JM à JR (Fresnes 48/05/02)

 

Dimanche 2 mai 1948

Ma chérie,

Entre une ou deux lettres par semaine et pas du tout, il y a une énorme différence. Moi, je ne me contente pas de fleurs et de colis. Il me faut de la nourriture essentielle qui est celle du cœur. Ces nouvelles du dehors doivent être précédées des nouvelles familiales et j’ai besoin d’une personne aimée qui me dise : j »ai fait ceci, cela ; j’ai ajouté un ruban à mon chapeau ; bordé de rouge la culotte de mon fils ; et j’ai vu tel ou tel qui m’a dit patati patat. Ces choses sont indispensables au prisonnier pour lui rappeler de temps à autre qu’il est encore relié par un fil secret avec la vie du délicieux monde, et qu’on pense à le distraire de sa vision de salpêtre. Sinon, que voulez-vous, mamzelle, que fasse le prisonnier ? Lire la Bible ? Et la Bible ? Et la Bible ? Et des bouquins d’Histoire ! Grotesque l’Histoire ! Guerres et massacres ! Frontières mouvantes ! Peuples en furie ! Suzerains féroces ! Républicains acharnés ! Monde d’insectes ! Recommence tout le temps ! Jamais terminé ! Pas moyen de vivre tranquilles ! Et puis, quelle jalousie effroyable anime tous ces mortels ! Le premier péché d’Eve fut : la convoitise ! Le voila bien le vice majeur ! Désirs ! Prendre ! Et puis se tuer ! Je refuse désormais d’être un homme de combat.

Alors, victime ? Que non point : nuage dans le ciel, souffle de rosée ! Un esprit qui se dépouille de tout l’arc en ciel de bazar qui nous pèse aux épaules comme un lustre de mauvais gout dépare le plafond de nos rêves.

Lire la Bible ! Et faire des vers ! Cette semaine est printanière. Le muguet pousse. Et aussi les alexandrins. Tu souffriras dans quelque temps. Car il faudra les lire. Et les taper. Et donner ton avis. En savourer la musique. En chercher la saveur. En écouter le relief. En tâter la substance. En dessiner l’envol. Sujets de lettres. De beaucoup de lettres. Que n’allons-nous pas recevoir de notre Dulcinée. Je vais me coiffer, superbe, d’un [trois mots indéchiffrables] tout spécial pour l’occasion. Allons ! Pressons ! Ce flot de paroles. Cette joie spontanée. Nous sommes oreilles toutes dehors. Qu’en dis-tu ? Tu ne sais plus quoi dire ! Voila bien de quoi rire. Et bien, dis nous ton étonnement, ou ton mutisme. Pourquoi suis-je muette ? Parce que les filles ne parlent pas à table. Elles écoutent les messieurs qui discutent jusqu’au café, et elles desservent la table, en souriant aux invités.

Mon moineau joli, le temps est laid, puis beau, puis laid, froid, puis chaud, puis froid. C’est un premier mai de misère. On parle beaucoup de nous dans les journaux. En mal. En bien. Il parait que nous n’avons plus que le droit de porter corde au cou et venir pieds nus faire amende honorable devant les tueurs. On nous reproche de penser encore à des choses défendues. Qui ? On ? Et bien : on ! Et voila comment avec quelques cabochards on fait une majorité.

Je t’embrasse pour ce soir, sinon j’aurais tout dit, et il me faut de la place demain pour raconter tout au long ce que mon cœur chante. Car il chante. Envers et contre tout. Le propre des grands naufragés est de savoir nager sur le dos, en respirant le ciel. La vague nous porte doucement vers la côte aimée, et non point sur les récifs. Nous arriverons bien à nous faire recueillir par une équipe de sauveteurs. Et puis, sommes-nous vraiment à la mer ? Les poètes habitent le ciel, par définition.

Ma mère m’a rapporté un propos venant de ta personne : « Peut-être me trouvera-t-il un peu trop popotte, !!! » Popotte ?? Qué Popotte ? Qui est popotte ? Moi je ne regarde que les qualité du cœur. Est-il popotte ? Étincelant de lumière, le moineau popotte. J’aime ce popotte. Il me réjouit. Parce que tout simple. Je veux que tu sois popotte. Je t’aime popotte. Ecris-moi popottement, et reçois tous mes baisers tendres sur l’oreille popotte.

A demain. On pense à toi. C’est moi qui viendrai bientôt te délivrer de ta prison d’ennuis. Nous sommes ici en pleine liberté de cœur.

Lundi. 21h

Veuille d’abord remercier ta sœur du café et du pâté. Je penserai à sa bonté tous les matins, car j’ai encore pour au moins trois jours à savourer cet exquis petit déjeuner. Quant au café, il est formidable. J’en suis enchanté au point de remercier le ciel de m’avoir conduit en prison pour en apprécier tant la saveur. Je t’assurer que si ce n’était l’ennui (très peu pesant) d’être possiblement fusillé, Fresnes est le meilleur endroit du monde. On y vit à l’abri des toutes les concupiscences. La cellule est un encouragement au travail individuel. Pas de téléphone. Le rêve pour un poète.

Le colis est parfait, parfait. Tu as du avoir des difficultés pour le métro. Car il n’était pas là au petit jour comme d’habitude. Pauvre chérie qui prend sur son temps pour secourir tous les hommes, le petit comme le grand. En auras-tu déversé du dévouement. A revendre. On te récompensera par mille choses.

Dis à ma mère de continuer le pyrogène pour l’instant.

On nous donne espoir de tous côtés que tout va être bientôt fini. C’est-à-dire que les évènements internationaux commandent tout. Moi, j’ai toujours mis ma confiance très haut. Cela ne veut pas dire qu’il en advienne ce qu’on désire d’après son petit égoïsme. Il faut savoir tout abandonner pour tout gagner. Plus on lâche du lest, plus on monte.

Le Frédéric a l’air diablement intelligent. Beau comme tout. Fort, gros, et remuant. La journée a été plus douce, si ensoleillée que la cellophane de mon sous-main en a craqué. Je l’ai remplacée illico. Mon « sous-main » est un carton sur lequel j’ai collé des centaines de vieux timbres de toutes les couleurs. Effet superbe, moderne. Penserai à ça pour maison de commerce. Idée originale.

Ce soir petits oiseaux dans les grands arbres d’à côté. Cris de femmes au lointain dans la prison voisine. Elles piaillent comme une volière. Un ciel de mois de mai encore tendre, pas très chaud, mais de bonne vieille humeur enfantine. Timide, un peu salade verte (les asperges étaient  excellentes).

Est-ce que tu as repris l’exemplaire des B.d’O. chez Flo ? Est-ce que tu as commencé Envie de R. ? Est-ce que tu penses à Gabriella ? Est-ce que tu t’imagines que tout ça ne va pas faire des montagnes d’argent ? Est-ce que tu crois au Père Noël ? Moi, oui. Oui. Oui. Oui. Plus que jamais.

Je t’embrasse. Ce n’est pas assez. Je te dis tout ce que je pense. C’est trop long. J’éteins la lumière. C’est trop court. Tu n’es jamais contente ! Gros, gros b.

J.

PS. Envoie-moi un cahier de papier perforé, et des plumes. Merci ! Et du papier blanc.