JM à JR (Fresnes 47/12/28)

 

Dimanche 28 décembre 1948

Ma petite fille chérie,

Tout d’abord que je te gronde. Les médicaments, c’est bon pour les gens qui ont des idées malades. Et nous sommes tous bien portant moralement. Donc physiquement. Tu ne vas pas te mettre à fréquenter les pharmaciens. On n’a pas besoin du tout de céder au mal du siècle. Nous nous tenons debout par la décision de l’Esprit et non par la vertu des produits chimiques. Nous ne sommes pas des animaux nous autres. Et nous n’avons que faire des prospectus des charlatans. Avis. J’espère donc que tu n’encombres pas la mentalité pure et parfaitement saine de Frédéric avec des craintes alimentées aux pages médicales de l’almanach Hachette. Sur ce, merci quand même pour la bonne intention (l’Enfer, dit-on, en est pavé).

Je suis extrait demain. Pourquoi ? Mystère. Je te le dirai demain soir. Encore une balade dans des locaux grillagés, bourrés de verrous, couverts d’inscriptions infâmes. Quel procureur, quel inquisiteur, vais-je aborder ? L’aventure continue. Je pense de plus en plus que, étant donné ce que je suis, il ne pouvait en être autrement. C’est un miracle que je sois encore là. Je ne les ai pourtant pas ménagés.

La situation tourne de plus en plus. Nous arrivons maintenant aux phases actives, aux évènements plus précis. Déjà le mois de décembre a été tumultueux dans ses débuts. Janvier le sera sans doute encore davantage, puis février, jusqu’à l’explosion, car la mèche est allumée.

Pour moi, les hommes ont cessé de m’intéresser. Ces sont des fauves. Il faut se débarrasser de la violence terrestre et ne plus vivre sur la loi des égoïsmes et des fureurs partisanes.

Je suis ravi du Noël de l’enfant blond. Il a l’air d’avoir été comblé de bénédictions. Est-ce que tu lui a mis dans un soulier un gros paquet de sagesse ? J’ai beaucoup aimé qu’on lui ai donné des jouets à distribuer. C’est un geste excellent, qui devrait être répété partout. Voilà, dès l’enfance, une grande leçon de solidarité. Apprendre à donner. Comme apprendre à recevoir. Personne ne se doute de l’effort qu’il faut pour parfaire ces simples choses.

Je vais donc me coucher de bonne heure ce soir, car, pour passer à trois ou quatre heures de l’après-midi on nous réveille à 6h ½ et nous partons à 8h ¼. C’est tout un voyage. Chaque journée passée au Palais ou ailleurs correspond au trajet Paris-Marseille dans le couloir. Presque tout le temps debout. Locaux puants. Seuls les gardes municipaux sont quelquefois aimables. Au retour, quand ils ne serrent pas trop le cabriolet [1]. Et quand on rentre à la prison le soir, on est content de retrouver son « chez-soi ». L’homme s’habitue à toutes les tanières. Il lui suffit d’un toit et d’une gamelle. Et le bonheur ne dépend que de l’influx divin. On peut être milliardaire et malheureux. Il me semble qu’au fond d’une cale j’aurais conservé en moi tout le soleil.

Bonsoir, blonde menue, fidèle et ardente, et pleine de ressources vives. Tu ne m’écris plus du tout, mais tu penses tellement à nous qu’on le sent au travers de tous les murs. À bientôt te lire, te voir, t’embrasser. Je t’imaginerai ange volant sur les nuées, dans mon sommeil pénétré d’harmonie détachée de toute brume.

22h.

Tu étais bougrement gentille et jolie, et tu sentais bon. Et je ne regrette pas du tout de t’avoir fait perdre tout ton après-midi. Bien au contraire. Et j’ai appris de fort bonnes choses. D’abord, c’est que je n’ai plus de juge. Car l’instruction ne revient plus au même endroit. Il faut donc qu’un nouveau magistrat reprenne le dossier en main, qu’il l’étudie. Mon juge d’aujourd’hui m’a parlé de deux mois encore. Nous y serons peut-être encore dans deux ans alors même que je serai sorti depuis longtemps. Car c’est ainsi.

D’autre part « on » m’aurait dit que les évènements tournant fort vite, l’affaire risque de ne pas passer. « On » m’a même parlé de la suppression des cours. Moi, je ne connais qu’une chose, c’est que j’ai ce soir des tulipes merveilleuses et que je fourre mon nez dedans. Elles ne sentent rien mais elles sont un paradis. Elles sentent l’amour. Il n’a pas de parfum terrestre.

