Dimanche 25 avril 1948
Ma chérie,
Pas une lettre cette semaine ! Si ! Une seule ! Avec une vieille photo ? Où est Jeannette ? A quoi pense-t-elle ? J’ai bien vu malgré tout qu’elle pensait un peu à moi. Alors, il parait qu’il y a eu un feu de cheminée, il y a quinze jours, près d’un certain trottoir. Et le Frédéric s’est rappelé la chose. On me dit grand bien de son apparence. Et le mental ? Tu ne me racontes rien.
Toujours rien du côté Palais. Tant mieux. Il semble qu’il faille encore attendre longtemps. Je crois que les choses sont des plus difficiles à arranger vite, mais c’est avec les plus gros arbres qu’on fait les meilleures flambées. Et bientôt nous verrons le fruit de nos efforts. Quoique l’atmosphère ne soit pas détendue. Tu as vu pour Bassompierre. Il a été victime de campagnes abominables. Et ceux qui ont pris le pouvoir par la violence prétendent rester maîtres de la place.
Veux-tu bien te renseigner pour savoir ce qu’on dit au Palais sur les suppressions de Cours. Savoir si l’on transfèrerait les dossiers aux militaires. Et puis, pourquoi s’inquiéter ? Nous ne savons pas où nous serons dans quelques mois. Travaillons dans le présent. Ici je boulonne comme un diable. Ou un Dieu. Par petites secousses. Avec patience. Mais peu à peu les œuvres se dégrossissent. Nous rajoutons par ci par là quelques vingtaines de vers à la collection. De temps en temps aussi un peu de prose. Et surtout un travail métaphysique formidable. Celui-là est le seul absolument indispensable. Il est la base de tout.
Je vois que tu ne t’intéresses guère à ce que je t’ai déjà demandé plusieurs fois. Comment une fille aussi intelligente, curieuse, cultivée, musicienne, désireuse d’apprendre n’est t’elle pas attirée par le mystère de la vie, les connaissances philosophiques ou religieuses, la compréhension du monde visible et de l’autre ? Ne serais-tu qu’un moineau ? C’est très joli de picorer dans la main. Je sais bien que les oiseaux du ciel sont bénis. Mais les ailes peuvent pousser jusqu’à couvrir la robe de l’ange.
Note que je ne critique pas. Il m’est impossible d’être méchant avec qui que ce soit. A l’encontre de ce qu’on peut penser de mes vieux écrits, et de cet abominable dossier. Ce que les hommes sont bêtes quand ils se battent ! Je fais maintenant la paix avec tout le monde. Je serre sur mon cœur tous mes ennemis. Je les reconnais pour ce qu’ils sont : des êtres parfaits qui s’ignorent, et se croient difformes, malheureux, obligés de tuer pour vivre. Je ne suis plus partisan, mais ressuscité, uni avec les morts et les vivants, joyeux d’une vérité ressentie à travers toutes les épreuves imaginaires. C’est le voile de cette existence funeste qui nous cache des réalités glorieuses. Déjà nous présentons ce que nous sommes en réalité. Ce sont des voix d’une ampleur inconnue qui résonnent étrangement dans la conscience troublée. Peu à peu l’affirmation se fait plus insistante, plus décisive. Il nous faut céder et nous courons vers le but avec des muscles ardents à fouler les vieux préjugés.
Je crois que tu es très bonne. Tu as l’air d’avoir un petit cœur ouvert à tout un ciel. Il faut le multiplier par mille. On n’est jamais assez grand pour que Dieu entre en vous tout entier. Imagine l’horizon qu’il faut – toute la place – A l’infini. Déjà les astronomes n’en finissent plus de compter les étoiles. Ainsi de nous. Tout notre ciel est comblé. Ce sont des fées, des voyages futurs, des expressions bienheureuses. Nous sommes toujours au centre du cœur de l’éternité.
Lundi.
Un camarade vient d’être interrogé par mon juge à mon sujet. Le greffier du juge lui avait déjà dit que l’affaire serait terminée incessamment et retransmise. Veux-tu voir cela. Si le juge renvoie le dossier début mai, il est vraisemblable que je ne puis passer avant le 15 juin, étant donné l’encombrement des rôles, peut-être beaucoup plus tard. Tu sais que je suis parfaitement calme en face de tous évènements. Tout cela ne me préoccupe pas.
Il faut dès à présent résoudre les questions Floriot. Plaide-t-il ou non ? Veux-tu le voir pour cela. Leroy me plait beaucoup. Mais je n’ai pas d’argent à lui donner. D’autre part Flo m’a rendu tant de services que je voudrais bien pouvoir lui être reconnaissant autrement que par des discours. Mais on ne peut pas fabriquer ici de la fausse monnaie. Il y a donc quelque chose que je voudrais que tu voies de près. Va voir Flo. Explique-toi avec lui et reviens me dire ce qu’on fait. Je crois que ce sont les mois où il faudra agir sérieusement pour sortir tout ça. Si nous pouvions gagner les grandes vacances, ce serait parfait. Si nous ne pouvons pas, ce n’en sera pas moins parfait. Sans haine et sans crainte, nous dirons toute la vérité sur tout. Et voilà.
Tu me vois donc ce soir assez remis par cette nouvelle. Va-t-il falloir penser vraiment à se défendre ? Ou bien verra-t-on encore les évènements se dérouler sans que notre vie soit agitée par le moindre souffle ? Tout cela est à la fois question de caractère et question d’évènements extérieurs. Nous allons travailler pour être du calme le plus inaltérable. Il faut vaincre. Pas vrai ?
On voit que du côté de la Norvège, il se déplace encore des forces. Tout cela sent le brûlé. Est-ce que le conflit éclatera cette année ?
Je voulais dès ce matin te remercier pour le colis. Il est magnifique. Le café est une merveille. Il tombe à pic. J’en consomme pas mal et suis toujours très juste. Et tout le reste est parfait. Veux-tu bien penser à me mettre deux ou trois boites d’allumettes à 3 sous dans le prochain colis (non point des grosses boites qui ratent toujours mais de la qualité au dessus qui, finalement, reviennent moins cher). J’en prends toujours à la cantine mais j’ai oublié à la dernière commande et je crains d’en être démuni. Demande à ma mère un peu de pyrogène. Je rendrai les tricots d’hiver. Qu’elle ne me les renvoie pas.
Veux-tu bien m’excuser pour ce soir. Je ne vais pas remplir toute la page. Mais en moins de mots je te dirai quand même toute l’affection, toute la gentillesse que j’éprouve pour toi
Si cela peut te rendre heureuse. Tu es si dévouée, fidèle, patiente. Et puis ce n’est pas seulement pour cela. Il me fait plaisir de te le dire.
Dors tranquille, à côté du blondin. Embrasse-le pour son père. Et reçois toutes mes tendresses. Je vais me mettre au travail, c’est-à-dire classer des idées. Gros gros baisers.
J.