JM à JR (Fresnes 48/06/13)

      

Dimanche 13 juin 1948

Ma chérie,

Bien sûr que non je ne t’en veux pas de ne pas m’écrire trop. Je sais que tu as beaucoup de travail et rien que pour moi tu dois perdre au moins une grande journée par semaine. Tu es trop gentille de me dire que ça te fait plaisir. Je sais combien la vie est exigeante, quels efforts il faut faire pour répondre à tous les besoins, et je pense, voyant toute ton activité que ma petite Jeannette a bien du mérite. Plus encore, qu’elle est une compagne si dévouée, une amie si affectueuse, une femme si fidèle, si spontanée dans son comportement utile que je ne saurais que lui témoigner davantage d’affection tendre, de reconnaissance profonde. Perle rare, on ne te fera pas trop de compliments, mais on sait penser à toi si fort qu’il faut bien que tu sois toute pénétrée de paix, toute tranquille d’amour.

On aime les gens pour ce qu’ils vous donnent et pour ce qu’on leur donne. Il faut croire que l’un et l’autre nous n’entretenons pas trop mal notre jardin. En pensant à toi je suis heureux comme tout. C’est bien le signe d’une expérience pure. Il n’ya pas de nuage dans tes yeux. Il n’y a pas de limites dans ma joie.

J’ai fini un gros bouquin sur les aventures d’un militant international dans toutes les parties du monde. C’est passionnant. Absolument effarant. Comme on comprend de mieux en mieux qu’on avait raison. Peut-être aurait-on pu être un peu plus prudent dans nos actes. Mais les motifs ! Tout justifie notre réaction comme les crimes commis contre l’occident Chrétien. Je me sens de plus en plus héritier d’une tradition valeureuse. Il a fallu des siècles pour édifier une société acceptable que les éternels ennemis de toute transcendance s’acharnent à jeter bas. D’où notre combat. Il faut aller jusqu’au bout.

J’ai reçu tous apaisements de Flo. et d’ailleurs. Nous vivons donc tranquillement jusqu’à l’automne. On t’avait à la fois bien et mal renseignée sur les cours et les tribunaux militaires. La Chambre n’a pas accepté. Mais d’ici là il peut y avoir beaucoup d’évènements. L’été ne se passera pas sans incidents. En tous cas, en octobre, les élections seront décisives. Sinon, c’est à désespérer de ce pays. Mais j’ai confiance en cette Providence qui jusqu’ici nous a protégés parce que nous avons été fidèles.

J’attends toujours les photos. Je voudrais bien voir ma petite fille chérie sous d’autres angles que ceux de l’an dernier. Penses-y un jour. Et le Frédéric ?

Tout ce que tu me dis sur lui m’intéresse et me ravit. Cette façon de résister à l’extrême sensibilité habituelle des enfants, ce refus de la pleurnicherie, cette allure martiale. On me dit qu’il a bon cœur et qu’il partage tout. Bravo ! On me dit aussi qu’il mène sa maman par le bout du nez. Mais ce nez est si joli. Je l’embrasse le nez. Et le Frédéric aussi.

À demain ma petite fille. Je vais penser à toi comme à un ange toujours présent.

Lundi.

J’ai tout bien reçu : colis et lettre. Et la lettre me fait autant plaisir que le colis. Car la nourriture mentale est indispensable. Nous avons besoin de savoir qu’on bouge autour de nous, en pensant à nous, en construisant avec nous. Es-ce que la patience creuse, augmente, fortifie l’amour ? Bien sûr ! Des épreuves comme celles là sont bénéfiques. C’est là où on distingue entre ce qui est solide et ce qui n’est que fiable, entre le vrai et l’éphémère. Quand un acier n’est pas trempé, il est fragile. Crois-tu que nous aurons été assez éprouvés ?

Je te sens toute mienne. Et si désireuse de vivre en communauté d’affection.

Tu as bien fait d’aller te distraire au théâtre. Tout ce que tu fais est très bien. Je n’ai jamais vu de mal en toi (sauf quand tu te mets en colère dans la cage. Mais c’est si joli).

Voici que la pluie recommence. Il a fait hier un orage terrible, au point que ce soir tout le pays est privé d’eau, les canalisations ayant sauté. Ce qui est curieux, c’est l’habileté des moineaux à s’abriter. Dès les premières gouttes ils ont gagné les grands arbres ou le dessous du toit d’en face et, en rangées, ont attendu que l’averse croule pour ressortir aussitôt. Il faut croire que la pluie les fait chanter. Tous les matins, sur ma fenêtre, ils font concert jusqu’à ce que j’émiette mon vieux pain. Aussitôt c’est banquet silencieux, volètements, appels des copains. Ils sont gras ! Comme un prisonnier que je connais.

Décidément la position sédentaire ne me vaut rien. J’ai beau m’obstiner à ne pas manger de féculents, je ne cesse d’engraisser. Il faudra une longue gymnastique pour éliminer toute cette obésité fâcheuse. On dit que l’obésité est paresse. Ce n’est pas mon cas. Mais j’avoue que je ne vais jamais à la promenade. J’essayerai de mettre le nez dehors par ce beau temps d’été, et de me rouler au soleil sur une couverture. Où est mon Gave de Pau en 1940 ? Six heures de bain de lumière par jour ! Jamais je n’ai vécu aussi trempé de rayons chauds.

On me confirme ici qu’à moins de changement de gouvernement (ce qui est possible) les nouveaux jurés ne viendront pas en place avant janvier. Il me semble que d’ici là les cours auront terminé leur travail. Mais patientons, tout peut évoluer rapidement. Je t’en parlerai au prochain parloir du jeudi 24 juin. Sais-tu que c’est le jour de ma fête ? Tu vois comme tu es privilégiée ! Et moi donc !

Je me sens ce soir tout chargé de bénédictions. Des bonnes idées courent l’air. On tâchera de les griffonner sur papier pour voir si elle sont papillons à conserver. Tu sais que j’ai du travail dans la tête au moins pour 20 ans. Il parait que ceux qui sortent éprouvent beaucoup de difficultés à ne pas se disperser. La lente maturation spirituelle qu’ils ont acquise en prison est terriblement mise à l’épreuve par les tentations du dehors. J’espère ne pas subir ce désordre. Il me faudra une petite chambre, une table, un peu de papier, de l’encre… et une porte fermée à clef du dehors. Tu viendras me délivrer au soir. Et encore ! Qui sait si je ne travaillerai pas jusqu’à la minuit, quitte à te voir t’endormir sur un bouquin.

On t’embrasse, chérie. J’ai pensé tout à l’heure à la joie éprouvée quand on ouvrait la porte d’un certain rez-de-chaussée et qu’on trouvait derrière une fille toute émue qui fronçait le nez ; « Bonjour ». Bonsoir ? Gros, gros baisers très tendres.

J.