JM à JR (Fresnes 48/07/25)

 

Dimanche 25 juillet 1948

Ma chérie,

Tu n’étais pas dans un de tes meilleurs jours hier. Aucune importance. J’ai de la patience pour deux, trois, quatre… et tu étais fort gentille quand même. Et nous avons abouti à te dérider. Sur le tard, il est vrai. Mais l’essentiel était d’y arriver.

Tu me parais très pleine de ton travail. On doit exagérer de ce côté-là. Tu n’es pas forcée de fonctionner comme un moteur surcompressé, à la disposition d’un patron exigeant (voilà que j’encourage la révolte prolétarienne contre les trusts !)

Tu étais très gentille et toute souriante, et au fond, quand tu veux bien comprendre (mais il faut longtemps) que ta place n’est nullement menacée, que tu ne la partages avec personne (alors qu’il y a quelques années tu avais toi-même accepté une situation de coulisse) ; qu’il y a grand progrès sur notre intimité d’avant 44 ; que la « Libération » nous a, en somme, apporté beaucoup ; que les choses sont devenues nettes ; qu’il n’y a point sujet de se tourmenter à propos de personnalités disparues de la scène sentimentale ; qu’il n’y a donc point à revendiquer ce qui est déjà acquis ; qu’il convient de s’asseoir sur la place ainsi déblayée et d’y construire le plan du futur ; que nous avons tout lieu de nous en réjouir ; que nulle ombre ne saurait nous inquiéter ; qu’en conséquence les discussions sont superflues ; que dorénavant elles seront interdites ; que le passé étant ce qu’il est, c’est-à-dire, une fiction dépassée, il ne reste plus qu’à considérer la réalité d’aujourd’hui ; que celle-ci étant parfaitement adaptée à nos désirs communs, il convient d’en préciser la forme aimable ; que les parloirs sont faits pour nous sourire mutuellement à travers la grille, et à nous regarder béatement d’un œil contrit ; que je t’ai trouvée parfaitement assortie à mes espérances ; que tout ce que je te demande est important ; que tout ce que tu me demandes est consenti d’avance ; que je réfléchirai au moyen de te donner des assurances encore plus formelles, que tout va très bien – quand tu veux bien comprendre cela – et tu le veux bien – le soleil réapparait sur terre – témoin aujourd’hui.

Je suis persuadé que tu as passé une journée délicieuse.

Pour moi, j’ai encore avancé un peu les travaux en cours. Et je me suis occupé de métaphysique. C’est très reposant, parce que très actif. On perd le contact avec le monde. Ouf ! Plus de soucis ! Plus d’ennemis ! Plus de lourdeurs ! Plus de péchés ! La pureté pure ! Voudrais-tu être une Marie-Madeleine ? Bien lavée de tout ? Consentante au sublime ? On ne te demande qu’une chose : c’est d’avoir la gentillesse d’un tout petit enfant.

Quelle sauvage tu fais ! Prétendre ne pas m’accompagner au concert ! Ni à l’Opéra ! Ni partout ! Je regrette mais les fonctions de maîtresse de maison seront parfaitement absorbantes. Et il se peut que nous ayons pour le moins trois dîners par semaine, plus d’autres réceptions. Tout cela très simple, intime, mais très raffiné.

Bonsoir petite fille. J’ouvre mon manuscrit de l’Oreste. On va faire parler les Euménides [1]. Et puis avant de dormir nous relirons Shakespeare. Je pense à toi avec beaucoup de calme pour que tu sois moins nerveuse, moins timide, moins effrayées, beaucoup plus sûre de tout. Il faut vivre dans la plénitude. Gros baisers.

Lundi 15h.

Bien reçu bon colis. Attention

  1. pas de bougie la semaine prochaine.
  2. étant donné circonstances, calcule avec ma mère que mon colis doit être valable pour 13 repas par semaine (le 14ème étant fourni par l’hôtel). Cela vous donnera la valeur approximative de la quantité à calculer par tranche de viande ou 2 œufs. J’en parlerai à ma mère samedi prochain. Ne l’ébouriffe pas avec des chiffres trop gros pour elle. La nourriture de la maison n’est plus supportable. Il serait temps qu’on nous remette au vert.
  3. pas de boîte de conserves. On les ouvre immédiatement ce qui force à les consommer illico. Pense plutôt à des poissons salés (morue, haddock etc…) qui sont toujours bienvenus. J’ai remarqué que c’est avec ces morceaux de bestiole qu’on tient le mieux. Itou des pâtes (indéfiniment), itou du riz, itou du flocon d’avoine. Inutile de mettre tomates fraîches, on en vend à la cantine. Itou des pruneaux. Itou de tout ce qui est sec et de conserve non en boîte. Itou de la poudre d’œuf. Itou des bananes séchées. Itou du tapioca.

J’ai un peu honte de te parler de tout ça. L’effort est si grand de ta part et de celle de ma mère pour me soutenir depuis 4 ans. Et c’est toi qui supporte le plus. Mais à qui confirai-je mes petits soucis. Encore quelque temps et nous allons toucher le rivage de sécurité pour repartir d’un pied neuf. Il semble très sérieusement que nous soyons bientôt au bout de l’épreuve. Encore un peu de patience et de travail.

Le soleil est brillant sur le bord de ma fenêtre. Je vais la draper d’une couverture et me plonger dans Eschyle, c’est-à-dire m’inspirer du vieux petit thème commun pour pousser mes propres accords. On t’embrasse. À ce soir.

20h.

Ce soir on t’embrasse. À tout à l’heure. Car nous t’avons toujours avec nous. Nous ne nous séparons point de notre dulcinée, et nous rêvons pour elle de conquérir tous les [2 mots indéchiffrables] du monde.

La journée a été chaude. Je suis un peu fourbu. Pas d’eau. Les conduites ont claqué depuis hier. On coltine des cuvettes. Je crois que je vais me coucher.

Bonsoir chérie. Je ne continuerai l’Oreste que demain. Ce soir on va lire Shakespeare (La tempête). Regarde chez Gibert si tu trouves un exemplaire très banal et peu cher des Illusions perdues de Balzac. Ne cherche plus La Clef des songes demandée. Elle est retrouvée.

Embrasse Frédéric. Et regarde-toi dans la glace. Tu vois la petite personne toute mignonne qui roule des yeux doux. C’est celle que j’aime.

Gros Baisers.

J.

[1] Le procès d’Oreste, mis en scène par Eschyle dans le dernier volet de sa trilogie tragique, Les Euménides, tient une place à part dans l’imaginaire athénien, car il est censé être le tout premier procès décidé par une assemblée plurielle, convoquée ad hoc.