Dimanche 21 mars 1948
Ma Jeannette chérie,
Depuis ce matin (depuis toujours bien sûr, mais enfin depuis ce matin plus précisément) je te sens rapprochée, intime, toute présente, heureuse, et nous bavardons, à l’oreille. Et nous nous disons des choses absolument idéales. C’est-à-dire que je prononce une phrase poétique d’un hermétisme voulu et que tu réponds, tout à fait convaincue : « oui », « absolument », c’est cela même ». Non pas que nos mots veuillent dire quelque chos, mais nos souffles s’entremêlent avec bonheur et je sens la chaleur de ton front sur le mien et j’ai passé une grande heure au moins à scruter tes yeux, à compter tes cils, à voir comment ils réagissaient sous telle phrase beaudelairienne ou telle phrase biblique. Et bien, pas du tout mécontent. Nous avons vu des choses excellentes dans ces lacs purs que sont ces prunelles d’amour si tendre, et nous nous sommes noyés de tendresse.
Je crois qu’on s’entendra très bien ensemble. Le rodage est commencé. Il produit des résultats fort appréciables. Pour ma part je me sens tout poli, beaucoup plus doux, tout prêt à m’apaiser jusqu’à la docilité illimitée, tout plein de détente. C’est formidable le travail que peuvent faire deux yeux sincères. Tu vois comme la loyauté, la persévérance, ont leur récompense. Dire qu’il a fallu des années pour que je comprenne ce que valent ces yeux là. Il est vrai que tu me cachais tout.
Voila le printemps. Quelle douceur ! Un oiseau est venu chanter devant ma fenêtre. Et je l’ai remarqué. Faut croire que les idées changent. Bonsoir, tête aimée. Bonsoir mon sucre (c’est gentil, hein ?).
Lundi.
Reçu ta lettre. Comprends pourquoi pas reçu visite jeudi. Bourrée de cadeaux. Mots en or, platine, diamants, enfin toute la lyre. Espère te voir jeudi. Sans faute. Pas d’histoire.
Pourquoi dis-tu que la vie va être compliquée en sortant ? Très simple. Absolument limpide. Prends le métro au sortir de Fresnes et j’arrive boulevard Diderot. Et puis c’est tout. Après ? Rien. Ferme les yeux. Tu le vois le soleil ? Tu le sens le printemps ? L’éternel oiseau qui chante, qui chante ? Moi, je suis très content.
Alors, qui est optimiste ? Bon Dieu ! Que se passe-t-il ? Aurait-il découvert tout à coup dans le ciel polit « c’est ique des images roses ? Noël est tous le jours cette année. Il naît tous les jours le divin enfant de la liberté. Tu veux être certaine de ne pas te tromper ? Dis-toi « c’est pour aujourd’hui ». Maintenant ça y est. Nous y sommes. Voila qui est arrivé. On n’y croyait pas et c’était là. Tu peux me mettre les bras autour du cou. Tu as tous les droits de me fourer ton nez dans l’oreille. Pas trop de battements de cœur. On a tout le temps de vivre devant nous.
As-tu trouvé La Vie Impersonnelle ? J’espère que tu l’auras donné au véhicule après l’avoir lu. C’est un très bon bouquin pour ton esprit d’enfant pur. Sais-tu bien que nous allons courir les concerts. J’ai une soif de musique. Il ne me faut que du beau, du rare, de l’extraordinairement pur, de l’infini. Le ciel sur la terre, poésie, voyages, prière, chambre blanche. Palais ou chaumière, mais cœur net. Et puis surtout les promenades en forêt. Je veux me rouler dans le rossignol et le muguet, à en être trempé de trilles et de parfums. Et puis les glaciers, la neige haute, le roc de granit, le vent bien lavé, l’edelweiss ou la renoncule des rochers alpestres, le chamois, le chant de la source.
A ce soir. J’ai des tas de choses à te dire. Toutes nouvelles. Il m’est venu depuis hier pour toi de ces pensées affectueuses. Je te sens solide comme tout, à côté de moi sur le chemin, la main dans la main.
20h. On m’a fait mon horoscope tout à l’heure. Un type très calé. Il parait que si j’étais né un quart d’heure plus tôt je n’aurais jamais été arrêté ! (Sais-tu exactement le jour et l’heure, à 10 minutes près, de Frédéric ?) Enfin, il parait que je suis susceptible de sortir dès maintenant. Dernier délai juillet 49 !!! C’est long mais ce peut être tout de suite. On verra. Qui avait raison ? Quand je te dis que Noël c’est tous les jours.
