Lundi 8 décembre 1947
Ma chérie,
Je t’ai écrit longuement jeudi. Aujourd’hui deux mots (deux grands mots… devine…) seulement.
Bien reçu bon colis. Excellent. Magnifique colis.
Avis. Pour la semaine de Noël et celle du Jour de l’An, supplément. Le colis est porté à 5 kgs. Chaque semaine… à moins que je tienne mes promesses. On m’annonce un léger retard. Patience.
Pour les manuscrits, ne te laisse pas influencer. Que tout reste où cela est. Un exemplaire à donner de ce qui est prêt. Voilà qui est clair. Compréhensible. Pour le reste, pas d’instructions nouvelles.
Le baiser de Frédéric m’a touché comme une fusée volante. Je suis ébloui. Alors tu t’en vas dans des « Ateliers » voir jouer l’Anouilh. Bon théâtre. Nous y fûmes assidus. Mes souvenirs s’évadent peu à peu de ce temps.
J’ai l’impression de ne plus vivre dans le monde. A mi-chemin entre le vieil homme et l’éternité. Dans quelque temps on ne trouvera plus trace du gros garçon. Ce ne sera qu’une idée, entre autres, qui aura traversé la rue. Une rue bien révolutionnaire. Que le monde se barricade donc dans ses entêtements et ses orgueils.
Les heures sonnent. Le cœur aussi… mais pas les mêmes heures. Je suis très content de la vie. Elle s’ouvre au-dessus de nous avec une intensité. Nous parlions tout à l’heure de ceux qui sont morts. Ils sont si tranquilles dans leur quiétude. La vie est pour eux devenue plus transparente. Ils n’ont plus tout ce poids du monde à porter. Ils ont chaud dans les plis de la robe de Dieu. J’en ai vu partir tant depuis trois ans. Tant… C’est-à-dire très peu par rapport à d’autres moments… Mais ce sont ceux qu’on tue à froid qui sont les plus regardés. Disparaître dans un bombardement collectif, pas d’intérêt. Être fusillé par douze hommes, c’est déjà passer de l’accident banal à la persécution individuelle. Preuve de qualité… dans le mal ou le bien. N’oublions jamais que le Christ était flanqué de deux chenapans.
Ma chérie, j’ai pris une trop grosse plume à ton gré sans doute. Elle écrit si lourdement que je ne peux aligner beaucoup de mots. Mais ne dit-on pas tout en quelques phrases. Et puis je t’ai déjà dit beaucoup. Et tu ne m’as pas encore répondu sur l’essentiel. Voilà qu’on va taquiner tes yeux si jolis. Mon moineau. On ne te fera point de peine.
Veux-tu bien attendre jeudi que je te dévoile un roman-fleuve, tout serré, plein de pâquerettes et de nuages givrés. Aujourd’hui je regarde tes œillets avec la même joie secrète (tu n’as pas voulu m’envoyer des chrysanthèmes. C’est pourtant beaucoup plus frisé, et si joli).
Je t’espère jeudi. On me dit par ailleurs que c’est bouclé pour ce jour là. J’ai l’impression qu’on se remue beaucoup contre ta jeune personne. Preuve que tu existes dangereusement. Laisse dire. Patience. Sois confiante et active. Sois surtout obéissante aux grandes lois de la vie qui ordonnent d’être beaucoup mieux que ce qu’en croient nos yeux.
Je t’embrasse. Mille et une fois. Les mille, c’est une idée de l’infini. La une, c’est le renouveau. Il faut toujours ré-enclancher les séries. Gros gros B.
J.