JM à JR (Fresnes 48/07/17)

 

Samedi 17 juillet 1948

Ma chérie,

Après une journée étouffante, serré dans une cellulaire [1] chaude, enchaîné, cadenassé, trimballé de cachot à graffiti jusqu’à un bureau couvert de paperasses, et redescendu, cabriolet [2] au poignet, jusqu’au réduit crasseux et grillagé, puis remis en boîte roulante pour retraverser Paris et sa banlieue entraperçus à travers une fente de plaque de tôle, me voici dans cette excellente cellule fresnoise où j’ai la joie d’avoir sous mes yeux la photo souriante de la fille que j’aime dans son cadre tout neuf qu’un  copain gracieux m’a fabriqué.

J’ai trouvé l’excellent colis en rentrant. Tout parfait. Et j’ai doublement pensé à toi. Et demain, sans nul doute, j’aurai une lettre. Et cette nuit, sans nul doute, j’aurai la main dans tes cheveux, d’où je sortirai les peignes et les rubans, histoire de voir comment le cœur bat.

Pour l’instant je suis aussi fatigué qu’après un parcours Paris-Marseille dans le couloir. C’est pourquoi ce soir tu vas m’excuser si je ne bavarde pas trop ? J’ai eu l’imprudence de ne pas commencer ma lettre hier, tout absorbé dans des préparatifs et des notes, et me voici tout courbatu, incapable d’écrire tout ce que je pense. Mais je le pense. Et tu sais bien que je le pense.

Quand on me demande qui est la personne qui trône sur ma table. Je réponds : ma femme. Ai-je raison ? J’ai raison.

Alors je dors sur ton épaule beaucoup plus tranquille encore. J’ai l’impression d’un très grand bonheur qui entre par la fenêtre. Il me semble que tous les ennuis cessent d’un coup. J’ai compris qu’on devait laisser tout le mauvais de son cœur là, sur le talus de la route, et s’en aller, délivré en chantant comme un chemineau si riche de tout. Le mauvais de son cœur ce sont les luttes politiques, les ennemis qu’on s’acharne à repousser, les haines basses, les soucis, les désirs idiots, la vie laide. Si tu savais comme d’une cellulaire les gens ont l’air soucieux, accablés. On les sens mordus par une angoisse sourde. L’avenir n’est pas beau pour ceux qui ont rêvé d’un pays calme. Voilà que l’orage recommence sur l’Europe. Il va falloir se défendre encore, lutter, revenir sur ses pas, renverser les positions de la veille. On comprend que le crâne des pauvres occidentaux en éclate. À force de craindre des invasions de toutes parts, ils en arrivent au désespoir et à la résignation, la pire des maladies.

Mais nous, nous n’y pensons pas du tout. Et je me réserve à la sortie un de ces séjours à la campagne. Au moins un mois de grand air. Du muscle, de la bonne nourriture, et la tranquillité totale.

Ma chérie je t’embrasse. Tout va très bien. La rencontre d’aujourd’hui a été excellente. Me Hayasche, le collaborateur de Flo. me dit que nous ne pourrons plus passer avant novembre pour le moins. D’ici là, je pense qu’il y aura du nouveau.

À samedi ! Je t’embrasse comme il n’est pas possible. Et le Frédéric itou. Bonne nuit. Bonne semaine tranquille. Viens de bonne heure, les parloirs sont plus longs vers 1h½.

Mes gros baisers. Mille fois.

J.

[1] Une cellulaire : (rien à voir avec un téléphone portable !!!). Le fourgon cellulaire (panier à salade en argot) est un fourgon utilisé comme véhicule de police ou de l’administration pénitentiaire, et destiné au transport des prisonniers. Son nom argotique lui a été donné par analogie avec le « panier à salade », récipient grillagé destiné à essorer la salade après lavage. Primitivement, le véhicule de police hippomobile, à claire-voie, qui transportait les prisonniers, les secouait copieusement sur les rues alors pavées des agglomérations.
[2] Cabriolet : entraves au poignet des prisonniers, chaîne passée au poignet des détenus, corde munie de deux poignées qui sert à tenir les malfaiteurs, chaîne de quinze centimètres terminée à chaque extrémité par un bout de bois…