On me promet beaucoup d’argent, une vie sentimentale heureuse… et ce n’est pas fini. J’y retourne demain matin pour savoir si je ferai beaucoup de voyages à l’étranger. Situation prospère dans la littérature et le commerce (à la fois). Tu vois que j’ai toutes les qualités requises pour être éditeur.
Pas de pyrogène la semaine prochaine. Economies. Une bougie SVP. Renseigne-toi pour dossier. Future entrevue ? Quand ? Combien de visiteurs ? La liste ?
Maintenant, parlons sérieusement : crois-tu aux fées ? Non bien sûr. Personne ne croit aux fées. Baguette magique, châteaux et carrosses, princes charmants. Toutes ces choses semblent puériles aux prodigieux esprits scientifiques d’aujourd’hui. Alors, tu ne crois pas non plus à Merlin l’Enchanteur, à la légende du Graal, au cerf blanc qui apparut dans une forêt près de Turin et qui était une incarnation de je ne sais quel dieu bénéfique. Et non plus Jupiter, les Titans, tout l’Olympe… ni aux dragons, ni aux mandragores, ni aux fantômes, ni à rien. Quelle personne sage ! Et bien, tu as raison, les fées n’existent pas. Et pourtant, j’en connais une qui a fait un de ces miracles !
Figure-toi qu’il y avait dans un coin assez perdu d’une capitale moderne, des plus médiocres tant par la vanité que par l’esprit de lassitude de ses habitants, un gros garçon assez entêté, pas tellement intelligent, qui passait son temps à mâcher son amertume contre une société qu’il jugeait indigne de figurer parmi les grands peuples de l’Histoire. Paresse stupide que de rêver de telles bourdes quand de tous côtés le travail incite à une activité productive. Pourquoi jouer les Alceste au milieu des gronés ? Et puis, au fond, tous ces mortels plus ou moins abêtis n’étais pas si bas qu’il y paraissait tout d’abord. De temps à autre l’un d’entre eux crachait en l’air quelques mots qui fleurissaient dans l’air printanier comme des bulles savonneuses aux couleurs vives. Notre mécontent n’en foulait pas moins le trottoir d’un pied rude, s’impatientant contre le bas peuple et le bourgeois, trouvant fétide la littérature à la mode comme les vedettes du jour, protestant contre le mauvais goût, sans s’apercevoir qu’un monstre dévorait sa propre vie, et que la mauvaise humeur est une prison d’où il ne peut rien sortir d’utile. Le balourd qui est le personnage central et vain de cette histoire s’en prit surtout aux femmes dont l’esprit léger ne pouvait supporter ses sentences. Sans amis, ou du moins ne les ayant pas encore trouvés, sans amies, tant il cherchait mal, et vite, et bas, il geignait, trouvant l’existence lourde, rageant d’un insuccès permanent. Puis un jour, une fille qui ne possédait que son petit doigt (mais c’est là la clef des plus secrètes cachettes) osa promener son regard sur le morose. Il ne vit d’abord qu’une poupée chiffonnée, aux yeux malicieux qu’il prit pour une ordinaire passante. La futée avait pris l’apparence de la simplicité la plus extrême pour ne point tenter le malotru. Il fallut deux ans, que dis-je, dix ans, pour ouvrir une à une toutes les portes et fenêtres de notre misanthrope, aérer sa bonne cervelle, déjà roussie par les épreuves, animer son regard, laver ses yeux éteints, lui hausser le col, lui donner du maintien, affermir son ton mal assuré. Et voici qu’il découvrit que c’était une fée. Mais il n’osait pas le dire, de peur de la fâcher. Il continuait à jouer le jeu du mauvais ours poussif, levant la patte à la demande, faisant son tour de cage, et mangeant le pain béni.
Je t’embrasse, madame. Tes cheveux sont doux, ton cœur sonne clair. Voila bien du bonheur dans nos mains serrées. Sais-tu que dès ma sortie nous allons à la campagne ? Cueillir les premières fraises, le premier muguet. Pourquoi nous vois-je depuis plusieurs jours, en rêve, prendre le train vers l’ouest ? Bretagne ? Rennes ?
Je t’embrasse autant qu’il faut pour que tu sois heureuse. Les renoncules sont d’un rouge amoureux. Pendant quinze jours elles vont illuminer tout ce que je n’éclaire pas moi-même dans cette cellule gracieuse. Je t’aime parce que tu es un moineau.
J.