes davantage que tout et il nous faut obéir au Principe tout aimable. Voici que tu ne m’auras plus pécheresse mais sanctifiée. Nous ne serons plus l’un pour l’autre sujet de chute mais de vaillance recouvrée Mon obéissance est pieuse. Et j’ai trouvé la paix.
Crois-tu, la belle lettre ? Tu me l’as écrite ? Tu l’as rêvée ? Ou bien as-tu préféré ta radio ? Un concert d’hommes ? Un spectacle de chair ?
Petite fille toute gentille, vous êtes encore de brume et d’ombre. Il vous faut devenir de soleil et d’eau vive. Une source. Un rayon ailé. Une Marie-Madeleine prête à toutes les croix, toutes les ouvertures de tombeaux.
Parlé-je dans le vide ? Est-ce que ton cœur est un tombeau ? Ou bien un buisson de tourterelles ?
15h.
Je relis ma liste de petites choses. Veux-tu bien pour lundi ne pas oublier
- Bougie
- Savon
- Plumes.
Je n’ai pas assez de photos de Frédéric, pas assez de lettres de toi. Je me sens tout seul et je me console avec ma Bible. Et j’avoue que c’est parfait. Tu vois ?
Chez le monsieur du mardi soir, il y a des livres à prendre :
- une Concordance de S. et Santé à remettre à Mlle Meyer (qui te remettra par ailleurs un synopse des Evangiles sous couverture cartonnée format papier perforé).
- un Prose works de M. B.Eddy [1] à mettre chez ma mère.
Par ailleurs, il faut remettre à ma mère un exemplaire de tout ce qui est déjà terminé : B Or, Lancelot etc. Urgent. Je crois qu’on s’occupe d’un éditeur.
Tu crois au Père Noël, toi ? Pourquoi pas ? Il est gentil le Père Noël. Il fait beaucoup de cadeaux. On verra s’il tient ses promesses.
Comme je te suis reconnaissant de m’avoir écrit une aussi belle lettre aujourd’hui. Il me semble que je vis avec un courage renouvelé, extraordinaire. Jamais je n’ai connu fille aussi gentille que toi.
18h.
Dans la nuit, sous la bougie qui s’épuise, je ne m’épuise pas à te redire des gentillesses. Les comprends-tu ? Les entends-tu ? Elles sont comme le tonnerre sur la montagne, rugissantes et électriques. IL faut une oreille très fine pour entendre ce tonnerre-là
Ne t’occupe pas du Prose Works, c’est déjà rendu. Il faut vérifier si Concordance est revenu à sa propriétaire.
Que puis-je faire quand il reste aussi peu de papier au bas de la page ? Commencer une nouvelle page de tendresse raisonnable et irraisonnée, et patiente, et impatiente, de cette tendresse qui ne m’use pas car elle se renouvelle à la source toujours abondante, à l’éternelle miséricorde qui fait que nous sommes tous heureux quand nous comptons les heures lentes à nous dévider des mots doux (la suite au prochain fascicule d’intérêt primordial). On t’embrasse, on te réchauffe, on te regarde très attentivement, on t’écoute vivre. Gros, gros B.
J.
[1] Prose Work de Mary Baker Eddy paru en 1925 est une collection dӎcrits de la fondatrice de la Christian Science (note de FGR)