JM à JR (Fresnes 48/06/20)

 

Dimanche 20 juin 1948

Ma petite fille chérie,

J’ai pensé à toi longtemps dans la campagne d’aujourd’hui, me disant que l’an prochain à pareille époque sans aucun doute nous serons ensemble à cueillir les fleurs des champs. Remué beaucoup de projets, entre autres celui-ci : si l’on habitait la campagne ? Veaux, cochons, lapins, poules, gentleman farmer. Travaux littéraires en hiver. Vie au grand air. Muscles. Nourriture abondante. Calme. Paix des champs. Tranquillité. Plus de soucis matériels. Possibilités de travail intellectuel abondant parce que libéré de l’esclavage des éditeurs et du public. Qu’en dirais-tu ? Tu serais fermière-chef. Quelque part en France ? Ou en Afrique ? Ou en Amérique du Sud ? Je pense à beaucoup de choses car j’ai déjà des tas de préoccupations, comme de propositions. On m’attend un peu partout, me dit-on. Et pour des situations prospères. Mais je voudrais construire l’avenir plus sûrement. Il me semble que la terre… est plus près du ciel que la ville. Sodome et Gomorrhe.

Réponds-moi là-dessus. Dis-moi aussi si tu consentiras à étudier la S. Chrét. avec moi ? Sans moi ? Pour le Frédéric ? Pour tout le monde ? Est-ce que tu veux devenir une Marie-Madeleine ? Créature d’Évangile ? Avec travaux ménagers ? Mais surtout spirituels ? Tout doucement bien sûr, sans rien forcer, pas à pas, sans perdre son sourire, sans vouloir devenir moines, sans quitter les pieds de la route.

Je t’aime infiniment.

Est-ce que j’aime l’idée que je me fais de toi. Ou corresponds-tu à l’idée que je me fais d’une femme parfaitement adaptée à mon expérience actuelle ? Je crois que nous nous donnons beaucoup d’affection réelle mutuellement. C’est donc nécessité. Nous nous sommes rencontrés au carrefour voulu, et peu à peu nous avons compris nos affinités. On te sent si solide. On peut construire en toute tranquillité sur ta petite âme saine. Je crois trouver le roc quand je pense à ton amour.

Tu as un dévouement d’acier, une tendresse à toute épreuve. Je t’embrasse mille fois. Le bonheur c’est de se reposer sur l’autre en lui confiant tout de soi. C’est que l’autre vous permette de lui offrir mille richesses intimes. Moi, j’ai des tombereaux d’amour à donner, des villes entières. Il me faut construire des palais sur un simple regard profond. Et puis il faut rayonner de tant de bonté commune. Être un fleuve de patience. Tu ne peux pas savoir ce qu’il peut sortir de la poitrine d’un homme heureux.

Bonsoir ma petite fille. Tu es tout mon soleil. Ça ne m’éblouit pas du tout de te regarder à fond. La voilà bien la lumière qui ne brûle pas. À demain. Tendrement.

Lundi.

Tout bien reçu. Colis parfait. Mon coéquipier me dit que d’après les renseignements qu’il a provenant du président D. notre affaire serait inscrite pour le 18 octobre ??? Veux-tu te renseigner pour savoir ce qu’il en est. Cela nous donne quatre mois. D’ici là, il peut y avoir des événements intéressants. Est-ce que les élections ont lieu avant ou après ? Dis-moi tout cela.

Je vais passer l’été à travailler tranquillement. Et puis, il y a toujours l’impondérable. Les dates, même prises longtemps à l’avance sont quelquefois reculées… Nous avons cela.

On m’a parlé d’un bouquin, paru vers 1929 qui m’intéresserait. Il porte le titre stupide de La Clef des Songes [1] mais ne contient pas de thèse sur les rêves. Il est écrit par un  polytechnicien dont j’ignore le nom et démontre les origines du capitalisme moderne comme devant être imputées aux Templiers puis à des sectes secrètes plus ou moins juives pour se terminer par une critique pertinente des méthodes financières d’aujourd’hui. Si quelquefois tu pouvais consulter à la Bibliothèque Nationale la fiche (ou bien en parler à mon ami libraire de la Place Paul Painlevé) tu pourrais peut-être retrouver l’ouvrage. Il doit être de très peu de valeur marchande. D’autre part, si on ne le trouve pas en librairie, tâche de savoir l’auteur. Je me renseigne de mon côté (voir du côté Dorbon [2]).

Je finis pour mon avocat un travail d’une trentaine de pages qu’il faudra taper assez vite. Tu l’auras dès les premiers jours de juillet.

Tes fleurs sont ravissantes. Viens vite jeudi qu’on te parle de tout. Tu me raconteras tout ce que t’a dit Flo.

J’espère que ta journée d’hier a été belle. Les miennes sont parfaites. De plus en plus je vis dans la paix retrouvée. Je crois décidément que je vais abandonner la politique, tout au moins la basse politique. La haute n’est que jeu littéraire ou discussion initiatique. Nous resterons à une altitude telle que les contingences ne nous atteindrons plus.

On m’a dit que le prix de la vie devenait exorbitant. Vrai ? Quelle crise se prépare ! Je crois que d’ici peu tout sera résolu.

Voici que plus qu’hier et bien moins que demain ma tendresse va vers toi. Pourquoi dis-tu que j’étais bourru quand je t’attendais derrière la porte ? D’abord les fruits les meilleurs sont ceux dont l’écorce est la plus rude, les ananas, les figues de Barbarie, les noix et les amoureux prudents. Je mets très longtemps à m’attacher, parce que j’ai été échaudé. Et je me méfie beaucoup. Sauf quand les yeux sont francs. Nous verrons jeudi. Je t’embrasse infiniment.

J.

[1] L’auteur est probablement Jean Cassou, écrivain, résistant, critique d’art, traducteur, et poète français, également directeur-fondateur du Musée national d’art moderne de Paris et le premier président de l’Institut d’études occitanes. Il n’est pas polytechnicien (son père était ingénieur des Arts et Manufactures). La Clef des Songes de Jean Cassou a été publiée en 1928.
[2] Dorbon François Louis dit Dorbon Aîné, libraire et éditeur. A crée la librairie « Dorbon aîné » en 1900. En a décrit la création dans un document non publié « La librairie Dorbon aîné ».