Lundi 22 décembre 1947
Ma petite fille chérie,
Enfin, j’ai des plumes ! Des plumes qui ne grattent pas ! Des plumes qui écrivent normalement avec assez de souplesse, mais point trop molles, des plumes à ma main ! Il ne reste plus, si mon moineau y pense, qu’à loger dans cette dextre un gros et lourd porte-plume en ébonite ou en bois plein (mais très massif) pour être le plus heureux des scribes….
J’ai tout reçu de toi aujourd’hui : le pyjama chaud qui est épatant et dans quoi je vais me fourrer avec bonheur, le gui l’an neuf, de belle tradition celtique qui met dans cette cellule la touche indispensable de chevalerie, chère à tous les détenus remâcheurs d’histoire noble, le merveilleux colis dans quoi j’ai déjà mordu comme un affamé et, à l’instant, la lettre heureuse, pleine de prémices, pleine de bonne volonté souple, pleine de caresses mentales où je déniche entre les lignes les diamants de l’affection, les fleurs chéries de la confiance.
Ta visite m’a fait le plus plaisir du monde. À tous points de vue. D’abord parce que c’était toi, que j’ai vu ta petite tête si souriante collée au grillage avec tant d’émotion tendre, qu’il m’a bien fallu secouer le vieil ours méfiant qu’on prétend que je suis, et reconnaitre que pour une fois il y avait devant moi quelqu’un qui semblait m’aimer, qui m’aimait sans doute, et que, mon Dieu, je trouvais fort agréable à regarder, fort joli, et pour qui, serait-ce possible, j’éprouvais des sentiments particuliers, inconnus… enfin, une sorte d’attention profonde, beaucoup plus que de la passion (qui n’est rien) mais de l’intérêt, beaucoup, infiniment plus que de l’attraction personnelle (qui est physique) mais le pressentiment que peut-être nous pourrions envisager, après mur examen, de construire sur du solide, si ce solide se révèle comme étant tout bonnement, tout simplement, l’immanence de l’Esprit. L’ignorance derrière quoi tu te retranches est plutôt de la naïveté, ou de la timidité, toutes choses qui s’effacent sous le souffle d’un bon vent quotidien qui vient du cœur très chaud, vivant, animé d’une pureté impeccable. Et le bonheur est une conquête difficile mais qui ne peut être tentée que par ceux qui ont des âmes d’enfants. Il ne faut jamais vieillir. Bien au contraire. La sagesse est d’une jeunesse toujours renouvelée. Je t’embrasse.
La pièce d’Anouilh me parait charmante, mais c’est une toute petite histoire de commedia dell arte traitée sans doute avec maîtrise par l’excellent auteur qui a du lui imprimer sa marque. Il me semble avoir lu le sujet cent fois dans ces recueils de théâtre du XVIIIème où les quiproquos, les doubles couples jouaient le plus grand rôle. Excellent théâtre. Très traditionnel. Non empreint de la vulgarité habituelle. Je vois que rien n’est nouveau sous le soleil.
Depuis quelques jours je cherche des sujets, prends des notes. Il me semble qu’il se dessine en moi une nouvelle phase de production. Dehors, les évènements ont l’air d’aller très vite. Tu sais que j’ai failli tenir ma promesse. Il se peut que ce soit ton aviateur qui ait raison, mais cela peut aller beaucoup plus vite. On voit ici des choses étonnantes.
19h30.
J’ai diné. J’ai tâché de me réchauffer avec un peu de mouvement sur place, puis j’ai serré la main de quelques camarades qui partaient pour un camp et me voici à côté d’un café brûlant entre le gui et tes marguerites de la semaine dernière qui tiennent encore. On se demande pourquoi l’homme s’attendrit tant devant les fleurs. Si on les supprimait du globe, il apparaitrait dans son affreuse nudité, caillou à peine refroidi d’une éruption stellaire, d’une désolante sévérité. À force de douleurs, on arrive à comprendre qu’il est des places qu’on ne peut fermer sauf avec quelques pétales, une corolle, le jaillissement d’un lis, la tiédeur d’un chrysanthème. Le Paradis n’est-il que d’anges ? Sans fleurs ni oiseaux ? Nous tâcherons de les y apporter par fraude mutine. Je ne peux vivre sans cette consolation journalière qu’est la respiration d’une plante épanouie, sans les mille formes colorées d’un bouquet. Ce n’est pas seulement parce qu’il vient de toi, mais aussi de l’infini, comme toi, comme tout… Comme le Frédéric. Il est le roi des Rois. Apprend-lui à maintenir son esprit si haut qu’il s’envole tout seul. Je t’embrasse.
Ici, il faut travailler beaucoup pour échapper à l’ambiance. À force de répéter que tout va mal, dehors et dedans, nous avons fini quelquefois par y croire. À force de prévoir le pire en le redoutant, on l’attire sur sa tête et je suis obligé souvent de remonter la pente et de sermonner de braves types qui se désespèrent et s’imaginent qu’ils sont enfermés pour toute la vie.
21h.
Second café. Lecture d’un bouquin politique suisse, excellent « Sur un temps trouble » d’Éric de Montmollin [1]. J’ai lu celui dont tu me parlais (Entre Français [2]). Pas mal, mais insuffisant. Et puis ce prétendant qui se pose en solliciteur. Tout cela est si dépassé. Le numéro de Noël de Cinémonde est immonde. Gueules de cabots, textes insipides, petit monde surfait, sous-intellectuels prétentieux. Combien plus profonds, puissants, sont les évènements que nous vivons. Comme ces gueux sont à côté de la vie ! Et tous ces acteurs qui s’amusent à parodier des personnages historiques ! Tu n’imagines pas à quel point ces bêtises puent l’ennui. Tout à l’heure je vais reprendre mes travaux, rouvrir quelque livre patiemment exploré, penser à d’autres réalités qu’à ces fantômes qui courent après le succès mondain (leur propre admiration). Et toutes ces vanités vont s’évanouir dans le creuset d’une vérité ardente. Ces magnétiseurs exercent sur la foule leurs sortilèges. Attention aux retours de flamme. Il se peut qu’ils soient précipités dans le gouffre affreux de leur médiocrité. On en connait de plus malins qui sont tombés de plus haut. Je t’embrasse.
Est-ce qu’il me reste assez de place pour t’embrasser à ton gré ? Travailles-tu aux deux derniers manuscrits en souffrance ? Si tu peux, patiemment, me faire ce plaisir, tâche d’en faire l’effort. Je crois que c’est utile. Ce ne sera pas si long que tu crois. Et puis, cela te fait plaisir de travailler pour moi ? Pas vrai ? Alors, dépêche-toi d’éprouver du plaisir. Tout cela bien entendu si tu as le temps. Mais on a toujours le temps de faire ce qu’on aime.
Donc, je t’embrasse, maintenant qu’il n’y a plus de barreaux entre nous. Je voudrais vivre dans un monde sans cinéma. Tous ces gens sont trop tristes, à mentir continuellement et aux autres et à eux-mêmes. Il y a aussi des tas d’écrits qui m’agacent autant que les ruines et les gravats. Je me dépêche de dormir sur ton épaule. Tu es pure, toi au moins. G.G.B.
J.
[1] Éric de Montmollin (né le 18 décembre 1907 et mort à Lausanne le 26 février 2011), est un écrivain, enseignant et journaliste vaudois. Il est l’auteur de Empire du Ciel (1941) et de Sur un temps trouble (1944) publié à La Baconnière. (note de FGR)
[2] Entre Français, Henri Comte de Paris (éditions Henri Lefebvre, 1947) (note de FGR)