Dimanche 11 avril 1948
Petite fille chérie,
Je réfléchissais tout à l’heure que voilà sans doute la 150 ou 160ème lettre que je t’envoie d’ici, bourrée de tendresses comme une boîte-surprise avec les meilleurs bonbons de confiserie. Et je n’ai pas envie de m’arrêter. La source n’en n’est pas tarie. Nous ne nous sommes pas tout dit. A part les redites : colis, fleurs, visites. A propos, j’ai écrit partout que j’exigeais que tu viennes jeudi prochain 15 avril. Je t’attends donc au parloir de bonne heure avec tous tes yeux violets et toutes tes timidités, et toutes tes assurances audacieuses. Apporte-moi le plus possible des nouvelles du palais (comme de Suisse et de l’aviation). Pour le prochain colis ne pas oublier : cure-dents (si possible en bois). Merci pour radis, olives. Délicieux. Dis à ma mère de ne point m’envoyer de viandes dures. J’ai des démêlés avec mes dents et n’ai plus d’argent pour mon dentiste. Tout ça va s’arranger bientôt, j’espère.
(Entre-nous, téléphone souvent à ma mère pour prendre de ses nouvelles. Elle est très sensible aux prévenances et j’ai besoin de m’assurer de ce côté-là que tout v a comme sur un roulement à bille bien graissé).
J’écrirai à Philibert au prochain courrier. Il m’a donné vraiment d’excellentes nouvelles, avec beaucoup d’espoir. Pour ta visite à ton amie, il me semble impossible qu’il y ait du nouveau avant qu’on m’ait convoqué. C’est là-dessus que je voudrais avoir détails. Il ne me semble pas possible qu’on puisse enquêter en dehors de moi, sans confrontations nécessaires. Voilà sur quoi je compte pour aller jusqu’aux vacances. C’est tout ce que je demande. Et c’est très possible, voire même probable. Je me sens en ce moment dans les meilleures dispositions pour discuter le coup. Mes arguments sont « massues ». Nous n’avons qu’à parler. Quant à ceux qui prétendent nous imposer leur verdict ce sont ombres grotesques, mortels pleins de haine impuissante qui, tôt parvenus au pouvoir illégal, seront tôt abattus par le souffle de l’ordre. Il y a des actrices qui ne viennent sur scène que pour faire les trois petits tours traditionnels et se faire manger par le crocodile… Assez de vitupérations importantes. J’oublie toujours que j’ai affaire à une personne qui ne rêve que de douceurs et tendres ébats.
J’ai bien reçu les photos. Il y en a deux qui me plaisent. Il est épatant. Bon teint, bon œil et l’air éveillé, le cheveu de famille, l’air mâle, le front intelligent. Déjà des bajoues. Une bonne tête carrée avec un menton fin. Du muscle, du mollet. Bref, l’idéal. L’enfant superbe, le chef d’œuvre. Et très à son aise sur les fonds de palais. J’ai profité de l’occasion pour regarder les photos de la mère qui n’a pas daigné m’envoyer la plus petite image d’elle-même. Probable qu’elle estime qu’il me suffit d’avoir de vieux paysages de l’an dernier et un paquet datant de deux ou trois ans. Et pourtant cela m’intéresserait de pouvoir te situer dans les derniers mois.
Lundi soir.
J’ai reçu aujourd’hui de Suisse une notification d’un juge de là-bas comme quoi je suis inculpé « d’espionnage » dans le doux pays vaudois !!! Les imbéciles. Pour deux voyages faits en 42 où mon activité se borna à lire les journaux et à serrer quelques mains plus ou moins sympathiques. Veux-tu voir Flo. à qui j’envoie ladite pelure pour qu’il réponde au mieux et me réserve la possibilité de rouler dans la farine les braves Helvètes au jour J. car c’est un petit tour de la F.M. qui n’est pas contente. Je la comprends. Les criminels n’aiment pas être dérangés dans leurs « combines ». Avis. Je compte sur toi pour éclaircir ce point même. Ne suis pas du tout ému.
Colis parfait. Fleurs exquises. Tu sais toujours. J’ai attendu 8h¼ pour penser à toi plus précisément, sachant que tu abordais la grille avec les précieux paquets.
La lune est en croissant fin ce soir à côté d’une étoile brillante. Ciel pur. Pas un souffle de vent. Les bruits courent ici sur des incendies importants à Paris. On y voit la main des partisans. Mais il y a tant de bobards. Toujours est-il que les évènements galopent. On s’affronte durement. Et cette semaine est décisive. Les élections italiennes. Le début d’une bagarre grosse de conséquences. L’Europe sera demain en paix ou en feu. On souhaite ardemment la réaction enfin libératrice. La naïveté des Américains est désarmante.
