Dimanche 4 juillet 1948
Fillette chérie,
Ton petit chapeau est ravissant. Compliments à ta sœur. Et très bien porté. Compliments à la dame. Sur les 6 photos, une seule que j’aime. Celle où tu es assise devant le Palais de glace, à regarder l’heure avec une moue que je connais bien. La photo est sur ma table. Je ne la quitte pas de l’œil. Veux-tu bien m’en envoyer des anciennes que je n’ai plus tant elles étaient piquées des mouches.
- la petit format deux exemplaires (face et profil, ou plutôt sourire et lèvres pincées) de chez le photographe officiel
- celles où tu travailles dans un jardin, avec des fleurs plein les bras. Etc… je n’ai plus celle du pont de Jarnage la terrasse, et celle où tu te roules dans un pré à Jarnages. Le reste a été mangé par le temps (déjà deux ou trois ans, qu’on fait des trous de punaise dans ces bouts de papier). Donc, avis, ai besoin de mon album.
Je n’aime pas du tout les photos magnésiums [1]. Le décor est excellent, mais le gosse, si beau, si drôle, est affreux. Trouve un autre moyen que de l’éblouir et de le faire grimacer comme des petits nains de Blanche Neige. Allons mesdames ! Une belle pose à la lumière électrique. 10-15 secondes. Ou moins ? Avis : à l’extérieur, ne pas le faire sourire à la dadame. Il a l’air emprunté. Les meilleures sont les plus naturelles. Il faut le prendre sur le vif. Tel qu’il est, sans manières. Et ce sera très bien.
J’ai comme toujours un torrent d’affection à déverser. Tends ton oreille. Et ton cou. Et ta joue. Et ton front. Et tes yeux ? Voilà. C’est tout. Non, ce n’est pas tout.
Beaucoup réfléchi à l’avenir. Un point très important. Deux. Ai conception en imaginant la vie avec toi d’une « petite femme tranquille » (!!). Me trompe-je ? Non. C’est magnifique. Une petite femme tranquille ! Pas de heurts ! Des douceurs ! Pantoufles et tapis feutrés sur parquets cirés. Dis « Oui, mon chéri », « Bien, mon chéri ». On parle à mi-voix. On se regarde l’œil mouillé. Comme on est bien à la campagne. Les arbres à travers la fenêtre. Le chien qui dort. Les roses qui s’effeuillent. Les enfants qui jouent. Aux images. La bonne qui fait la lessive. On rentre du travail (usine, atelier, studio, imprimerie, journal, etc…) et on marche sur la pointe des pieds. On effleure des cheveux. Il y a des bouquets partout. Dans de la porcelaine chinoise. Des meubles vernis partout. Sur des murs crépis. Tableaux tranquilles.
Deuxième point important : l’orgue !!! J’ai envie d’une orgue (ou un, ne ne sais plus), orgue d’appartement, ou maison de campagne. Électrique et à pieds. Deux claviers. C’est-à-dire pas le grand orgue, mais moyen. Sans tuyaux. Un gros harmonium de concert, avec des tas de touches compliquées : voix céleste, voix humaine, trémolo, etc… Pour tous classiques et tous modernes. Bach, César Franck et du jazz. Depuis tout à l’heure j’ai délaissé le piano (surclassé. Il en faut un, crapaud, Pleyel ou Érard ou Gaveau) mais l’orgue. Je rêve de l’orgue. J’ai découvert les possibilités de l’harmonium-orgue. Ça va être un plaisir. Je te jouerai tous les soirs pendant des heures. Et puis on aura aussi un pianola [2] avec des rouleaux. Très passionnant. On ne joue pas. On conduit. Je sens qu’on va se construire une de ces boîtes à musique.
Tout ça non point en Égypte, mamzelle, mais nous avons un autre coin en vue. Du côté d’un Maroc qui n’est pas déplaisant. Dans une de ces îles fortunées où les bananes tombent toutes mûres sur les pas du promeneur. Je t’embrasse trois fois tant tu es jolie sous ton chapeau à fleurs. Et si tranquille.
