Dimanche 28 mars 1948
Pâques
Ma chérie,
J’ai mangé les poissons en chocolat en pensant à toutes les cloches qui sonnaient partout pour annoncer la liberté de tous les prisonniers car cette Pâques marque le commencement d’une délivrance. Le monde entier va ressusciter à la vie et pour ce, faut-il qu’il repousse toutes les suggestions de la mort. Déjà on voit se grouper les armées de libérateurs, et cette fois-ci, c’est pour le juste combat et non pour la confusion. Depuis quelques jours un esprit de tranquillité absolue, de calme serein, une brise douce de confiance me réjouit. On a quelquefois de ces intuitions devant l’évènement. Un de mes camarades me disait ce matin m’avoir vu en rêve courir sur la mer. Voilà une vision de bon augure. Est-ce que tu rêves que nous allons tous deux courir la forêt ? Chanter la liberté dans les taillis ? Jouer aux enfants qui n’ont plus de soucis du monde ? J’ai très envie de campagne, après ce séjour suffisant en lieu clos. Il faut savoir varier ses plaisirs.
Bien reçu ta bonne lettre où tu relates ta visite à ton amie. Les bruits les plus contradictoires émanent de cet antre. D’un côté on nous affirme que tout va mieux, de l’autre que tout y est déchaîné parce que c’est la fin et que les dernières ruades sont toujours plus violentes. Qui croire ? Pour moi, je ne crains rien et j’attends. On verra bien. En tous cas, rien ne presse. Et puis, à Dieu va ! Qui décide en fin de compte ? Ni toi, ni moi, ni les autres. Nous n’avons pas d’autre chose à faire qu’à vivre l’inspiration du moment.
Il parait que le « blondin » est superbe. C’est ce qu’on m’a dit. Il parait qu’il s’est étalé sur le trottoir, sans crier. Il parait qu’il a bonne mine. Il parait que tu avais l’air content, satisfait. Tout allait bien. Donc, bonne journée.
Demain nous allons vivre un second dimanche. Pas d’avocats. Fête banale. C’est-à-dire que la prison sera un peu moins remuante et que nous passerons vraisemblablement nos heures d’après-midi bouclés dans nos piaules. Voilà qui nous évitera les accidents habituels de la route. Cette semaine sera neutre. Pas de cours ou presque. Pas d’instructions. J’espère que le vieux bonhomme ne va pas se presser. Je suis très occupé en ce moment. N’ai pas le temps de répondre à tout. Qu’on se le dise. Il peut bien attendre encore quelques mois.
Sur ce, je vais me coucher. Il fait si calme que j’ai envie de penser à toi. Bonsoir. On va bavarder.
Lundi.
Chaque fois que je pense à toi c’est pour me féliciter d’avoir déniché l’oiseau rare, la fille délicieuse et compréhensive qui est plus qu’une amie, mieux qu’une compagne, dévouée comme Dieu le Père, intelligente à faire crouler la Bêtise elle-même, et toute menue, et toute futée, et discrète, patiente, pas orgueilleuse du tout, à tel point qu’elle peut supporter les compliments sans rougir. Bref, on a envie de déverser devant toi tous les cadeaux de la terre.
On me dit ce matin que tous les dossiers en instance seraient repartis chez les « militaires ». On me signale aussi que certains ont reçu leur feuille pour mai. Donc les rôles ont l’air d’être pleins en avril. Veux-tu voir tout cela et me le dire.
Ne t’inquiète pas pour le catalogue théorophique. Je n’ai aucunement envie de cette littérature assommante, prétentieuse et fausse que je connais pour l’avoir exploré des années durant. Seul le petit bouquin m’aurait plu. Tu le trouveras peut-être dans les librairies spécialisées qui sont : Chacornac, les deux libraires de la rue Saint-Jacques à droite en montant entre le boulevard Saint-Germain et la rue des Écoles, la librairie d’occasion de la place Paul Painlevé (devant la Sorbonne) et surtout la librairie de la rue Gay-Lussac (ou Claude Bernard, je ne sais jamais) à gauche en partant du Luxembourg à cent mètres du boulevard Saint Michel (c’est la mieux achalandée). Sinon tu as les deux grands libraires d’occultisme Dorbon du boulevard Saint-Germain (angle de la rue de Bucci) et Dorbon du boulevard Haussmann (métro Chaussée d’Antin). Voir également rue Saint-Jacques à gauche en montant (toujours entre boulevard Saint-Germain et rue des Écoles) il y a deux libraires qui font de l’occultisme. Également une autre rue des Écoles à la hauteur de la rue Sainte-Geneviève (à gauche en allant de la Sorbonne au Jardin des Plantes. Ne perds pas trop de temps pour ça. Voila un but de promenade. J’ai eu l’impression pendant cinq minutes de m’être baladé dans mon vieux quartier Latin. Avec toi, la main dans la main.
