JM à JR (Fresnes 48/04/04)

 

Dimanche 4 avril 1948

Ma petite fille chérie,

Alors, tu ne crois pas que je vais débarquer un jour sans crier gare dans ton home situé sur le boulevard encyclopédiste ? A-t-on idée de se nicher ainsi chez le pire des athées, franc-maçon, grand illuminé du XVIIIème siècle, père de toutes les erreurs modernes ! Passe encore pour le Paradoxe qui ne touche que les gens de théâtre, mais les autres ouvrages si mauvais, cette détestable Religieuse, ce stupide Fils naturel. Pour démolir quelques préjugés, il a pulvérisé des palais. Hum ! On en connaît qui ont fait mieux depuis… Donc, tu n’as pas la foi ! Ou bien pas de pressentiments. Les voilà bien les gens désignés du doigt moqueur par le prophète : ils ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent point. Et bien, nous te ferons la surprise. Tu en seras quitte pour la confusion.

Chaque fois que je pense à toi je regarde mes fleurs. Chaque fois que je regarde mes fleurs… et même sans les regarder, je pense à toi délicieusement. A travers des prismes. Comme à une source, en humant la violette. Je me rappelle tes yeux, certains de tes airs, ton chapeau, tes boucles d’oreilles, un manteau très large, un air si timide de vous dire « bonjour » et si content, dans une moue. n pense à toi comme à un printemps où il fait tiède et nuit. La tête dans la poitrine, on entend tic-tac. C’est le cœur, horloge qui bat la campagne. Il est fou de joie. Il sonne minuit tout le temps. Par plaisir. Quel cœur immense. C’est là où on te distingue sans doute amour. Le cœur est d’or pur, serti de diamants d’une eau sans reproches. Moineau. Bijou. Il y a des cailloux chantants qui sont brûlants de tendresse.

Alors mon moineau, tu t’inquiètes de ma dernière sortie ? Te voici rassurée. On ne précipite point. Je n’ai pas de nouvelles. Surtout ne pas réveiller le monsieur qui dort. Il a tout son temps. Pendant son sommeil les évènements courent et nous arrivons tranquillement dans la période où les cerveaux vont brinqueballer. Les cerveaux comme les barreaux. Point trop vite s’il vous plait. Nous avons encore de la patience. Il est si bon de vivre la quiétude d’une conscience pure.

Je passe mon temps à mugir quelques imprécations politiques contre des adversaires supposés, puis à me calmer à haute dose d’infini. Le communisme, les francs-maçons sont pulvérisés contre mon mur de salpêtre et Dieu apparaît qui efface mes propos d’une éponge d’amour. Et voici que la vie recommence dans la poésie riche de valeurs surnaturelles. La mer tumultueuse des propos déments s’est muée en lac impassible, impavide, où se reflète un soleil brûlant de douceur. A toutes voiles mon navire y trace un sillage de bonheur pendant que les matelots chantent dans les focs et les hunes. C’est ainsi qu’apparaissent aux horizons les plus reculés et les plus attendus toutes les Croix du Sud, brillantes de force tandis que les poissons phosphorescents animent les vagues d’une lumière transcendante.

La vie supérieure de l’Esprit est une parole phénoménale. On s’y promène comme dans l’Éden. Point de serpent parleur. Point d’Ève tentatrice. Point de pomme corruptrice. Le mal n’y a pas cours. On ne saurait goûter que la saveur d’un éternel été. Voici maintenant le temps de la moisson …! C’est pourquoi ce soir, il fait tiède, au son des violons, et que j’ai pris ta taille pour suivre la farandole…

…On se perd en route. Je t’ai quittée cinq minutes. J’ai rêvé que je jouais des rôles : le Bourgeois Gentilhomme, le Malade Imaginaire, Scapin, Géronte, et même Œdipe. Et me revoilà devant toi. Quel voyage ! C’est inimaginable ce que je peux faire de trajet dans une journée.

Ainsi, avant-hier, j’étais à Londres avec le Médecin de la Citadelle (grand roman anglais) et hier jusqu’aujourd’hui midi, je suivais en 1836 un voyage de Boers en Afrique du Sud, avec bataille contre les Zoulous, grand carnage de blancs, ruines et deuils. Tout ceci entrecoupé de cultes protestants, de parties de cartes, de discussions politiques, d’articles atomiques, de conversations littéraires (nous avons mis au point cet après-midi toute la littérature moderne), de reconstructions sociales (en un quart d’heure nous avons démonté et remonté le monde avec Aristote et Montesquieu). Avant de me coucher ce soir je vais sans doute filer en Norvège à cheval sur un roman de Sigfrid Humset. Mais entre-temps bien sûr je reviendrai à la Jérusalem biblique pour prendre quelques forces. Je dois te dire aussi que je m’occupe un peu de la République de Venise et du Conseil des Dix.

J’ai également eu quelques rapports avec la cuisine.. La soupe à l’oignon m’a reposé de discussions astrales.

Veux-tu écrire à Phil que je le remercie de sa bonne lettre et que je vais lui répondre. Redonne-moi son adresse au parloir de jeudi.

Car, oui ou zut ? Tu viens jeudi ? Je commence à en avoir assez des gens qui prennent continuellement ta place. Nous allons procéder à une élimination rigoureuse.

Bonsoir fillette. Je vais m’occuper d’un tas de choses urgentes.

  1. Primo : la vaisselle.
  2. Secundo un poème en gestation.
  3. Tertio : une lettre d’amour à la dénommée Marie-Madeleine de l’Évangile.
  4. Quatro : quelques réflexions personnelles à noter.
  5. Cinque : (prononcer « tchinkoué » : une réussite compliquée à 104 cartes ?
  6. Sei (dire « cé-i » le dépucelage dudit romain.
  7. Sette : un formidable envol dans l’Empyrée bien connue des initiés.
  8. Otto : le « plume », peau de mouton, petit oreiller, dodo.

Ma chérie, tu es l’âme de ma joie.

Lundi 20 h.

Bien reçu colis. Fleurs superbes. Tout parfait et lettre samedi. J’espère que tu as compris que ma sortie de l’autre jeudi n’était pas pour moi mais pour un témoignage dans une autre affaire. J’attends toujours avec le sentiment que nous n’aurons plus grand-chose à nous dire, mon nouveau juge et moi. Je compte lui décrire la beauté particulière des tulipes frisées. Nous parlerons aussi de la rotondité relative de la terre et des dernières découvertes métaphysiques concernant l’essence de Dieu. Je lui signifierai absolument la volonté d’en Haut de ne point s’empêtrer des passions politiques locales et de traiter les problèmes d’épuration par le mépris jupitérien le plus absolu.

Sur ce fillette je vais me coucher si tu le permets car j’ai depuis tout à l’heure un fort mal de tête qu’il s’agit de chasser sans délai. La peau de mouton va s’y prêter et aussi le bon bouquin que je suis en train de manger goulûment, à moins que je m’endorme illico, non sans penser que ta tête est sur mon oreiller.

Crois moi tout bien. J’ai une furieuse envie de jouer avec le Frédéric. Attends quelques mois et je me charge de le dresser vite. Mes gros gros baisers. Bonne nuit petite fille. On t’aime.

J.