JM à JR (Fresnes 48/08/02)

 

Lundi 2 août 1948

Ma chérie,

Bien reçu ta bonne lettre et le parfait colis. Voilà des colis modèles reçus jusqu’ici. Tout y est calé au mieux. Je te félicite ainsi que ma mère. Pas de poids inutile. Tout ce qu’il faut. Absolument parfait.

Merci d’avance pour les bouquins. J’écrirai à Phil jeudi et compte bien te voir samedi. Sans faute. Dis le à ma mère avec autorité.

Pour Leconte de Lisle c’est parfait. Mais que tout est cher. Je suis stupéfait. On nous vend ici en cantine 76 F le kg de tomates et 25 F l’œuf dur. C’est ahurissant. Inutile de te dire qu’on ne peut plus rien acheter, que des allumettes et de temps en temps un pot de moutarde. Les 1000 F par mois qu’on m’envoyait il y a trois ans devraient pour le moins être multipliés par trois. Je m’en passe du reste aisément ayant acquis des habitudes de sobriété absolue. On arrive à vivre de fort peu de chose, et on se sent moins lourd. Bien que pour mon cas, une tasse d’eau, un morceau de pain, me fassent encore engraisser. C’est désolant.

Bien entendu, ne te préoccupe plus des Illusions Perdues. J’aurai toutes les occasions de les lire dans une bibliothèque. Je crois que si je veux reconstituer la mienne, il me faudra des millions (il est vrai que c’est si peu de choses en ce moment).

Excuse ma mère de sa naïve intempérance quand elle parle à tort et à travers de personnes qui te déplaisent. Mais tu n’as rien entendu. N’est-ce pas que mon pasteur est la bonté même ! Le dévouement chrétien en personne. Il me réconcilie avec une certaine humanité (une toute petite partie, celle des élus, si rares).

Pour tes vacances, bien sûr il faut aller là où on te propose. Manger de l’air. Mâcher de l’herbe. Vous rouler dans le soleil. Et faire des photos ! A propos… et ma collection ?

Pense aussi à la « bouteille » dont je t’ai parlé. Si tu peux me la procurer pour la fin du mois… Je n’ose pas dire pour la fin de la semaine.

J’ai terminé la première mouture de l’Orestie. Il ne me reste plus qu’à réviser. J’aimerai comme demandé avoir un exemple des B. d’or, avec tous les rajouts. Est-ce que cela t’est possible ? Sinon ce sera pour septembre.

Sais-tu que les affaires marchent très bien. Laisse ton adresse à la personne qui doit te téléphoner pour l’histoire que tu sais. Ne manque pas samedi de me demander son téléphone. S’il y a lieu vous prendrez rendez-vous samedi soir ou dimanche matin. Car cela peut être urgent.

Je pense qu’août ou septembre apporteront de gros changements dans la situation internationale qui influeront sur notre condition. Nous en parlerons samedi. Il se peut que les choses soient dans un tout autre état en octobre. Il nous faudra aviser pour la manœuvre car les heures vont compter double. J’espère bien ne pas manquer ma promesse de Noël. Il n’y a plus de raison.

Les fleurs sont ravissantes. Comment s’appellent-elles ? On aime savoir le nom des personnes qu’on introduit dans sa chambre à coucher. Il est vrai que les pauvres peuvent se plaindre d’être reléguées souvent à la cuisine qui sert aussi de bureau, et de salle de culture physique, sans oublier de sanctuaire.

22h.

Bougie. Atmosphère romantique. On pense à toi comme la plus menue des étoiles qui tient toute la place de la lorgnette. Tu es très jolie dans ton petit cadre.

Les fleurs sont de plus en plus belles. Mais comment s’appellent-elles ?

Je t’embrasse. Bien plus. Je passe la main dans tes cheveux. Bien plus. Je te raconte l’histoire merveilleuse qui ne finit jamais, et pour cause. A samedi. Mes gros baisers, chérie.

J.