Dimanche 11 juillet 1948
Ma chérie,
Voici qu’on écrit le dimanche cette semaine, because 14 juillet. J’ai donc le plaisir de t’écrire un jour plus tôt des tendresses à revendre, des flots d’affection, toutes mes amabilités de fête d’été.
Je crois pour moi que le 13 au matin nous serons mal réveillés. Un de mes amis les plus chers, le commissaire R., a vu son dossier de grâce passer il y a deux jours devant qui de droit pour une décision ultime, et nous espérons, mais sans trop d’illusions. Seront-ils deux ? Seront-ils trois ? Ou quatre ? ce matin-là ? On ne leur souhaite plus qu’un beau soleil, et du calme… La vie est infinie. Ils se réveilleront un jour de tant de cruauté.
Pour nous qui avons déjà trouvé tout l’amour de la terre et du ciel et devant qui s’ouvrent les portes d la tendresse, nous pensons à eux, n’est-ce pas ? Et nous apaisons leurs cris.
Je pensais te voir hier, et j’ai trouvé ma charmante maman en belle humeur et bonne santé. Très remontée. Beaucoup moins perdue dans ses textes habituels. Je lui ai donné quelques petites indications pour le prochain colis. Peu de choses. Vois la. Pour nous, nous nous verrons soit samedi prochain, soit le 24. Arrange cela pour le mieux. Tu sais bien que je suis avec toi tous les jours.
J’ai reçu un mot de mon ami Géranton à qui tu as téléphoné. Il me dit des choses très gentilles sur toi, que je savais, mais je ne te dis pas tout ce que je sais.
Comment sera notre maison ? Grande ? Blanche ? Avec des parquets cirés. Devant la mer. Sur le jardin plein de roses. Avec la radio. Et l’orgue. Et la négresse servante. Et la grande salle à manger. Aux cristaux de Bohème. Le petit cabinet de travail. Le boudoir de madame. La bibliothèque. Les huit chambres d’enfant. La piscine.
Et nous passerons des heures en silence. Sans rien dire. C’est là où on se comprend le mieux. À reposer sa tête sur un fond de nuit très bleue, avec des éblouissements de Croix du sud. Au chant des matelots.
On m’a parlé aussi beaucoup d’Océanie ces temps derniers. Mais les cases de Papeete me sembles moins habitables. Quoique… Il faut aimer beaucoup le poisson, les noix de coco, le vin de palme et la pêche au corail, et les guitares hawaïennes.
Tout sauf l’Europe… à laquelle nous avons tant cru et sur qui tout s’acharne, comme si l’on craignait que le vie n’en ressurgisse si puissante qu’elle bouleverse le monde d’un feu total. Celle qui fut la mère de nos rêves, ce continent semé de chefs d’œuvres détruits, mutilés, ce temple aux cicatrices affreuses va à nouveau gémir sous les coups. Deux blocs aussi brutaux l’un que l’autre vont s’affronter par-dessus les peuples las de tant de combats. Pour moi je ne vis plus que dans l’absolu. Rien ne m’intéresse plus que la Beauté, la Bonté totale. Il semble que l’on soit déjà devant l’immense plage sereine. Les flots jouent tranquilles. La paix est revenue au cœur comblé, et l’on peut poser la tête sur une épaule amie, regarder des yeux francs, serrer des mains où ne se cache nulle trahison, rire d’un éclat de joie pure, vivre dans l’extrême simplicité de ceux qui n’ont jamais connu le mal. Tel est la récompense de l’extrême naïveté, ou de l’extrême douleur. Il en est qui parviennent au sommet de douceur sans passer par la fournaise. Tu es de celles là.
Ce soir j’ai parcouru hâtivement un bouquin vaseux d’économie politique, feuilleté un traité sur la famille chrétienne, illisible et barbifiant, et lu avec assez d’intérêt Croisade sans croix de Koestler [1]. Petit romain freudien sur la crise de conscience d’un trotskyste tchèque évadé d’Allemagne en transit par le Portugal (ou la Turquie, on ne sait guère ; je crois plutôt que c’est le Portugal). Cette littérature vieillit à mesure que l’auteur l’écrit. À peine sèche l’encre a déjà des cheveux blancs. Ce n’est qu’une plainte sans intérêt. On se torture, se raconte, se psychanalyse, se dévide, se désosse. Tout est compliqué, les filles sont troubles. Les gars inquiets. Le monde abruti. L’angoisse tenaille le héros, le soule sur des lits d’hôpital ou d’hôtel borgne. Il semble qu’on prolonge à plaisir un cauchemar bien construit. Ce genre de violon aigre plait aux snobs. Il leur faut toujours des alcools frelatés, des stimulants d’ivresse. Mr Koestler se complait dans le pus et le coton hydrophile.
À propos. Envoie du buvard. Et de la saccharine. Et quelques bougies. Et du papier blanc.
Je sors lundi 19 pour aller faire un tour à B.A. Confrontation utile. Puis nous attendrons le résultat des commissions rogatoires nouvelles engagées par le juge dans une quelconque centrale. Et, s’il y a lieu, nous exigerons confrontation. L’affaire en vaut la peine.
D’ici là, la roue tourne, tourne… Très bonnes nouvelles de partout. Il faut absolument aller voir l’aviation. On doit te renseigner curieusement. Et l’on aura peut-être besoin de lui bientôt. Je t’en parlerai au prochain parloir.
C’est bientôt l’anniversaire du grand, du superbe, du magnifique Frédéric. Embrasse-le trois fois. Quatre ans ! Il va falloir rattraper le temps perdu. On fera des quadruplées.
Dix heures ½.
Ma bougie est quasiment fondue et clignote comme une vieille dame. Et mes yeux papillotent. Je vais me fourrer dans le sac et rêver que j’ai ta joue sur mon front.
Tu apprendras demain fâcheuse nouvelle. On ne peut plus envoyer pâte dentifrice et savon du dehors. Or, ceux vendus par la cantine sont des très mauvaise qualité. Nous allons demander à l’administration de faire un effort.
Pour les quelques mois (les quelques semaines peut-être) qui nous reste à passer dans cet hôtel de luxe moyen.
Tes œillets s’ouvrent un par un. Mes yeux se ferment itou. Bonsoir, on t’embrasse. C’est peu dire. On se souvient. Beaucoup. On espère. On projette. On réalisera. Je te réserve beaucoup de surprises heureuses. Et j’ai encore tes yeux mouillés derrière le grillage. Mouillés de feu.
Baisers. Baisers. Grosses tendresses.
J.
[1] Arthur Koestler, né Artúr Kösztler à Budapest, est un romancier, journaliste et essayiste hongrois, naturalisé britannique