Dimanche 8 août 1948
Ma chérie,
Et bien le dernier parloir, bien que court, était parfait. J’ai eu l’impression que nous nous comprenons parfaitement dans le calme qui convient. C’est-à-dire que plus rien ne s’élève qui puisse être un doute quelconque qui aurait pu encore différer une harmonie aussi totale. Je t’aime beaucoup comme cela, toute tranquille, heureuse, négligeant toutes les opinions humaines et t’attachant au réel, et n’ayant pas la moindre inquiétude sur notre accord. Nous nous entendons très bien. Le présent comme l’avenir sont garantis.
Pour l’instant de quoi s’agit-il ? Pour toi de reprendre quelques kgs et de détendre tes nerfs trop secoués par la vie de Paris. C’est-à-dire qu’il faudra envisager ton travail avec plus de calme, dominer davantage les forces égoïstes qui prétendent agir sur toi comme sur un moteur à leur convenance, échapper à ce magnétisme des individus qui sont fort aise de trouver personne aussi dévouée à leur disposition. Nous allons te libérer de trop de contraintes. Faire cure de repos, sommeil et nourriture saine. Et joue avec le fils. Voilà de la belle vigueur à dépenser. N’oublie pas l’appareil de photos.
Est-ce que l’on a retrouvé la bouteille égarée dont tu m’as parlé ? Donne-moi tes impressions sur l’objet.
Demain nous verrons un peu plus clair dans la politique générale. Et cette semaine est également grosse de conséquences. Il semble bien que tout va se décider rapidement. Souhaitons-le. Pour moi, comme tu l’as constaté, le moral ne change pas. Depuis le premier jour (il y a bientôt quatre ans) j’ai déclaré que je croyais avoir eu raison d’adopter cette attitude, nonobstant toutes les violences en cours. Aujourd’hui, l’épreuve étant déjà largement traversée, je persiste à dire que nos idées étaient les meilleures et que tout prouve qu’il faut résoudre les problèmes politiques par l’autorité. On verra peut-être encore quelques jours très durs et puis tout se vérifiera. Et nous finirons bien par aborder un rivage paisible.
Tu te plains que je n’écrive plus autant. Il me souvient que j’ai déjà traité beaucoup de sujets. Celui de notre maison future. Celui de notre passion future pour les concerts et les expositions de peinture< ; Celui de notre travaux de demain. J’ai déjà tout imaginé, sauf l’immense bonheur que nous aurons à regarder paisiblement le chemin étroit dans lequel il faut s’engager d’un pied très sûr pour monter à la hauteur respirable. A mesure que se déroule l’existence chaotique de l’homme mortel, on se perd à désirer de plus en plus la stabilité, la sérénité, l’immortalité métaphysique, le sens de l’infini, la joie d’être délivré du quotidien, tout le don précieux d’une existence qui se manifeste par bouffées sur ce plan, mais nous apprécions déjà l’avant goût. La prison, en ce sens, a été pour moi une leçon nécessaire. Je n’aurais pas appris ce que je sais, si je n’avais été mis dans l’obligation de réformer la nature charnelle. Il a fallu monter beaucoup plus haut que toutes les petites passions humaines, et l’expression est profondément enrichissante, si on sait en tirer l’enseignement.
Et puis j’ai appris ici à travailler sans relâche à une table, comme aussi à imaginer mon travail pour ce qu’il devait être : l’expression d’un plus haut soi-même/. Il fallait bien réagir contre la condition matérielle affreuse dans quoi la haine publique voulait nous engloutir. Je puis dire qu’au bout de quatre ans je suis de plus en plus intact car, à l’encontre de ceux qui hurlent au dehors, j’arrive, non point à oublier, mais à comprendre comment on peut surmonter et nier la réalité des conditions méchantes. Pour nous qui avons compris la présence constante d’un Esprit absolument divin, nous pourrons dire que nous avons été bien avisés. Et dans cette expérience, l’affection et le dévouement dont tu m’as entouré et toute la révélation de ton amour sont aussi la marque de cette bienveillance. Car tu fait partie de la joie qui se révèle à mesure qu’on découvre un univers de paix.
Les fleurs que tu n’aimes pas, et que j’aime, sont là qui sèchent sans se faner. Ne seraient-ce pas des immortelles ?
Bonsoir ma chérie. Je suis avec toi. D’autant plus que je crois, à ce dernier parloir, que nous avons tous deux monté une marche, la main dans la main.
Lundi 19h.
Bien reçu colis et la lettre et mandat, pour lequel j’ajouterai malgré la défense un gros merci supplémentaire. Tu es mieux que gentille, plus que dévouée. On ne te fera pas de compliments pour ne pas choquer ta modestie mais on pensera de toi des choses exquises et surtout à te récompenser, pour l’instant, en affection profonde.
Vu également que la bouteille était retrouvée. Bien. Et que tu avais pris contact avec la dame. Bien.
Beaucoup apprécié ton chapeau. L’avais déjà vu sur les photos et particulièrement remarqué.
Beaucoup travaillé aujourd’hui. Assez content. Peu à peu l’œuvre prend forme. Pour la première fois je commence à m’intéresser vraiment aux Grecs. Peut-être écrirai-je un Ulysse. Mais avant j’ai dans la tête deux pièces de théâtre modernes (dont l’une se passe après la mort entre gens qui n’ont pas du tout l’air mort mais qui ont traversé l’épreuve comme on passe sur la rive d’en face) et aussi la réfection de tous les petits contes pour enfants dont j’avais eu l’idée et qui me paraissent devoir être complètement réécrits. Il était une période où je bêtifiais, croyant de bonne foi que pour être pur il fallait écrire de la littérature de patronage. Les résultats sont désastreux. Je crois qu’il faut parler aux enfants comme à de très grandes personnes et que ce sont les très vieilles gens à qui il faut parler comme à des enfants au berceau. Les enfants, du reste, détestent les kili-kili et aspirent le plus tôt possible à un langage mâle. Ma famille était particulièrement idiote avec ses manies stupides de dodeliner du museau devant les poupons et de les agacer avec des onomatopées. Nous sortirons de la période du chouchou à la mémère pour écrire des merveilles de naïveté en style précis, avec des subtilités de polytechnicien.
Je t’embrasse, ma petite fille chérie, comme il n’est pas possible d’espérer plus de tendresse et j’ai foi dans l’avenir prochain. Les portes s’ouvrent devant nous. Pas glorieusement mais avec une lenteur prudente. Déjà beaucoup de mes camarades sont dehors. Les plus chargés ont vu leur peine réduite. Nous allons au devant de solutions qui permettront de réduire rapidement l’abcès. On nous donne de tous côtés le meilleur espoir. Mais nous avons davantage :la certitude métaphysique qui est toute la certitude. Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ?
Le temps est encore orageux. Je souhaite que tu trouves en Saône et Loire plus de fraîcheur qu’ici. Et puis la volupté d’un espace vaste sans barreaux. Impression curieuse de se trouver à l’air libre. Il est vrai que tu ne connais pas la cage. Au bout de quatre ans on a tellement les barreaux dans l’œil qu’on n’imagine pas un paysage qui puisse s’ouvrir devant soi sans contrainte. Et il me semble que si je sortais, je tendrais mon poignet à mon voisin de métro pour qu’il me passe le cabriolet. Mes gros baisers, fille chérie. Et à te lire beaucoup et écrit très fin, avec des fleurs piquées dans les lettres. Je t’aime.
J.