Sais-tu que j’ai commencé un petit essai de « lettres d’amour ». Elles sont adressées à un être imaginaire, ou plutôt défini : la Marie-Madeleine de l’Évangile. Ne sois pas jalouse. Tu ne peux pas te sentir concurrencée par un mythe. Et puis, on peut aimer deux femmes à la fois : la vivante et l’essentielle, les deux se confondent en une. Savoir si en toute femme il n’y a pas Marie-Madeleine. C’est peut-être le désir secret de l’homme que de trouver une créature qui dépouille le charnel pour se complaire dans le service de la vérité, la première au tombeau comme à la croix ! La première à découvrir le ressuscité ! Voila bien la fine mouche qui cherchait juste. Elle savait à qui apporter son hommage. Miracle de l’humilité.
Est-ce que tu as tapé les quelques nouveaux poèmes ?
Pour lundi prochain : des pyrogènes SVP. Est-ce que l’huile et vinaigre sont autorisés ? Si oui, petite bouteille. Ne mets plus de pain dans les colis. Il y en a ici en abondance (les auxiliaires ont double ration). Ne me mets pas de hareng saur. On en vend ici. Par contre le riz, les pâtes sont toujours appréciés (id. la semoule, le tapioca), id. les farines cacaotées, id. les fruits séchés, id. champignons séchés, id. artichauts séchés. Vous m’en mettiez l’année dernière. Dis tout cela à ma mère. Je suis dans une période de dégoût du régime prison. Est-ce le printemps ? Est-ce la perspective d’une liberté possible ? Je commence à avoir assez de cette comédie ignoble. Notre patience a été grande<. Il y a des plaisanteries qui doivent cesser.
20 heures.
Au fil des heures on dévide son train-train de riches et pures pensées. Je me disais plein le cœur : « comme elle a du mérite ! ». Je te trouvais du mérite ! C’est bien le mot. Et j’ajoutais : « elle aura sa récompense ! ». Cette récompense ce sera l’affection i,finie dont on t’entourera, dont on t’entoure déjà, qui sera pour toi un bain de tendresse chaude, un soutien efficace, des plus sûrs, parce que basé non plus seulement sur la force humaine mais sur tout l’amour qui vient du ciel. J’imaginais aussi que nous allions nous précipiter au concert. Je veux me gorger de musique pure, religieuse ou profane, mais haute. Et puis je t’emmènerai dans tous les musées pour découvrir l’âme des choses, et devant tous les paysages pour leur arracher leur plus intime esprit, et devant toutes les beautés réelles pour les dénuder et les contempler dans leur ordre vrai, dans leur bannière absolue, et devant tout ce qu’on doit apprendre, et devant tout ce qu’on doit nier, et devant tout le bien, et devant tout le mal. Et nous n’aurons que des amis d’une telle élévation, d’un tel courage. Et nous ne cesserons de monter dans la force de l’Être, dans la plénitude d’un esprit délivré de toutes les entraves dans la joie de s’épandre. J’ai besoin de marcher la tête haute, dans un air raréfié au dessus des miasmes et des souvenirs. J’ai besoin de vivre par-dessus la foule, de l’ignorer, de la mater comme on arrête une bête effarée, de domestiquer son animalité. Il faut vaincre, affirmer sa puissance, attaquer l’ignoble, démolir, pulvériser la laideur et faire surgir de tout l’esprit qui ranime la résurrection permanente, être bon pour les faibles, être dur pour les mauvais, pardonner tout, ne négliger rien, employer l’épée quand il le faut, et refuser l’épée quand Dieu l’exige, se sacrifier totalement à l’immense tâche qui nous attend.
Voilà de quoi vivre !
A bientôt te lire ma douce enfant aimée. On a besoin de ta tête sur son épaule pour comprendre que sur cette mer déchaînée un ange s’approche quelquefois du radeau où on lutte. Bientôt sur la terre ferme je reprendrai un combat précis.
On t’embrasse. Que dis-je ! On te chérit, parce qu’on te comprend. Et ce n’est pas fini car tu n’a pas ouvert tous les recoins bien sûr. Le cœur d’une femme est caverne d’Ali Baba. Elle a glané tous les trésors de la terre. On y roule dans l’ivresse d’être enfant de Dieu. Et l’on s’émerveille. Voila tout dit. Et tout recommence. Baisers. Mille fois.
J.