Toute la vie tu perds ton temps à cause de moi – avec moi. Perdre son temps. Perdre le temps. Perdre le moi. Perdre la tête. Perdre l’orgueil du temps et du moi. Et que vaut le temps ? Et que vaut le moi ? Je compte bien que je t’arracherai à tes préoccupations temporelles, aux affres, aux tentations du temps. Veux-tu bien lâcher le temps ! Sais-tu bien qu’on le représente sous les traits de Saturne, avec une faux. Vas-tu le perdre ce vieillard, cette hypnose bonheur. Il faut attendre longtemps à la porte pour quelques minutes, quelques siècles, une éternité de plénitude.

Quand j’étais tout à l’heure dans ce couloir qui frôle cette galerie où les gens ne se promènent point emmenottés, j’ai eu la tentation de croire que de l’autre côté c’était la liberté, et puis j’ai regardé. J’ai vu l’air soucieux des gens. Une femme est apparue sur le seuil qui avait les yeux hagards, pleins d’une tristesse tragique. D’autres passaient en courant, chargées de responsabilités, de soucis. Mon garde s’agitait dans sa mentalité de chien bien dressé. Il s’impatientait, trouvait le temps long. Et je relisais des récits sur la Convention, 93, la Terreur, les guerres de Vendée, écrits par un partisan contre-révolutionnaire. À deux pas de moi un avocat, que j’avais connu résistant, puis témoin dans une de mes nombreuses affaires, claquait du talon dur sur le plancher. Tu es venue comme une petite sylphide nous parler de Saint Sulpice. Est-ce que cela existe pour nous qui ne connaissons la vie que par les dessous, les couloirs souterrains, les cachots puants, les voitures cadenassées, les cellules pourries de salpêtre ? Et pourtant, nous rions, nous chantons en secret comme ces justes de la Bible qui resplendissent comme le soleil dans le royaume dont les humains n’ont aucune idée, tout occupés à courir après leur temps, à ne pas le perdre ce temps précieux qu’on leur donne au compte-gouttes, une minute après l’autre, et dont ils font l’usage qu’on sait.

Alors, le Frédéric peut tenir boutique de jouets. Bravo ! Il est prouvé qu’il est aimé au-delà de toute limite. Il lui pleut des cadeaux sur la tête. Dit-il merci ? Au ciel d’abord ? À sa belle mère ? À sa mère la vie ? À son ange gardien Jeannette ? Au soleil qui fait rire ? À l’esprit qui gonfle la terre et la poitrine des petites bonnes femmes qui attendent leur… amoureux ? Ami ? Amant ? Mari ? Moine ? Poète ? Pasteur ? Protecteur ? Bien aimé ? Tu as remarqué que je n’ai pu t’embrasser qu’à pleine joue.

Merci pour le porte-plume. Il va. C’est ça. Ne cherche pas plus loin. Ne perds pas ton temps.

Veux-tu bien penser à me mettre régulièrement oignon, ail, laurier, thym, et patati… Vous oubliez mesdames l’essentiel du colis. Car il faut parfumer nos pommes de terre bihebdomadaires et nous estimons fort les condiments. C’est ce qui compte beaucoup. Si tu trouves quelques boites d’épices anglais ou américain, tu sais, ces espèces de poudres plus ou moins pimentées de quoi faire rougir un Sioux, tu peux sans hésiter m’envoyer cette sorte d’encaustique interne. Voilà qui tient chaud mieux que le ridicule gilet que ma mère m’a envoyé et qui va être parfait comme tapis de toilette. J’attends la peau de mouton promise.

Tu vas me dire que je deviens exigeant, grincheux, peu reconnaissant. Point du tout. Je vous récompense déjà mesdames par tant d’affection tendre, vous, ma mère, et toi, mon amie que vous êtes toutes chaudes de mes caresses bénies. Ta peu était si douce cet après-midi. Je vais me contenter de mon oreiller.

Je vous embrasse mamzelle là où vous aimez le mieux, sur ce petit front si pur, ce cœur si haut placé qu’il ne connait plus l’ennui. Bonne année. La voilà celle qui vient qui ouvre toutes les portes de la sagesse. Gros, gros b.

J.

[1] Un cabriolet (ou poucettes) est un type de menotte. Il s’agit d’une corde à nœuds terminée par deux morceaux de bois utilisée pour lier les mains des prévenus. (note de FGR)