Je n’arrive plus à travailler aussi régulièrement. Trop de distraction. Il me faudrait revenir dans une cellule bouclée constamment. Mais c’est moins agréable par ailleurs. On finit par tourner en rond. Je commence à comprendre le sentiment secret de l’ours du Jardin des Plantes. Des camarades me disent qu’ils sont mieux dans les camps. Toute la différence qu’il y a entre ledit Jardin et le Zoo où les fauves sont à l’aise.
Car, à l’homme, il faut bouger pour qu’il vive. J’ai été aujourd’hui à la promenade pour la première fois depuis de longs mois. Tourné en rond dans un préau pendant une heure, sous un soleil doux. Parlé de Juifs. Et de Christianisme. Et de Franc-maçonnerie. Toutes choses périmées.
Je vois que nos adversaires sont furieux qu’il paraisse au dehors tant de bouquins « vichyssois ». Qu’ils se consolent. Ce n’est que le commencement. L’avenir leur réserve infiniment plus de surprises. Car la propagande autoritaire va reprendre de plus belle d’ici peu, étant donné l’échec noir de la IVème République, le fascisme a beau jeu. Il réapparaîtra sans même cacher son nom. Et les démocrates en seront pour leur courte honte et leurs mains rougies. On donne les noms de ceux qui organisent les comités contre l’amnistie. C’est le vieux clan de résistants démocrates chrétiens qui essaie de survivre à la débâcle qui les menace. On voit qu’ils sont isolés. Les socialistes ne s’y mêlent pas. Les communistes font bande à part. D’autres « résistants » sont de notre bord. Toutes les forces de la coalition d’hier sont divisées. La IIIème force bat de l’aile. On voit qu’elle n’ira plus très loin. Je crois que Noël approche. Tant le crie-t-on qu’il vient.
Intéressante la critique sur Mr Sartre. La pièce a l’air inepte, comme tout ce qu’écrit et ce que fait le dit farceur. On voit que l’époque n’a pas produit son grand homme. Tout a été balayé par la vague de fond débile. Il ne reste pas un écrivain de valeur. Tous les sous-crabes produisent, compissent, s’essoufflent. Pas une œuvre ! Et pourtant, ils ont la victoire, le papier, le public ! Les meilleurs tirent péniblement à 12.000. On ne les lit pas. Et ils hurlent contre le lecteur qui leur préfère d’autres qui sont à l’index. Ces ratés enragent, ayant toute la puissance physique, d’être battus si play que le mépris les brûle. Qui l’aurait cru ! C’était si simple. Il suffisait d’avoir hurlé avec les loups pour avoir du talent, être écouté, vanté, loué dans les journaux. Les petits copains brandissaient l’encensoir. Même la publicité ne réussit plus. On les boude, les foule, les ignore. Ils ennuient tout le monde. On se détourne d’eux. Comme d’un spectcle répugnant. Ils en sont ulcérés, abrutis.
La gloire ne s’obtient pas à coup de clairon. Ou de pognon !
Ma petite fille, si j’enroule autour de mon doigt une mèche de tes cheveux et que je tire un peu, beaucoup, jusqu’à amener tes grands yeux sous les miens qui y lisent tous les secrets jusqu’à respirer le souffle qui t’anime quand on te presse contre soi, est-ce que tu m’en voudras de déboucler tes oreilles et de t’envelopper d’une tendresse patiente ?
Mais je vais beaucoup plus loin. Si je t’emmène dans l’île enchantée d’un amour constant, si le soir, sur le rivage, au son des ukulélés lointains, nous unissons nos mains pour regarder les vagues se briser sur la plage, et les monstres jouer au ras des flots, et les oiseaux se blottir dans les palmes en roucoulant des sérénades intimes, est-ce que tu viendras dans ma hutte ? Ma paillote ? Est-ce que le feu allumé pour éloigner les scorpions, les serpents et les fauves te semblera plus clair si tu le regardes à travers mes mains entrouvertes, mes paumes pressant ton front d’une tiédeur apaisée. Nous vivrons le même danger, la même quiétude, le même amour. Nous aurons les mêmes réveils. Nous bénirons les mêmes lendemains.
Voilà de quoi apaiser ta faim et la mienne. La tendresse est une source où l’on peut boire sans se lasser. L’eau pure guérit. Il faut laver le cœur jusqu’à ce qu’il soit limpide.
Je vais me coucher. Je te verrai mieux. Et tu seras si présente que j’en aurai trop chaud, et qu’il me faudra aller regarder la lune à travers les barreaux. Paris est là-bas, sur la droite. Je croyais bien ne jamais le revoir. Il parait que nous ressusciterons à l’air libre. Tant mieux. Nous avons beaucoup de mots doux à distribuer et de pardons à répandre. Gros, gros baisers.
J.