JM à JR (Fresnes 48/07/26)

 

Lundi 26 juillet 1948

Petite Jeannette chérie,

Lundi 17h30 [1]

Ce lundi, je dois me dépêcher d’écrire un mot pour le faire partir par le courrier, car je n’ai pas pensé à toi du tout, tout le long de la semaine, et je n’avais rien à te dire, mais rien, sauf des riens… mais quels riens ! De ces riens qui sont tout. Et voilà pourquoi après une journée très compète passée à compter des bordereaux de tabac, à gravir des étages, à dépouiller mon colis, à établir des listes, je reçois paisiblement le soleil couchant sur ma table dans le silence enfin revenu. Tes fleurs font de grandes ombres sur mon papier et j’intercale mes pattes de mouche entre de longues trainées violettes où transparaissent les agglutis de mon courrier et la plaine mordorée du papier blanc léché par des rayons qui sont bien tendres, aussi tendres que des bras autour du cou, si j’en crois mes souvenirs, ou si j’en interroge l’avenir. Voilà que les rêves de printemps tourmentent les momies. Il faudra tout à l’heure rouvrir les livres aux textes sereins pour retrouver l’admirable sérénité qui détruit l’impatience et nous démontre qu’aux yeux de l’éternité mille ans sont comme un jour.

J’ai bien reçu ta lettre remplie de vers de Rostand, gribouillés comme de juste par un contrôle implacable car les vers sont interdits. Ne m’en envoie donc plus. Tes lettres risqueraient d’attendre au « vestiaire ». Je ne les retrouverai qu’à la sortie, où elles auraient le goût délicieux des fleurs fanées ; mais pour aujourd’hui, mieux vaut respirer nos fleurs fraîches. Les pavots que tu m’as envoyés sont remplis de choses si tendres que mes yeux ont peur de les blesser en les regardant trop. Ces pistils si compliqués, chargés de suc, plein de promesses latentes et concentrées, le délicieux lavis des pétales à travers quoi le soleil brûle un à un ses derniers charmes. Voici qu’il disparaît derrière le toit comme un dieu antique s’enfonce dans la mer. Dans quelques secondes je pourrai regarder sans être ébloui la place où il semblait ronger le ciel avec une puissance telle que l’air s’en trouverait ému, blanchâtre, teinté d’or furieux. Et voici l’ombre descendue sur le bouquet, plus intime, avec les yeux de Jeannette dans chaque pétale. Elles tremblent déjà, si étonnées d’être soudain délaissées par l’amour chaud qui les étreignait encore. Leur flamme s’abaisse comme leur tête. Il ne leur restera plus cette nuit, jusqu’au matin, qu’un immense souvenir de lumière.

Je reprends ma lettre après une heure, nombre de personnes ayant défilé chez moi et m’ayant interrompu. Il faut une sacrée patience pour éliminer les gêneurs. Et ici ils sont nombreux. Chacun vient demander les conseils les plus bébêtes pour son cas, ou pour glaner quelques renseignements et en ce moment je suis obsédé par un personnage planté devant ma table qui ne veut pas démarrer et ne me laisse pas écrire tranquille. Ouf ! Il est parti.

Voici que les fleurs se ferment. Comme les yeux pour garder les souvenirs. Tant de soleil encore sur ma table où maintenant le crépuscule pèse de plus en plus en plus avec ses ombres, ses froideurs, ses tièdes relents. Dehors les voix montent hors des centaines de cellules où les souffles d’une jeunesse ardente liment les barreaux. Il ne restera dans leur esprit qu’une aventure extraordinaire qui a marqué leurs premiers pas virils d’une empreinte indélébile. A vingt ans j’ai éprouvé en mon temps toutes les déceptions du théâtre, toutes les vicissitudes de la dernière après-guerre. Plut au ciel que j’ai fait plus tôt de la prison politique mais ceux qui jusqu’ici gémissaient à travers les barreaux n’y étaient guère pour le bon motif. C’étaient des destructeurs. Aujourd’hui la partie est différente. Et les honnêtes gens apprennent à devenir révolutionnaires. Quelle leçon. Rien ne décrasse l’esprit bourgeois qu’un bon séjour en geôle. Tous les préjugés se brisent quasi instantanément. Le souvenir des menottes passées nous évitera à l’avenir de dangereuses illusions sentimentales, des générosités qui sont autant de faiblesses. Nous avons été au dessous de notre tâche. Il fallait des hommes plus blindés pour pouvoir crever l’abcès et dans un certain sens nous sommes responsables de n’avoir pas évité cette imaginable catastrophe qui a conduit la France à la ruine totale. Pour la relever, si cela est possible, il faudra une volonté d’acier, un esprit d’une intensité absolue, d’une rigueur et d’une largeur de vues rares…

Voilà que je recommence à bavarder politique et Jeannette préférerait qu’on lui fit du roman. Avec des dentelles autour de l’oreiller, avec des mots doux dans les oreilles, avec des caresses dans les cheveux et des émerveillements dans la contemplation d’harmonies douces. Voilà qui me changerait d’avoir un vrai lit, un vrai matelas au lieu d’une paillasse sur le plancher. Le seul avantage que j’ai est de m’enfouir dans une peau de mouton que des mains aimées ont enveloppé précieusement. Et c’est par là que je te rejoins souvent avec précision, me disant qu’il n’est point d’absence et que d’ici peu je sens le souffle de ton sommeil avec tout ce qu’il enveloppe de raffiné et de charmant. Ô pure fillette aux yeux naïfs ayez patience. Tous les printemps reviendront et nous les déviderons en chapelet. Mais pour ce, faut-il ne point troubler les guerriers qui doivent livrer leurs plus grands combats. Avant les tournois les dames doivent ceindre les chevaliers de leur écharpe, et c’est tout. J’aurai d’ici quelque temps à vaincre quelques démons et asséner quelques bons coups de lance à des pervers (aux dernières nouvelles je ne pense pas passer avant juin au moins. La dernière séance s’est déroulée dans une atmosphère favorable et calme. J’ai pu exposer vraiment le fond de ma pensée. Et on sent que les évènements tournent si vite qu’il apparaît que ce qu’on nous reproche pâlit de jour en jour. Peut-être serons-nous un jour non plus des arriérés mais des précurseurs !)

Voilà tout pour aujourd’hui. Tout non. C’est-à-dire que rien n’est contenu dans cette lettre, sauf des mots. Dans la mesure où les mots sont des fruits, tu voudras bien en goûter la substance. Et à travers ces mots retrouver le fil qui les guide, les assemble, les enchaîne, en font le collier dont j’aime à parer ton cou, la ceinture qui te prend la taille, la chaîne d’amour que je prétends te mettre au poignet, tout comme un garde républicain mène sa victime chez le juge. Mais notre juge n’est-il pas l’irrépressible, l’exhaustible, le merveilleux infini quotidien qui ne juge point mais encourage. A samedi te voir et prendre ta main avec ma douceur tempérée encore par l’obligation où nous sommes de nous soumettre à travers les barreaux aux conventions officielles ! Dors en toute sérénité, toi et l’ange.

J.

[1] Cette lettre, probablement écrite le lundi 26 juillet 1948, n’est pas identifiée par son matricule ni tamponnée par le visa de la censure.