La réunion de vendredi a été excellente mais incomplète. J’y reviens le 19. Entre temps on écrit en province et on s’attend à de nouvelles confrontations. Encore pour deux mois au moins. Avec les vacances, je ne sais où cela nous mène. Donc, viens samedi. J’ai beaucoup de choses à te dire. Car il va falloir travailler dur cet été. Nous entrons dans une période extrêmement intéressante et je suis décidé à sortir très vite. On ne va pas moisir toute sa vie en prison. Il faut agir, obtenir un classement, un arrangement, nous trouverons bien.
Lundi soir.
Tes œillets sont ravissants. Ce rouge presque rose à côté du jaune citron ! On dirait des décors de Valentine Hugo [3]. Si frais ! Et tous vigoureux. J’ai vu que tu les aimaient beaucoup pour m’en offrir tant et de si beaux. Et c’est un geste de plus. Tu sais que tu es vraiment épatante avec moi. Il n’est pas de jour que je ne me félicite de t’avoir rencontrée. Je suis ému au plus haut point. Et tout fier. Et tout humble. Et désireux de te remercier. Mais comment faire davantage ? Il faut attendre. Sortir, et t’offrir des montagnes de cadeaux, des tombereaux de baisers.
Colis parfait. Merci pour cellophane. Penser à des cure-dents. Régulièrement. Tous les quinze jours. Aimes-tu Empyrée ? Tu ne me dis rien. As-tu lu un essai qui s’intitule Bouteille à la mer ? Dis-moi ce que tu en penses. Je relis Shakespeare. Aucun rapport. Mais tout de même. Et Eschyle. De pus en plus plongé dans les Grecs.
As-tu vu combien le congrès socialiste a été lamentable ? Qu’en pense le bon Brassard ? Est-il déçu ? Pas fameux, au bout de quatre ans d’exercice du pouvoir d’en arriver là. De plus en plus bas. À bien regarder le monde on s’aperçoit que plus le progrès technique se développe plus les gens deviennent bêtes. Ils se mécanisent. Si les hasards de l’existence les conduisaient au point où il faille vraiment réfléchir sur la destinée ultime de l’homme, comme ils deviendraient simples. Je n(a jamais connu de visages plus rayonnants que ceux de nos condamnés à mort.
À bientôt te lire, ma chérie. Fais-toi ce plaisir de m’écrire. Tu connais la joie que j’ai à recevoir tes lettres. Et raconte-moi tout ce qui traverse ta tête ouverte à tout le bien du monde. Un flot d’images merveilleuses doit se dérouler dans cette cervelle d’ange, aux cheveux bouclés, sur quoi je dépose les hebdomadaires, les quotidiens les horaires baisers symboliques, et toute l’affection multipliée que nous arriverons bien à réaliser pleinement dans la liberté promise.
Mes grandes tendresses. Embrasse Frédéric. Écris. G. g. b.
J.
[1] Pour les jeunes qui n’ont pas connu : avant l’invention du flash, pour photographier une scène dans une pièce sombre on versait de la poudre de magnésium dans une coupelle, on mettait l’appareil sur un pied en pause (ce qui ouvrait l’iris) et on allumait le magnésium avec un allumette, ce qui déclenchait un bref éclair, suffisant pour que la pellicule soit « imprimée ».
[2] Le pianola est un piano automatique ou semi-automatique qui, grâce à un système pneumatique, reproduit de la musique à partir de rouleaux en papier ou en carton perforé. Sa dénomination correcte est “piano mécanique”, mais “pianola” – à l’origine une marque déposée par The Aeolian Company de New York – a rapidement été adopté comme terme générique, toutes marques et tous modèles confondus. Le pianola et le phonographe constituaient – pour ceux qui pouvaient se le permettre – les deux principales sources de musique dans les foyers du début du XXème siècle.
[3] Valentine Hugo, née Valentine Marie Augustine Gross, est une artiste-peintre et illustratrice française. Jean Mamy l’a rencontrée du temps où il fréquentait les surréalistes et les « dadaïstes ».